Bonjour et merci de votre invitation.
Mon exposé portera sur les problèmes qui se posent à l'enfant relativement aux techniques que vous venez d'évoquer. Ce sera mon fil rouge, en tant que pédopsychiatre ayant depuis près de vingt ans une expérience dans ce domaine, à la fois par le biais de l'adoption, de l'AMP et dans le cadre d'entretiens que j'ai pu mener avec des candidats au don de sperme et d'ovocytes au sein des centres d'étude et de conservation des oeufs et du sperme (CECOS). Je précise que nous avons été la toute première consultation à travailler sur les problèmes de filiation, à l'initiative du professeur Soulé, lui-même ayant travaillé avec Mme Simone Veil.
L'expérience clinique accumulée depuis vingt ans nous montre, dans le champ de l'AMP et de l'adoption, qu'il existe des filiations plus à risque que d'autres. Mon propos n'est évidemment pas prédictif, mais préventif.
Nous avons tout d'abord pu observer, au fil de ces deux décennies d'expérience clinique, à quel point la filiation en tant que telle, dans une famille n'ayant recours ni à l'adoption, ni aux techniques d'AMP, était parfois complexe et difficile. Je puis vous dire, pour intervenir en tant qu'expert auprès des juges aux affaires familiales et des juges pour enfants, qu'il existe des situations déjà très compliquées dans des configurations familiales « classiques ». L'enfant est en effet un révélateur de problématiques personnelles, de couple, familiales, y compris au niveau intergénérationnel, qui n'étaient pas visibles auparavant et demeuraient masquées par un simple désir d'enfant. L'enfant peut mettre en lumière des points soit d'ouverture, soit de fermeture. Les échecs filiatifs ne sont donc pas réservés aux filiations adoptives ou par AMP. Ils se traduisent par le fait que l'enfant manque de fondations, de fondements pour se construire et risque des dérives graves et sévères, telles que des dérives psychopathiques, une désinsertion scolaire ou des difficultés à reconnaître son père et sa mère comme tels.
Ne pas être reconnu comme fils ou fille, ou ne pas reconnaître ses parents comme père et mère, est l'un des échecs les plus importants de la filiation, dans les cas d'adoption comme de recours à l'AMP. Au fur et à mesure de cette expérience, je me suis ainsi aperçu que le fait de se construire une filiation n'avait rien de naturel. La filiation est de l'ordre de la construction et n'est pas un élément donné. L'une des premières conclusions sur lesquelles nous avons été amenés à travailler est le fait que transformer un enfant de la science en son enfant ne va pas de soi. Diverses problématiques et difficultés se posent au cours de ce processus. La raison en est simple : à partir du moment où le tiers médical intervient, il occupe une place particulière dans la psyché tant du père que de la mère. Ce tiers médical qui, comme le tiers social dans le cadre de l'adoption, intervient dans le cheminement vers l'enfant, va en tant que tel avoir des effets psychiques, aussi bien dans la psyché des parents que dans celle de l'enfant. L'un des exemples de cet impact psychique est le fait que, dans le cadre de procédures d'AMP avec don de sperme, certains couples ne parviennent pas à s'approprier ce don venant d'un patrimoine extérieur et n'arrivent pas à faire comme si les gamètes venaient de l'homme. Cela peut alors conduire à une idéologisation et à une amplification du rôle du donneur biologique, qui va prendre toute la place dans la psyché maternelle et paternelle. Cela fait partie des mécanismes qui empêchent l'homme comme la femme de se considérer respectivement comme vrais père et mère de l'enfant et qui sont responsables des échecs filiatifs dans le domaine des procréations par AMP. Bien évidemment, l'existence de ce mécanisme psychique délétère ne sous-entend pas qu'il conviendrait à l'inverse de faire comme si le don n'avait pas existé : il faut pouvoir s'approprier ce don de façon à se positionner comme père et mère par rapport à l'enfant. Si une femme considère par exemple le donneur de sperme comme le vrai père de l'enfant, en raison d'une valorisation, d'une idéologisation du lien du sang, cela se fera au détriment de son conjoint, si bien que l'enfant risquera de se retrouver sans filiation psychique. Il convient bien entendu de différencier ici la filiation psychique de la filiation biologique et juridique.
Comment fonctionnent ces filiations ? Il existe, dans l'adoption et dans l'AMP, des mécanismes communs, visant à réassocier au sein du couple ce qui a été dissocié soit par le social, soit par le biologique. La capacité d'un couple ou d'un enfant à réassocier ce qui a été dissocié est une clé de la réussite. Or il existe dans l'AMP plusieurs types de dissociations : dissociation temporelle, dissociation de la sexualité et de la procréation, dissociation des dons. Dans les cas où tout se passe bien, ces éléments sont réassociés : l'enfant peut ainsi se construire une « scène originaire », à la base de sa création par le couple, et faire comme s'il était issu de cet homme et de cette femme qui ont eu recours au don de sperme, d'ovocyte ou d'embryon. Avec cette scène originaire, qu'il va fantasmer, imaginer, il saura qu'il vient d'un ailleurs d'un point de vue biologique, mais il aura la capacité psychologique de se réoriginer, c'est-à-dire de renaître au sein de ce couple-là. Les situations dans lesquelles les couples ne parviennent pas à ne pas valoriser le lien du sang et se vivent comme des parents de seconde catégorie conduisent aux échecs classiques de filiation et à des enfants qui, une fois devenus adultes, souffrent de leurs origines et demandent la levée de l'anonymat des donneurs de gamètes. Cela a été illustré, dans le domaine de l'adoption, par la création du Conseil national d'accès aux origines personnelles (CNAOP), dont je puis parler d'autant mieux que j'en ai été vice-président pendant deux ans, aux côtés du professeur Henrion. Je me suis rendu compte à cette occasion que les demandes très militantes d'accès aux origines, à l'identité des donneurs, s'enracinaient toujours dans une souffrance familiale conduisant à ce que la modalité procréatique par rapport au secret ou au dépassement du lien du sang n'ait pas été rendue possible. L'idéalisation du lien du sang rend les situations très difficiles et empêche les couples de se considérer comme les véritables parents de ces enfants.
Cette transformation d'enfant de la science en enfant de la famille est une difficulté qui se pose dans toutes les procréations médicalement assistées (PMA). Nous allons voir à présent dans quelle mesure cela pourrait être particulièrement problématique dans les cas de couples de femmes ou de femmes seules, qui placeraient les enfants dans l'impossibilité de se créer une scène originaire à la base de leur naissance. Il s'agit d'un phénomène que l'on constate déjà dans l'adoption. Il faut en effet savoir que les personnes célibataires peuvent adopter : il s'agit là d'une conséquence de la Première Guerre mondiale, à la suite de laquelle on avait autorisé les femmes à adopter après la perte de leur mari ou de leurs enfants. Or nous voyons, dans notre pratique, à quel point il est beaucoup plus difficile d'adopter pour les femmes seules que pour les couples. On observe, dans l'adoption, une sur-incidence des consultations psychologiques de l'ordre de cinq à six fois supérieure chez les femmes célibataires par rapport aux adoptants en couple. Cette sur-incidence se retrouve aussi dans le cadre de l'AMP et dans les situations de femmes seules en général. Les difficultés touchent aussi les enfants des familles monoparentales. La sur-incidence des pathologies chez les enfants des femmes seules est reconnue dans tous les travaux nationaux et internationaux. Cela n'est pas spécifique à l'AMP et à l'adoption, mais concerne aussi, bien évidemment, ces situations.
Dans toutes les situations particulières de filiation, l'État a mis en place des mesures visant à s'assurer qu'il ne soit pas trop compliqué pour l'enfant d'arriver dans une famille donnée. L'intérêt de l'enfant a toujours été considéré comme primordial. Dans le domaine de l'adoption par exemple, la procédure d'agrément a été conçue pour s'assurer que l'enfant arrive dans une situation dont il n'aura pas à payer trop cher le prix et veiller à ne pas l'exposer à des problématiques de couples ou de femmes célibataires trop difficiles à vivre pour lui. Sont ainsi récusées 10 % à 20 % des demandes d'adoption. Très souvent, lorsque l'enfant est considéré comme relevant de l'ordre du besoin personnel ou devant donner un sens à la vie de l'individu, on estime que ce contrat narcissique sera beaucoup trop lourd à porter pour lui et l'agrément est alors refusé. Des mesures de protection sont ainsi mises en oeuvre par l'État, dans l'intérêt de l'enfant. L'enfant n'est pas fait pour lutter contre la solitude ou pour pallier l'échec d'une vie de femme en essayant de réussir une vie de mère, comme on l'entend parfois. Il n'est pas là pour être un support narcissique par rapport à la mère. Cette problématique est complexe : quelles sont les raisons pouvant conduire une femme à vouloir délibérément placer un enfant dans une situation dans laquelle il n'aura pas de père ? Nous abordons bien évidemment cette question avec les femmes concernées, aussi bien dans le cadre des PMA que de l'adoption. Il s'agit véritablement de l'un des problèmes essentiels : comment se positionner par rapport à la volonté d'une personne de priver son enfant de père ?
Il peut évidemment advenir, dans le contexte d'une histoire de vie, qu'un enfant soit privé de père ; mais il serait très différent d'utiliser la science pour éradiquer de la vie d'un enfant un père dont il sera privé à jamais. Les problématiques actuelles d'AMP pourraient avoir des conséquences psychologiques, de par cette volonté parentale de placer l'enfant dans une situation particulière sans lui donner les moyens psychiques de la dépasser en lui permettant de créer une scène originaire à la base de sa venue au monde. Cela conduirait à une véritable discrimination entre deux types d'enfants : d'une part ceux qui auraient les moyens d'élaborer une scène originaire avec une mère et un père, d'autre part ceux dont la science aurait décidé de les en priver. Ainsi, l'enfant paierait le prix de cette discrimination, en se trouvant placé dans une situation dans laquelle il n'aurait pas accès à ce dont d'autres pourraient disposer.
Je vous ai fait parvenir les références d'un certain nombre d'articles scientifiques étayant ces risques : citons notamment une étude rétrospective menée sur 65 000 enfants de parents seuls et montrant l'existence de deux fois plus de risques de tentatives de suicide, de troubles psychiatriques, d'alcoolisme, et de trois fois plus de risques d'addictions par stupéfiants que les autres. Les risques liés à la situation monoparentale se retrouvent aussi dans les études internationales sur l'AMP. Il ne s'agit pas uniquement de difficultés liées à la monoparentalité en tant que telle, avec une différence socio-économique par rapport aux autres familles : ce facteur a été apparié par rapport au reste et l'on retrouve cette sur-incidence de risques au regard de cette situation particulière.
Alors même que ces études nous apportent de telles connaissances, pourquoi notre société a-t-elle autant de mal à mesurer les enjeux par rapport à l'enfant ? On observe une vraie difficulté sociétale à s'identifier à l'enfant et à lui éviter une situation dont on connaît pourtant les risques, grâce aux études cliniques et aux travaux scientifiques.
Concernant les célibataires, l'autorisation d'adopter se traduit par une augmentation des risques pour l'enfant, à tel point que de nombreux pays originaires récusent désormais les femmes seules dans les situations adoptives, considérant que l'intérêt de l'enfant doit primer.
Le rôle du père vis-à-vis de l'enfant est extrêmement important en termes d'identification. Il est complémentaire de celui de la mère. Là aussi, les travaux menés sur les interactions précoces de l'enfant montrent à quel point celui-ci perçoit les images du père et de la mère comme différenciées, complémentaires, avec des spécificités qui développeront chez lui des compétences particulières par rapport à l'un comme à l'autre.
Le père a en outre un rôle de soutien auprès de la mère, par rapport à une position fusionnelle que celle-ci a souvent, d'une façon positive, avec le nouveau-né et qui doit peu à peu évoluer vers une situation moins fusionnelle. Le père a, dans ce processus, un rôle essentiel à jouer.
La rencontre de l'enfant avec des personnes différenciées sur le plan sexuel est extrêmement importante. Je ne vois pas quelle raison invoquer pour justifier de priver sciemment un enfant de cette parité, qui constitue un élément essentiel à sa construction, non seulement au niveau des différentes identifications qu'il aura, mais aussi par rapport à la fantasmatisation d'une scène dont il est l'issue. Je cite souvent l'exemple d'un enfant demandant à ses parents adoptifs pourquoi ils faisaient l'amour alors qu'ils ne pouvaient pas concevoir d'enfant : cela montre à quel point les fantasmes que nourrit un enfant par rapport à une scène de conception dont il aurait, comme tous les autres enfants, pu être issu sont extrêmement fondateurs pour lui.
Il importe également de citer le préjudice lié à l'absence de père avant la naissance. La cour d'appel de Metz a ainsi fixé en 2016 à 25 000 euros le préjudice moral d'un enfant privé de son père, ce dernier s'étant fait écraser alors que sa mère était enceinte. Ce jugement a été confirmé par la Cour de cassation.
Permettez-moi, avant de conclure, de citer les mots du professeur Labrusse-Riou, qui formule les enjeux bioéthiques de ces situations et de l'impact de la science sur le psychisme, en soulignant clairement le risque du « droit de puissance ». Elle estime ainsi que « l'équilibre entre l'état des personnes, d'ordre public et non disponible, et la volonté individuelle, d'ordre privé, est en train de se rompre concernant la filiation, car un poids accru de la volonté individuelle conduit à reconnaître des droits de puissance sur les enfants, dès les conceptions. Cette réflexion conduit à ne pas faire subir à l'enfant la loi du plus fort concernant sa filiation ».
Au nom de quels principes priverait-on un enfant d'un père, dont il a justement le plus besoin en raison même de la dissociation scientifique dont il est issu, avec un don de sperme ou d'ovocyte ? Ce qui serait présenté comme une égalité des droits des adultes conduirait à une inégalité des droits des enfants, en termes de droit à la différence des sexes, à la parité, aux interactions précoces complémentaires, à l'accès à la différenciation parentale. J'invite sur ce point à la mise en oeuvre d'un principe de précaution semblable à celui qui est respecté dans les questions d'environnement et d'écologie : il n'existe selon moi aucune raison d'accroître les risques de problèmes psychologiques pour l'enfant au sein de notre société qui entend prévenir tous les risques.