Intervention de Jean-Louis Touraine

Réunion du mardi 6 novembre 2018 à 18h25
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Touraine, rapporteur :

Ayant travaillé plus de cinquante ans dans cette activité, je serai aujourd'hui, en quelque sorte, juge et partie. Comme l'ont souligné les intervenants, le cadre législatif paraît aujourd'hui complet et équilibré. En revanche, les pratiques restent insuffisantes. En dépit du dévouement et de la compétence des professionnels de santé, nous n'atteignons pas l'efficacité escomptée. Cela tient dans certains cas à des moyens inappropriés ou insuffisants. À titre d'exemple, les salles d'opération peuvent être difficilement accessibles durant de longues heures, faisant perdre des chances de prélèvement ou de transplantation. Une enquête récente révèle en outre que certains CHU ne pratiquent pas d'astreinte pour les prélèvements et les transplantations.

La formation doit également accomplir d'importants progrès, en se focalisant en particulier sur les jeunes générations, qui sont l'avenir de cette activité. La formation doit intégrer le fait que la transplantation est devenue une activité banale, régulière. L'état d'esprit pionnier des débuts n'a plus lieu d'être. La transplantation doit désormais faire partie du travail quotidien et gagner en efficacité. Elle doit faire l'objet d'une formation théorique et pratique, et s'attacher à lever certaines ambiguïtés. Je suis ainsi frappé qu'il persiste souvent une confusion complète entre le prélèvement et l'accompagnement au deuil, pouvant causer in fine une absence de prélèvement. Bien évidemment, une famille endeuillée a besoin d'être accompagnée. Cependant, la mise en oeuvre du prélèvement et le soutien psychologique apporté aux proches du donneur décédé sont deux volets totalement distincts.

Nous avons également observé, lors de la mission « flash » que j'ai conduite il y a quelques mois pour la commission des Affaires sociales, que les contacts étaient rompus entre les équipes de prélèvement d'une part, de transplantation d'autre part. Cette dichotomie a été organisée intentionnellement dans un premier temps, pour éviter les collusions. Aujourd'hui, un fossé sépare ces entités. Or, comment une équipe de prélèvement peut-elle entretenir sa motivation si elle ne rencontre jamais ni les malades transplantés, ni les patients en attente d'un organe ?

Nous partageons manifestement tous le même constat sur les difficultés que rencontrent les activités de prélèvement et de transplantation. Je vous invite à nous aider à trouver des solutions pour y remédier rapidement. En effet, bien que le nombre de transplantations ait augmenté ces dernières années, pour atteindre 6 105 en 2017, la tendance est à la baisse en 2018, alors que les listes d'attente sont de plus en plus longues. Certes, les solutions relèvent davantage du champ réglementaire et de l'exécutif que du domaine parlementaire et législatif. Nous pouvons néanmoins profiter de nos rapports pour recommander des mesures et des bonnes pratiques.

La durée d'attente d'un rein, qui peut atteindre cinq ans, est excessive. Elle est probablement sous-évaluée si l'on tient compte des patients qui sont retirés des listes d'attente car ils sont considérés comme devenus non opérables, sans compter les 590 patients inscrits sur ces listes qui décèdent chaque année. La première cause de mortalité est l'absence de transplantation, et non une complication médicale consécutive à la greffe.

Monsieur Rogier, vous avez évoqué des disparités régionales importantes. Elles sont particulièrement flagrantes entre la métropole et l'outre-mer. La Réunion, où la proportion d'insuffisants rénaux est deux fois et demie supérieure à celle de la métropole, a ainsi cessé toute transplantation rénale pendant un temps. Elle a repris cette activité, mais uniquement dans le cadre de prélèvements sur des cadavres, en très petit nombre. Nous pouvons pourtant imaginer que dans cette île, les familles, vivant en proximité, se montrent favorables au don d'organes. Notre organisation est ici prise en défaut. De même, en métropole, nous pouvons nous étonner que le nombre de prélèvements soit identique entre Toulon et la ville pourtant bien plus peuplée qu'est Marseille.

Comment inciter les établissements à adopter des démarches plus efficaces ? Faut-il jouer sur le levier de la motivation, y compris auprès de l'administration hospitalière et des agences régionales de santé (ARS) ? Les directeurs d'hôpitaux pourraient-ils être davantage évalués au regard du dynamisme qu'ils insufflent à l'activité de prélèvement et de transplantation ? Qu'en est-il des praticiens ? Comme vous l'avez très justement souligné, il suffit qu'un des maillons de la chaîne s'affaiblisse pour que l'ensemble défaille. Or cette activité repose sur la coopération de multiples intervenants. Des aides humaines et matérielles supplémentaires sont-elles nécessaires ? Mes investigations révèlent que de nombreux services se disent confrontés à une insuffisance de médecins et à des problèmes matériels qu'ils ne peuvent résoudre localement. Peut-être ces services ont-ils besoin d'un soutien national, de la part de l'Agence de la biomédecine par exemple, pour revendiquer l'attribution d'aides matérielles susceptibles de lever des blocages.

Peut-être faut-il également réfléchir au soutien dont ont besoin les proches des donneurs cadavériques. Je ne prétends pas que nous devions reproduire l'approche espagnole, où l'aide matérielle proposée à la famille du donneur représente une incitation certes efficace, mais discutable sur le plan éthique. Pour autant, un soutien psychologique prolongé, doublé d'une aide dans l'accomplissement des formalités administratives, paraît nécessaire.

Les taux de non-prélèvement restent aberrants, même s'ils ont régressé. Un amendement déposé en 2016 lors de l'examen de la loi de modernisation de notre système de santé a permis de clarifier le principe du consentement présumé au don d'organes. Il a contribué à réduire le nombre de refus, mais dans des proportions insuffisantes. L'Agence de la biomédecine évalue le taux de refus à 30 %, mais en incluant dans la base les cas qui ne seraient pas médicalement acceptés. Si l'on considère le seul ensemble des donneurs potentiels, ce taux atteint 45 %. Les enquêtes d'opinion révèlent pourtant que seuls 10 % à 15 % des citoyens sont personnellement opposés au don de leurs organes. C'est dire la marge de progression qui s'offre à nous.

Notre récente mission a révélé que la loi n'était pas pleinement appliquée. Ainsi, la principale cause de non-prélèvement avancée, celle du « contexte peu favorable », n'est prévue ni dans la loi, ni dans le décret d'application. Aucune définition n'est donnée de ce « contexte ». S'il s'agit de l'opposition farouche d'une famille, ce motif est parfaitement respectable. Il est néanmoins assez rare. Madame et messieurs, comment pouvons-nous vous aider à traduire l'esprit de la loi dans les pratiques ? Comment combattre la frilosité qui prévaut depuis la loi du 22 décembre 1976 ? Rappelons que son initiateur, Henri Caillavet, postulait la solidarité et le soutien entre les personnes venant de décéder et les vivants ayant besoin de recevoir un organe. L'immense majorité des Français est favorable au prélèvement d'organes, tous les groupes d'opinion le sont également, mais nous butons sur des questions d'application pratique.

Madame Kessler, vous recommandez la mise en place de chaînes de donneurs vivants. Il est vrai que notre pays a souffert, pendant quelques décennies, de l'influence de militants opposés au principe du donneur vivant, oubliant que cela entretenait une pénurie d'organes et privait les greffes des meilleurs résultats possibles. L'argument selon lequel le prélèvement sur donneur vivant ferait peser une pression psychologique sur celui-ci me semble discutable. En effet, quiconque compte un malade parmi ses proches est en proie, de fait, à une pression psychologique. Il ne revient pas au médecin de protéger les individus contre l'amour, l'aide et la solidarité qu'ils souhaitent manifester à leurs proches. Cette erreur a enfin été rectifiée, certes tardivement, et nous devons maintenant rattraper notre retard. La chaîne de donneurs est probablement la solution la plus efficace en la matière. En réponse à votre interrogation, Mme Kessler, sachez que les dons croisés ont été limités à deux paires car on considérait qu'ils devaient être effectués simultanément, de sorte qu'aucune des parties ne puisse être lésée. Force est de constater que ce dispositif ne fonctionne pas. Ainsi que vous le recommandez, il convient d'instituer une chaîne de donneurs et de receveurs. Peut-être un donneur se désistera-t-il occasionnellement. Mais si la chaîne est amorcée avec un donneur supplémentaire, elle parviendra à se maintenir. Une fois encore, nous vous invitons à nous faire part de toutes les pistes susceptibles d'améliorer cette situation.

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