Je vous remercie pour votre invitation, à laquelle je réponds avec plaisir, comme toujours, indépendamment de la nécessité que j'y vois. Tout au long de mon mandat, je serai heureux de venir devant vos commissions, notamment à l'occasion des rendez-vous du semestre européen qui se tiennent, par définition, tous les six mois, afin d'échanger sur l'action de la Commission européenne et sur les travaux que vous menez au sein de votre Assemblée.
Notre rencontre me donne d'abord l'occasion de vous présenter la situation économique de l'Union européenne. Après en avoir évoqué les perspectives économiques il y a quelques jours, j'insisterai aujourd'hui sur certaines évolutions qui me paraissent notables sur la période 2018-2019, mais aussi sur ce que nous commençons à envisager pour 2020.
Hier, la Commission a adopté ses décisions et ses opinions sur les budgets en zone euro, comme elle le fait chaque année à l'automne, et il appartient maintenant au Conseil « Affaires économiques et financières » (ECOFIN) et à l'Eurogroupe de s'en saisir.
Je vais commencer par évoquer les principaux enseignements de ces travaux. Premièrement, les fondamentaux de l'économie européenne restent solides, et devraient permettre à l'économie européenne de croître. Nous avons eu en 2017 une année exceptionnelle, en tout cas au regard des quinze années l'ayant précédée. La croissance se poursuit : elle doit s'élever à 2,1 % cette année, à 1,9 % en 2019 – dans la zone euro, mais aussi dans l'ensemble de l'Union européenne –, et nous nous attendons à ce qu'elle marque un très léger ralentissement en 2020, en atteignant 1,7 % dans la zone euro et 1,8 % dans l'Union européenne. Comme vous le voyez, l'expansion économique se poursuit et se généralise pour concerner tous les États membres, ce qui est une très bonne nouvelle.
Deuxièmement, l'embellie sur le marché de l'emploi se confirme. Le niveau de l'emploi a en effet atteint un record historique, et le chômage continue à diminuer. Évidemment, compte tenu du fait que la croissance est plus faible dans la zone euro, le recul du chômage et la montée de l'emploi y sont également plus lents. Le taux de chômage devrait tomber à 8,4 % cette année, puis à 7,9 % en 2019 et à 7,5 % en 2020 : comme vous le voyez, la descente est régulière.
Troisièmement, le redressement des finances publiques en zone euro se poursuit. Au cours des trois prochaines années, le déficit des pays de la zone euro resterait nettement en dessous de 1 %, à un niveau sans doute compris entre 0,6 % et 0,8 % – aux nostalgiques du 3 %, je rappelle qu'il ne s'agissait pas d'une cible, mais d'une limite –, et pour la deuxième année consécutive, tous les pays de la zone euro sont en dessous de 3 %, avec une moyenne située à moins de 1 %.
Néanmoins, la montée des incertitudes à l'échelle internationale et le nombre croissant de risques exercent un effet modérateur sur nos prévisions de croissance, ce qui doit être pris en compte pour la suite. Le premier risque vient du fait que les tensions commerciales restent élevées, particulièrement entre la Chine et les États-Unis. En cas d'escalade – a fortiori si celle-ci aboutissait à une guerre économique et commerciale généralisée –, l'effet déstabilisateur sur le commerce international et sur la croissance mondiale pourrait être considérable. Il y a toujours une crise à venir, et la prochaine pourrait venir de là.
Le deuxième risque réside dans la montée des prix du pétrole qui, en plus d'alimenter l'inflation, pourrait également freiner la croissance, même si sur ce point les évolutions récentes sont plus contrastées qu'auparavant.
Enfin, les incertitudes restent importantes en ce qui concerne les perspectives des pays émergents, particulièrement fragilisés par la hausse du dollar, qui alourdit de manière inévitable le poids de leur dette. Par ailleurs, ces pays sont plus exposés à un retournement de la politique macro-économique américaine qui me paraît inévitable – le tout est de savoir quand, et s'il consistera en une évolution précipitée ou maîtrisée. En tout état de cause, ces pays représentant maintenant la moitié du produit intérieur brut (PIB) mondial, leur ralentissement pèserait lourdement sur la croissance mondiale, donc sur la croissance européenne.
Je ne veux pas négliger les risques au sein de la zone euro, à commencer par ce que pourraient être les conséquences du Brexit sur l'activité économique européenne. À ce stade des négociations, il ne m'est pas permis de dire grand-chose à ce sujet : bien que l'essentiel de ce qui nous attend soit connu aujourd'hui, nous nous trouvons dans une phase très particulière, puisqu'un Conseil européen décisif doit se tenir dans trois jours, le 25 novembre prochain. Nos prévisions de croissance pour l'Union européenne et le Royaume-Uni, stables pour le moment, reposent sur l'hypothèse d'un statu quo dans les relations entre les deux acteurs. Tant que l'accord sur le Brexit n'est pas voté, l'incertitude demeure, et les perspectives actuelles sont susceptibles de varier en fonction de la nature de la relation qui s'instaurera entre l'Union européenne et le Royaume-Uni : rien n'est gravé dans le marbre.
La seconde incertitude européenne réside dans le fait que la situation italienne reste une source d'inquiétude. Des tensions sont apparues sur les marchés de la dette souveraine et de la zone euro à la suite des élections italiennes et de la présentation du plan budgétaire du gouvernement italien pour l'année 2019, sur laquelle je reviendrai dans quelques instants.
Pour résumer la situation paradoxale que nous connaissons, je dirai que si le contexte économique n'a jamais été aussi favorable – et durablement favorable – depuis la crise de 2008, les risques, eux, n'ont jamais été aussi élevés.
Ce diagnostic constitue la toile de fond des décisions prises hier par la Commission et constituant son paquet d'automne, dans le cadre du semestre européen pour 2019 qui nous réunit ce matin. Bien sûr, monsieur le président, je commencerai par évoquer la situation de la France, qui vous intéresse sans doute tout particulièrement. De notre point de vue, la France continue son travail d'assainissement de ses finances publiques, mais il lui reste du chemin à parcourir. La trajectoire du déficit public est positive : certes, le niveau prévu pour 2019 est de 2,8 % du PIB, ce qui est élevé nominalement, mais il ne faut pas perdre de vue que ce chiffre est essentiellement dû à un ressaut statistique ponctuel – ce qu'on appelle un one-off dans le jargon bruxellois – de 0,9 % du PIB, correspondant à la transformation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) en une réduction pérenne de cotisations sociales. Si l'on mettait de côté cette opération, le déficit public serait en réalité de 1,9 % du PIB en 2019 et de 1,7 % en 2020. Si l'on se concentre sur le nominal – qui n'est pas, tant s'en faut, la seule donnée à prendre en compte –, on peut dire que les efforts menés ces dernières années portent leurs fruits, puisque l'on s'éloigne de la zone des 3 %.
Il y a malheureusement un « mais », qui revêt une grande importance aux yeux de la Commission et de nos partenaires européens : l'effort structurel, qui constitue un élément décisif pour la réduction de la dette française – car il faut constamment se préparer à affronter les périodes difficiles – est encore insuffisant, puisqu'il ne dépasse pas 0,2 point du PIB, ce qui est l'effort minimal. Certes, ce chiffre n'a pas à être comparé avec celui de l'Italie, où l'on relève une déconsolidation massive de 0,8 à 1 point, mais la Commission considère que la France risque, comme d'autres pays, de se trouver en situation de non-conformité avec les exigences du pacte de stabilité de croissance pour 2019. Ce risque, qui ne s'est pas matérialisé et ne représente pas pour nous une source de préoccupation, est cependant bien réel au regard de l'objectif de réduction de la dette publique.
En ce qui concerne la dette, justement, nous avons un message assez simple : notre pays – je dis « notre pays » parce que c'est aussi le mien – a une dette publique qui frôle les 100 % du PIB. Réduire cette dette est une nécessité qui exige des efforts structurels significatifs et, si ceux-ci ne sont pas accomplis, la dette ne pourra que se stabiliser ou diminuer légèrement, mais elle ne se réduira pas franchement. Or, je le répète, le fait que nous traversions actuellement une bonne période ne doit pas nous faire oublier que nous en connaîtrons de plus difficiles – comme le disait John Fitzgerald Kennedy, le meilleur temps pour réparer sa toiture, c'est lorsque le soleil brille !
La bonne nouvelle du paquet, qui ne concerne pas directement la France, c'est que la grande majorité des États membres ont conduit avec détermination le chantier du redressement de leurs comptes publics. Sur les dix-neuf États membres de la zone euro, treize ont présenté à la Commission européenne des projets de plan budgétaire conformes – au moins globalement – aux exigences européennes. N'oublions pas qu'il n'y a pas si longtemps, un nombre substantiel de ces pays – notamment le nôtre – se trouvaient en procédure de déficit excessif et que plusieurs d'entre eux – l'Irlande, le Portugal, Chypre et la Grèce – étaient sous programme. Depuis, nous avons fort heureusement fait du chemin, ce qui confirme, si besoin en est, la solidité de l'économie européenne – et va, je l'espère, inciter nos pays à mettre en oeuvre encore davantage de réformes structurelles afin de stimuler la croissance économique. À l'heure actuelle, il reste six États membres, à savoir la Belgique, la France, l'Italie, le Portugal, la Slovénie et l'Espagne, qui présentent un risque de non-conformité qui doit nous inciter à rester vigilants – sans que l'ensemble constitué par ces pays puisse être considéré comme une catégorie homogène.
Pour conclure sur l'économie, je voudrais évoquer deux cas très particuliers, celui de l'Italie et celui de la Grèce, qui représentent respectivement une mauvaise et une bonne nouvelle.
En ce qui concerne l'Italie, la Commission a confirmé hier l'existence d'un risque de « non-conformité sérieuse » – une nouvelle catégorie, bien distincte des autres – aux dispositions du pacte de stabilité et de croissance. C'est la conséquence logique, et à vrai dire assez attendue, de la décision des autorités italiennes de ne pas modifier leur projet de budget 2019 après un premier avis du 23 octobre indiquant clairement que ce budget n'était pas du tout conforme aux règles européennes – ni, d'ailleurs, à l'intérêt de l'Italie. Nous continuons de penser que le projet de plan budgétaire présenté par l'Italie présente des risques sérieux pour l'économie italienne, pour ses entreprises, ses contribuables et ses épargnants, tout simplement parce que c'est un budget qui fera croître encore la dette publique italienne – ou, au mieux, la stabilisera –, dans un contexte européen où la réduction de la dette est générale. En Italie, cette dette atteint déjà 130 % du PIB, et constitue un fardeau pesant sur les épaules de tous les Italiens. J'entends parfois prononcer des phrases ronflantes faisant référence au « budget du peuple », mais un budget qui augmente la dette n'est pas un budget bon pour le peuple : les 65 milliards d'euros de service de la dette – soit 1 000 euros par Italien – représentent une charge insupportable dont le remboursement pèsera toujours sur les plus vulnérables. Par ailleurs, alors que nous avions fait part au gouvernement italien de nos doutes et de nos questions sur le déficit structurel sur la croissance et sur la dette, nous n'avons jamais obtenu la moindre réponse de sa part. Dans ces conditions, la Commission prend ses responsabilités, et agit afin de garantir la stabilité de l'économie italienne et celle de la zone euro.
Un élément procédural mérite d'être mentionné. Lors de la réunion d'hier, nous avons également conclu ce que l'on appelle un rapport de l'article 126, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui vise à examiner si la violation des critères doit ou non aboutir au lancement d'une procédure de déficit excessif sur le critère de la dette – ce qui est différent d'une procédure de déficit excessif sur le critère du déficit. Si cette procédure était menée à son terme, ce serait la première fois dans l'histoire de l'Union européenne. Nous n'avons pas pris la décision hier – j'insiste sur ce point, car certains médias ont parfois tendance à compacter le temps –, mais nous en avons pris le chemin, et il appartient maintenant aux États membres de donner leur avis sur notre rapport dans un délai de deux semaines. S'ils sont d'accord avec les conclusions de la Commission – tout porte à croire que ce sera le cas, puisqu'il ne s'agit ici que d'appliquer des règles arithmétiques bien fondées –, nous devrons alors préparer la procédure de déficit excessif et adresser à l'Italie une nouvelle recommandation relative aux mesures qu'elle devrait prendre pour corriger sa trajectoire.
Sur cette question, j'ai un mot d'ordre qui n'est pas factice ou formel, mais au contraire très sincère, c'est que dans ces conditions, le dialogue avec le gouvernement italien est plus nécessaire que jamais. En effet, il est hors de question de prendre des mesures sans avoir échangé et sans avoir tenté jusqu'au bout de corriger les choses et de rapprocher les points de vue. La porte de la Commission et la mienne restent évidemment ouvertes, et le Président du conseil italien, M. Giuseppe Conte, viendra à Bruxelles samedi soir pour rencontrer Jean-Claude Juncker et certains commissaires, dont votre serviteur. Je peux vous assurer que nous ferons tout pour qu'un rapprochement puisse s'opérer et pour éviter une situation qui serait préjudiciable aux uns comme aux autres.
Le second cas particulier que je voulais évoquer, celui de la Grèce, constitue une bonne nouvelle. Depuis notre dernière rencontre, ce pays a continué de réaliser des progrès déterminants puisque, comme vous le savez, il a conclu cet été avec succès son troisième programme d'ajustement économique et il a retrouvé sa place au sein de la zone euro. Pour la première fois, la situation de la Grèce a été examinée dans le cadre du semestre européen, alors qu'elle était jusqu'à présent à part, s'agissant d'un pays sous programme. Je dois dire que son entrée dans le semestre est assez réussie et même plutôt brillante, puisque pour 2019, nous estimons que le projet grec est conforme aux objectifs fixés – non pas globalement conforme avec un risque, mais totalement conforme. Cet État enregistre un excédent primaire de 3,5 % du PIB, ce qui prouve que les efforts qui ont été faits avec l'accompagnement des partenaires de la Grèce ont été efficaces. Je ne dis pas que tout a été parfait, car des erreurs ont été commises et les Grecs ont dû faire de gros sacrifices, mais les progrès réalisés ont permis à la Grèce de retrouver le chemin d'une croissance viable, estimée à 2,3 % pour l'année prochaine, et de finances publiques saines.
La très bonne nouvelle, c'est que la situation actuelle permet enfin la mise en oeuvre de mesures sociales. Ainsi, la Commission propose l'annulation des coupes dans les retraites, des mesures prélégiférées pour 2019, mais que la Commission et moi-même avions toujours estimées infondées – si elles avaient été effectuées, ces coupes auraient représenté une réduction de 14 % du montant de la retraite de 1,4 million de personnes, donc une augmentation considérable du nombre de retraités pauvres en Grèce –, et plusieurs autres mesures sociales sont prévues dans le prochain budget. Je pense que la Grèce est vraiment en train de sortir de l'ornière et de repartir de l'avant, ce qui est formidable pour tous ceux qui ont travaillé sur ce dossier durant des années, comme je l'ai fait moi-même. On a toujours tendance à en faire des tonnes lorsque surviennent les crises, mais on ne parle jamais des trains qui arrivent à l'heure ! Le train grec a repris sa course, ce qui est une excellente nouvelle pour tous ceux qui aiment ce pays – je sais qu'il y en a sur tous les bancs de votre Assemblée.
Vous m'avez interrogé sur la zone euro, madame la présidente. Sur ce point, je voudrais d'abord dire que nous accueillons très positivement la proposition franco-allemande formulée à Meseberg au mois de juin dernier et reprise dans le cadre de l'Eurogroupe lundi 19 novembre. Cette proposition est tout à fait conciliable avec notre propre proposition du printemps dernier sur une fonction de stabilisation pour la zone euro, et les travaux qui se mènent au sein de la zone euro jusqu'à la fin de cette année devront, à mon sens, avoir pour objectif de concrétiser trois avancées plus une – le « 3+1 ».
Premièrement, il est maintenant absolument nécessaire de compléter l'union bancaire en adoptant ce qu'on appelle un backstop, c'est-à-dire un soutien budgétaire au Fonds de résolution unique (FRU). Deuxièmement, nous devons renforcer le rôle du Mécanisme européen de stabilité (MES), qui devra un jour faire partie des institutions européennes. Un accord sur ce point a été conclu entre la Commission et le MES afin d'éviter les duplications et les concurrences indues, et je pense que nous pourrons encore progresser sur cette question à l'occasion du paquet de décembre. Troisièmement, en ce qui concerne le budget de la zone euro, je pense qu'un chemin peut se dessiner entre la proposition franco-allemande et la proposition de la Commission, sous réserve de lever certaines oppositions, notamment l'opposition néerlandaise qui s'est très clairement exprimée. Les réticences ne doivent pas nous inciter à reculer, mais au contraire nous encourager à avancer de manière très déterminée, parce que la zone euro a besoin d'un budget si nous voulons qu'elle reprenne sa fonction de convergence et de stabilisation – si l'euro est une sécurité, il doit également constituer un élément de dynamisme et de justice.
Pour ce qui est des initiatives prises par la Commission dans le domaine fiscal, je ne reviendrai pas sur tout ce qui a été fait au cours de ces quatre dernières années en matière de transparence et de justice fiscale. Je salue votre décision de créer une mission dédiée au scandale « CumEx », et c'est avec beaucoup d'intérêt que je prendrai connaissance de ses travaux. Si ce scandale mérite qu'on s'y intéresse de près, notamment afin de tenter de déterminer les responsabilités des acteurs qui y sont impliqués, j'ai le sentiment que nous avons heureusement déjà accompli des progrès depuis la révélation des faits, à la fois en matière d'échange automatique d'informations, de reporting et de coordination entre les administrations fiscales, qui n'empêcheraient peut-être pas qu'une telle affaire puisse encore survenir, mais rendraient sa réédition plus difficile. En tout état de cause, s'il y a encore de propositions à faire, les travaux de votre Assemblée seront plus que bienvenus.
Je veux maintenant évoquer un point d'actualité, à savoir la proposition de la Commission sur la fiscalité du numérique, qui constitue à la fois la priorité de la fin de mon mandat et celle de la Commission en cette fin d'année. Comme je vous l'avais exposé en mai, j'ai présenté deux propositions qui me paraissent majeures pour garantir une fiscalité équitable de l'économie numérique et faire en sorte que les grandes entreprises de ce secteur payent leur juste part d'impôt là où elles créent des profits et de la valeur. La première de ces propositions, qui est la plus structurante, consiste à moderniser les règles relatives à l'impôt sur les sociétés en introduisant un concept de présence numérique, partant du principe que la seule présence physique ne permet pas de taxer les entreprises du numérique. En combinant cette mesure à l'assiette commune consolidée d'impôt sur les sociétés, je crois que nous pourrions aboutir à la fiscalité des entreprises du XXIe siècle, dont nous avons absolument besoin.
Ma seconde proposition, à la fois plus spectaculaire et de plus court terme – elle a d'ailleurs vocation à être transitoire –, consiste en l'instauration d'une taxe temporaire sur le chiffre d'affaires généré par certaines activités numériques dans l'Union. Je ne vous apprends pas que, malgré les efforts de la Commission et malgré les efforts du gouvernement français – qui travaillent sur cette question dans une très forte proximité, n'ayant au demeurant rien à voir avec la nationalité du commissaire concerné, mais relevant simplement d'une volonté politique partagée –, il n'y a toujours pas d'accord entre les États membres sur ce sujet, et la finalisation de l'accord évoqué de longue date entre la France et l'Allemagne se fait attendre. Je regrette cette absence d'accord et je continue d'espérer que les États membres parviendront à surmonter leurs oppositions avant la fin de l'année, car nous entrerons ensuite dans une période blanche sur le plan de la législation – il sera loin d'en être de même sur le plan politique. À quelques mois des élections européennes, nous pourrions donner une très belle preuve d'Europe à ceux qui doutent de la construction européenne si nous pouvions montrer que nous sommes les premiers dans le monde à nous attaquer à un tel sujet.
En tout état de cause, il s'agit d'une question qu'aucun pays ne peut résoudre seul. Je ne sais pas quelle serait la position française si une directive n'était pas adoptée, mais j'ai observé dans plusieurs pays la tentation, que je ne critique pas sur le fond, de mettre en place des mesures nationales, ce qui risque d'aboutir à l'application en patchwork d'une taxation qui, pour être efficace – donc pour mieux protéger nos propres entreprises du numérique –, doit plutôt être mise en oeuvre de manière uniforme à l'échelle européenne. Je suis lucide et, si je salue le soutien de la France, je sais qu'il ne sera pas simple de parvenir à un consensus en vue de l'ECOFIN du 4 décembre, dans dix jours – bien évidemment, cela ne doit pas nous décourager de continuer à y travailler, bien au contraire.
Pour conclure, je dirai que cette question nous montre les limites imposées par la règle de l'unanimité. Entamant la dernière année de mon mandat, je me rends compte que j'ai fait beaucoup plus en matière de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales que ce que je pensais faire. Si le portefeuille de commissaire de la fiscalité est traditionnellement ingrat, il a été formidable en ce qui me concerne. La Commission a en effet fait adopter quatorze directives importantes dans un délai très court, faisant plus en la matière qu'au cours des vingt dernières années !
Je suis très fier de ce qui a été fait, mais également lucide sur ce qui ne l'a pas été. Ainsi, nous n'avons pas travaillé sur les grands piliers de l'imposition, nous n'avons pas finalisé la réforme de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ni achevé l'ACCIS ; si nous sommes tout près d'un accord sur la fiscalité du numérique, nous risquons tout de même de ne pas le conclure ; enfin, nous n'avons pas suffisamment progressé sur la taxe sur les transactions financières (TTF) et sur la taxation de l'énergie. Sur tous ces sujets majeurs pour nos concitoyens, mesdames et messieurs les députés, mon expérience me conduit à la conviction que la règle de l'unanimité nous condamne à rester bloqués, ce qui est impensable, car les Européens, et notamment nos concitoyens, attendent la mise en oeuvre d'indispensables réformes structurelles – à juste titre, car c'est bien cela que l'on est en droit d'attendre de l'Europe.
Je proposerai donc – ce sera peut-être mon legs au terme de mon mandat de commissaire – le passage au vote à la majorité qualifiée sur un grand nombre de questions fiscales en début d'année prochaine, conformément à ce qu'a annoncé le Président de la Commission dans son discours sur l'état de l'Union. Je suis persuadé que cette réforme, qui nous permettrait d'agir plus vite et plus efficacement dans le domaine fiscal, constituerait également un progrès démocratique, car il n'est pas normal que la volonté d'un seul puisse primer sur la volonté de tous les autres et les empêcher d'avancer sur des sujets essentiels pour nos concitoyens. Bien évidemment, le moment venu, je serai très heureux d'avoir le soutien de votre Assemblée, et je suis tout disposé à revenir devant vous afin d'évoquer spécifiquement les dossiers fiscaux et faire le point sur ceux que la Commission va laisser inaboutis – si tous sont avancés, aucun n'a pu être réglé, notamment à cause de la règle de l'unanimité. Le passage à la majorité qualifiée permettrait aussi d'élargir le champ d'action de la politique fiscale en Europe : pour moi, la fiscalité doit impérativement se mettre au service d'objectifs politiques plus larges, tels que la protection de l'environnement – au moyen d'une taxation des activités polluantes – ou la régulation du secteur financier – au moyen d'une taxe sur les transactions financières.
Mesdames et messieurs les députés, à quelques mois seulement d'un scrutin européen crucial pour l'avenir de l'Union européenne, nous devons nous efforcer de démontrer à nos concitoyens la plus-value de l'action européenne dans les dossiers qui comptent. Durant les prochains mois, qui constituent une période critique, la Commission va continuer à faire son travail et à peser dans ces débats, mais ce sont de véritables combats politiques qui vont se dérouler dans l'ensemble des pays membres, à commencer par le nôtre, auquel je suis particulièrement attaché.