Intervention de Bruno Saintôt

Réunion du mercredi 7 novembre 2018 à 10h30
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Bruno Saintôt :

Merci, monsieur le rapporteur, d'avoir convoqué une autorité que je ne me serais pas permis d'évoquer dans cette assemblée... (Sourires.) Vous avez raison : n'ayons pas peur. La peur est en effet très mauvaise conseillère, à l'échelle individuelle et plus encore au niveau collectif, et il faut affronter les problèmes avec raison, en analysant l'état de la science et les données qu'elle peut raisonnablement nous apporter.

Concernant votre dernière remarque, il est vrai qu'organiser un grand débat tous les cinq ou sept ans ne semblent pas vraiment adéquats, car cela donne le sentiment de devoir tout remettre en scène et en question à chaque fois, allant jusqu'à rediscuter les principes fondamentaux. Votre proposition de créer une délégation parlementaire permanente, assurant une fonction de vigilance, me paraît pertinente. Il s'agirait en somme, compte tenu de l'état du droit, des sciences, des valeurs propres à notre histoire française, de voir comment affronter ou devancer un certain nombre de problèmes, comme celui des gamètes artificiels. Je pense honnêtement que cela va advenir, plus rapidement sans doute que l'utérus artificiel. Il est possible de devancer certaines évolutions en émettant par exemple un interdit fondamental ou en se fondant sur une référence éthique, traduite juridiquement : cela pourrait conduire à considérer que certaines pratiques constituent une instrumentalisation des personnes, que le lien humain propre à la procréation humaine constitue une valeur de référence. On pourrait de même convoquer le principe de dignité, en indiquant que le fait pour un enfant de grandir dans un utérus artificiel ou de résulter de la fécondation d'un ovocyte par des gamètes produits par les cellules de sa propre mère contreviendrait à la dignité de la personne, dans la mesure où l'enfant ainsi né ne serait pas le fruit d'une relation. On pourrait devancer juridiquement des questions de ce type.

Votre proposition d'exercer une vigilance me semble également pertinente dans la mesure où cela supposerait d'entretenir un débat social et politique permanent sur les évolutions des sciences, sans tout remettre en question, comme c'est le cas lors des révisions périodiques, quelle qu'en soit la fréquence. Je crois que le CCNE a évoqué ce point dans son rapport. Certains principes et valeurs fondamentales ont été posés, depuis des dizaines d'années, qu'il convient de maintenir, et à partir desquels on peut aborder les questions nouvelles. Il est important d'entretenir cette réflexion collectivement, car ces questions concernent le lien social. Il ne s'agit pas seulement d'attribuer un nouveau droit à une catégorie de personnes, mais aussi de construire une forme de lien politique. Il ne faut pas avoir une conception de la bioéthique à l'opposé de ce qui nous fait construire une existence politique commune : les deux sont liés. C'est la raison pour laquelle je plaide pour une vision systémique de la bioéthique.

Vous avez également évoqué la question de la plasticité humaine. J'ai présenté un modèle des différentes dimensions de la personne, incluant le physique, le psychique, le social, le relationnel, voire le spirituel. Cela se situe à l'opposé à la fois du tout-biologique et du tout-culturel. Il faut tenir tous ces éléments ensemble, ce qui suppose effectivement une certaine plasticité. Les systèmes de parenté nous apprennent, au niveau anthropologique, qu'il existe une grande variabilité. Néanmoins, cette plasticité nous autorise-t-elle tout ipso facto ? Le fait que certains enfants aillent bien ne justifie pas nécessairement le recours à une pratique donnée. Il est avant tout nécessaire de voir si cette pratique contrevient à des valeurs essentielles au niveau éthique, à des principes juridiques fondamentaux de notre droit ou encore à l'idée que nous avons de l'humanité de l'homme. Qu'est-ce qui nous fait rester humains, dans un contexte d'évolution de la technique ? Et comment rester humains ensemble ?

La plasticité est un élément extrêmement important à prendre en compte, mais elle n'est pas le seul. Dans un article que j'avais publié dans la revue Études, j'expliquais que si l'on considérait simplement le fait que les gens s'adaptent, alors il apparaissait que certaines personnes pouvaient s'adapter, par exemple, à des conditions de travail très mauvaises. On pourrait ainsi estimer que certains migrants seraient ravis d'avoir un emploi et se contenteraient d'être payés deux fois moins que les autres salariés : d'un point de vue conséquentialiste, ils seraient satisfaits et leur employeur également. Cela ne produirait aucune conséquence négative au niveau de la personne. Pour autant, une telle pratique ne serait pas acceptable, dans la mesure où elle contrevient à une notion fondamentale de la justice. La plasticité ne justifie pas tout. Il en va de même pour le conséquentialisme éthique, c'est-à-dire le fait de tout justifier par des enquêtes. Dans cette logique, le fait de montrer qu'il n'existerait pas plus de conséquences néfastes pour ces enfants que pour les autres suffirait à valider la pratique. Or on ne peut justifier le recours à une pratique par des conséquences constatées, connaissant par ailleurs les biais méthodologiques importants, évoqués lors de la précédente audition, que cela comporte. Quand bien même cette constatation serait exacte, elle ne suffirait pas pour argumenter. Nous n'avons pas, en France, une vision conséquentialiste de l'éthique, puisque nous nous appuyons sur de grands principes comme la dignité, la liberté, la fraternité.

Le point central de l'argumentation ne consiste absolument pas à remettre en cause les capacités éducatives des parents. Mais que signifie-t-on, individuellement, socialement, quand on occulte le tiers, en l'occurrence le tiers donneur ? Il s'agit d'un problème politique. Quelle est la signification politique, du point de vue des relations, d'une telle occultation du tiers donneur, c'est-à-dire d'une personne ayant contribué, en donnant d'elle-même, à la venue au monde d'une autre personne ? Je pense que l'on peut faire de cette question une lecture politique, du point de vue d'une politique de la reconnaissance. Mon message est donc que la plasticité humaine ne justifie pas tout, tout comme les conséquences d'une action ne suffisent pas à en justifier le bienfondé.

L'une de vos questions portait sur la notion de bien. Souvent, l'on arbitre entre différents biens. Le fait de disposer d'un système de priorités aide à choisir. Il est vrai que l'éthique se déplace dans le gris : il est rare que l'on se situe dans le noir ou le blanc. Il arrive toutefois que les principes éthiques forts sur lesquels nous fondons notre réflexion nous donnent un signal. Si nous prenons au sérieux l'adjectif « supérieur » dans la notion d'« intérêt supérieur de l'enfant », nous sommes incités à prendre prioritairement en compte la situation de l'enfant. Cela supposerait par exemple, dans les études auxquelles faisaient allusion les docteurs Lévy-Soussan et Bydlowski, de commencer par enquêter auprès des enfants eux-mêmes. Cela ne nous dit pas tous les critères éthiques et juridiques qui qualifient l'intérêt de l'enfant, mais cela nous donne un point de vue de méthode et de priorités. Je crois que c'est très important. Des systèmes de priorités ont ainsi été définis dans la société pour qu'elle se construise. On a par exemple considéré que pour bâtir une société solidaire, il fallait commencer par montrer du respect aux plus faibles. C'est par ce biais que l'on construit la médecine, que l'on argumente pour soutenir le lien social. Le respect des plus faibles est aussi un principe éthique fort, qui nous sert à arbitrer, à réguler lorsque des biens différents se rencontrent : intérêt des enfants et des parents, intérêt personnel et social. Des grands principes ont structuré pendant longtemps notre existence commune. L'humanité s'est honorée en construisant le lien social et politique à partir de la préoccupation du plus faible. Cela peut changer ; mais une telle évolution soulèverait de nombreux problèmes.

Concernant l'intérêt de l'enfant, vous avez évoqué la GPA. Or il m'apparaît que les enfants concernés ne sont pas sans filiation, puisqu'ils arrivent d'un pays étranger où leur filiation est reconnue. Les enfants ne sont pas le problème. La difficulté réside dans ce qui a été mis en oeuvre pour qu'ils viennent au monde. Le fait qu'un enfant ait coûté 100 000 euros et l'éviction, y compris juridique, de la mère posent selon moi un problème éthique. La priorité du législateur est, de façon fort compréhensible, que ces enfants aient une filiation stable ; pour autant, cela ne doit pas empêcher de reconnaître qu'il y a un problème éthique majeur dans le fait qu'un enfant coûte 100 000 euros. Cela pose des questions du point de vue du droit et des valeurs que nous défendons en France. Peut-on réguler cela ? Ce n'est possible qu'à la condition de définir des règles à l'échelle internationale. La bioéthique est systémique en France, mais aussi au niveau européen, voire international. Un problème éthique majeur comme celui-là ne peut se réguler uniquement en France.

L'une de vos questions concernait enfin la prédiction. On assiste actuellement à un changement d'échelle technique et politique, au niveau des adultes, mais aussi en termes de possibilités offertes par le diagnostic prénatal, par le biais notamment des techniques non invasives. On peut ainsi, en fonction des critères choisis, décider que tels enfants ne viendront pas au monde. La question de la prédiction ne concerne donc pas seulement les adultes, auxquels elle peut apporter des informations quant à une manière de se préparer, d'anticiper la survenue d'une maladie. Il faut par ailleurs tenir compte du fait que certaines personnes souhaitent savoir, d'autres non. Il est donc important de laisser aux individus la liberté de savoir ou ne pas savoir. Mais l'enjeu majeur de la prédiction, souligné par de nombreux rapports qui reprennent le concept d'eugénisme libéral, concerne les enfants. Le risque est que ces prévisions et prédictions servent de plus en plus à sélectionner des critères qui ne relèveront pas des « pathologies d'une particulière gravité ». L'extension des techniques non invasives du diagnostic prénatal me semble un problème éthique majeur, qui devrait donner lieu à une régulation.

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