Intervention de Bruno Saintôt

Réunion du mercredi 7 novembre 2018 à 10h30
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Bruno Saintôt :

On constate effectivement de grandes évolutions, qui étaient déjà perceptibles dès les lois de 1994, mais se manifestent de manière beaucoup plus ferme aujourd'hui. Pour ce qui concerne le législateur, il existe selon moi des conceptions différentes du rapport entre l'individu et le politique. La France a une conception extrêmement régulatrice des droits et des intérêts des personnes : par exemple, je n'ai pas le droit de vendre mes organes, ni de faire commerce de mon sang. Il n'existe pas, en droit français, de droit fondamental à disposer de soi. La loi exerce, notamment au nom du principe de dignité, une action contraignante sur les individus, en fonction de ce qui honore ou non la dignité de la personne.

Nous disposons en outre d'un modèle de solidarité, mis en place au lendemain de la Seconde guerre mondiale avec un très beau consensus social et politique, qui me semble de nature à réguler les choses dans le bon sens : puisque nous sommes solidaires dans les dépenses de santé, nous ne pouvons pas tout faire et il convient de définir des priorités.

Face à ce modèle, existe un système beaucoup plus libéral, qui s'origine dans la tradition anglo-saxonne, avec les écrits de John Locke et John Stuart Mill. Il se fonde sur la figure de l'individu souverain, sur son corps, son psychisme, face à un État qui n'est là que pour assurer la coexistence pacifique des citoyens, la réalisation du principe de non-nuisance à autrui. Or ce modèle, comme celui de l'éthique minimale, travaille la société française : puisqu'il existe au sein de la société française des gens ayant des modèles éthiques extrêmement différents, l'une des possibilités serait de se mettre d'accord sur un minimum éthique se résumant au principe de non-nuisance à autrui. Je vous renvoie aux travaux de Ruwen Ogien sur l'éthique minimale. Cette vision peut dans un premier temps sembler extrêmement séduisante, puisqu'elle consiste, faute de pouvoir atteindre un consensus, à s'entendre sur le minimum éthique, à savoir le principe de non-nuisance à autrui, et, pour le reste, à laisser l'individu souverain sur son corps et son esprit. Qu'est-ce qui empêcherait alors un individu de vendre ses organes ? Cet autre modèle, très tentant, travaille en profondeur la société française. C'est la raison pour laquelle la reconnaissance du principe de fraternité, qui est l'oublié de la devise républicaine, me paraît extrêmement importante : l'existence d'une solidarité sociale impose en effet de réguler un certain nombre de dépenses de santé. C'est parce que nous nous tenons ensemble, avec nos vulnérabilités et nos fragilités, que nous devrons réguler ces dépenses et que nous ne pourrons pas tout faire. Le législateur est depuis longtemps très gêné lorsqu'il s'agit de refuser : autoriser est magnifique, mais il est très compliqué d'interdire, de poser des limites, de définir des priorités. Je vous comprends parfaitement. Le CCNE a publié de bons travaux sur le modèle de médecine que nous avons mis en oeuvre et la nécessité d'instaurer un système de priorités. Cela supposerait d'identifier des biens de santé fondamentaux pour tous. Sur cette base, il serait ensuite possible de refuser certaines pratiques, ne serait-ce qu'au niveau financier. Sommes-nous capables de le faire ? Il me semble qu'il s'agit là du défi à relever.

Une autre solution consisterait à adopter un modèle beaucoup plus libéral. L'Assemblée nationale pourrait dire que l'on conserve le modèle bioéthique français, avec son principe de solidarité, tout en le détricotant ou en le laissant se détricoter tout seul, par exemple par des atteintes au principe de gratuité. Il n'est ainsi pas réaliste d'autoriser une pratique nécessitant la mise à disposition d'une ressource dont on manque déjà.

Ces évolutions tiennent à la conscience politique du citoyen. Il est donc essentiel de travailler le lien politique. Sans cela, nous risquons de nous retrouver face à une collection d'individus qui vont réclamer des choses à l'État, mais ne se sentiront obligés par rien ; d'où la pertinence du principe de fraternité, qu'a commencé à retravailler le Conseil d'État dans son rapport. Je pense qu'il convient d'en tirer des conclusions. Il faudrait par exemple spécifier ce qu'ajoute le principe de fraternité au principe de solidarité et en tirer des conséquences.

Le problème majeur réside dans le lien social qui nous tient ensemble dans une même société et fait que nous sommes solidaires ensemble face à la maladie, aux aléas de l'existence, au chômage, etc. Souhaitons-nous garder ce modèle ? Dans l'affirmative, il faut avoir conscience du fait que nous ne pourrons pas tout faire. Il faudra définir des priorités.

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