Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, vous avez souhaité que nous puissions intervenir devant votre commission sur les événements survenus ces derniers jours et liés à ce mouvement dit « des gilets jaunes ». Les scènes survenues samedi à Paris, mais aussi dans de nombreuses autres villes de France – pas seulement les plus grandes villes –, sont d'une violence rarement atteinte. Des symboles de la République, de notre histoire et de notre patrimoine ont été souillés de façon inacceptable et odieuse, ce qui nous inspire colère et honte.
Ce soir, nous intervenons devant vous « à chaud », quarante-huit heures à peine après les événements que nous avons connus à Paris et en région, et alors même que d'autres se poursuivent. Laurent Nunez et moi-même, ainsi que toutes les forces du ministère de l'Intérieur, sommes actuellement dans le temps de l'action, mais nous allons nous efforcer de répondre à vos questions aussi complètement que possible.
Comme vous, madame la présidente, je souhaite rendre hommage aux forces de l'ordre. Nous assistons depuis deux semaines, notamment samedi dernier à Paris, mais également à Narbonne, au Puy-en-Velay, à Albi, à Tarbes, à Bordeaux et à Troyes, à des attaques délibérées contre les institutions républicaines et leurs symboles, mais aussi contre notre économie et contre les droits fondamentaux, tel celui de pouvoir circuler librement. Nous avons été particulièrement touchés par les violences commises samedi dernier : je pense à celles ayant porté atteinte à l'Arc de Triomphe, qui a été profané, aux préfectures qui ont été attaquées, vandalisées et incendiées, mais aussi aux menaces proférées à l'encontre de parlementaires, dont certains ont même vu leur permanence attaquée.
Comme l'a fait ce midi le Président de la République, je tiens à rendre solennellement hommage devant vous, les représentants de la Nation, à tous les personnels de mon ministère, préfets et agents des préfectures, policiers, gendarmes et sapeurs-pompiers, qui ont tous fait face à ce déchaînement de violence. Mobilisées depuis de longs mois pour protéger notre pays du terrorisme, nos forces de l'ordre ont rempli leur mission avec abnégation, courage et professionnalisme.
Je veux rendre un hommage particulier aux compagnies républicaines de sécurité (CRS) et aux escadrons de gendarmerie mobile (EGM) aujourd'hui engagés en métropole et outre-mer au maximum de leurs capacités : leur endurance et leur courage doivent être salués. Je veux également rendre hommage aux hommes et aux femmes des unités de terrain au sein de la sécurité publique, de la préfecture de police et des groupements de gendarmerie. Les membres des compagnies d'intervention et des services généraux, qui ne sont pas tous des spécialistes du maintien de l'ordre, se sont pourtant mobilisés, n'hésitant pas à prendre leur casque et leur matériel pour prêter main-forte à leurs collègues et camarades et tenant ferme face aux attaques d'ultras sans vergogne, que ce soit à Charleville-Mézières, à Toulouse, à Saint-Étienne ou à Avignon – je ne peux, hélas ! pas citer toutes les villes concernées, tant elles ont été nombreuses. Partout, ce sont des pavés, des marteaux et des barres métalliques qui ont servi de projectiles ; des frondes ont été saisies, et certains personnels de nos forces ont été blessés, parfois très grièvement, des cocktails Molotov et des bombes agricoles ont été utilisés.
Je pense aussi aux familles de ces femmes et de ces hommes dont je connais l'engagement, et dont le comportement nous honore tous en ce qu'il constitue une démonstration exemplaire de ce que signifie la fidélité aux valeurs qui fondent notre société. S'attaquer à ces femmes et à ces hommes qui faisaient rempart, c'est s'attaquer à la République, mais c'est aussi s'attaquer à des personnes qui mettent leur vie en danger pour protéger notre sécurité au quotidien, c'est s'attaquer à des pères et à des mères de famille. Ceux qui pensent qu'au fond, tout cela n'est pas bien grave, doivent l'entendre : ce à quoi nous avons assisté samedi est extrêmement grave, honteux et indigne de notre pays et de notre histoire.
Le mouvement des gilets jaunes se distingue très nettement des mouvements revendicatifs que l'on a pu connaître par le passé sur plusieurs points, ce qui complique tout à la fois l'appréhension du sujet et l'organisation de notre défense.
La première chose que je retiens, c'est l'évolution et la dérive de ce mouvement, dont je vais rappeler l'historique.
Samedi 17 novembre, 282 000 personnes participaient à des actions et à des rassemblements dans toute la France. Même si 10 % seulement des manifestations avaient été déclarées, il s'agissait dans la grande majorité des cas d'un mouvement pacifique et bon enfant. Certes, on relevait des actes de blocage et des tensions, mais les manifestants n'avaient pas alors pour objectif de se livrer à des actes de violence. Dès le samedi matin, j'ai donné des instructions très claires pour que nos forces de l'ordre aillent systématiquement les protéger afin d'éviter qu'il y ait trop d'accidents graves – ce qui n'a pas empêché qu'il y en ait tout de même quelques-uns, parfois mortels. La première mission de nos forces de l'ordre a donc été de sécuriser les plus de 1 200 lieux de manifestation, à chaque fois que cela était possible.
L'absence de déclaration et, plus largement, la désorganisation caractérisant le mode opératoire des manifestations, ont mis en danger les personnes y prenant part, mais aussi les autres usagers de l'espace public. Au cours de la journée de samedi, une personne a trouvé la mort et 388 autres ont été blessées. Durant la semaine, le mouvement s'est poursuivi avec une baisse d'intensité : on dénombrait 46 000 manifestants le dimanche, 27 000 le lundi, 34 000 le mardi, et 15 000 le mercredi – niveau de mobilisation qui s'est maintenu jusqu'au week-end suivant.
Le samedi 24 novembre, le mouvement a basculé dans la violence. Alors que 166 000 personnes manifestaient sur le territoire national certains se sont livrés à des exactions, destructions et pillages dans plusieurs quartiers de Paris, notamment celui des Champs-Élysées. Face à l'absence d'organisation et à des appels à manifester à Paris, nous avions proposé un rassemblement sur le Champ-de-Mars. Tôt le matin, des éléments proches de l'ultra-droite ont attaqué le périmètre de protection mis en place autour des institutions de la République, sur le rond-point des Champs-Élysées. Par un effet de contagion ou d'opportunisme, d'autres groupes ont ensuite multiplié les attaques contre les forces de l'ordre sur l'avenue des Champs-Élysées, ce qui a donné lieu à 103 interpellations à Paris. Durant la semaine qui a suivi, la mobilisation n'a cessé de décroître, alors que les points de tension se multipliaient : 12 000 à 17 000 personnes, selon les jours, ont été recensées sur les différents points de blocage.
La journée de samedi dernier, le 1er décembre, a constitué un moment paroxystique de violence. Des scènes d'une rare brutalité se sont produites dans plusieurs quartiers de la capitale, mais aussi en province. Nous avons comptabilisé 136 000 participants, et 682 interpellations ont été effectuées dans toute la France, dont 412 à Paris – un chiffre qui n'avait jamais été atteint précédemment. Par ailleurs, 207 gilets jaunes ont été blessés, ainsi que plus de 200 policiers sur le plan national – alors qu'au début du mouvement, ce sont principalement les membres des forces de l'ordre qui étaient blessés. Cette journée très tendue a en effet donné lieu à des comportements nécessitant une réaction de la part des forces de maintien de l'ordre, donc à des blessures plus graves et en plus grand nombre de part et d'autre. Ce nombre record de blessés et d'interpellations constitue le signe d'une radicalisation violente qui n'est contestée par aucun observateur.
La bascule s'est effectuée dès la première semaine, avec un changement très net de physionomie sur le plan sociologique, mais aussi sur le plan géographique – le mouvement qui, au départ, concernait tout le territoire de manière uniforme, s'est essentiellement concentré à l'ouest d'une ligne Amiens-Grenoble. Par ailleurs, alors que les cibles majoritaires des perturbations étaient initialement les voies de communication, progressivement, des centres économiques et logistiques, notamment des dépôts pétroliers, ont été visés. Samedi dernier, un nouveau palier a été franchi avec des exactions commises à l'encontre des symboles de l'État – mairies, trésoreries, préfectures, permanences parlementaires. Un point est cependant demeuré constant, à savoir le blocage et la dégradation des barrières de péage, parfois même leur destruction, notamment à Virsac, en Gironde, où je me suis rendu, à Narbonne ou à La Ciotat.
Il faut également noter l'incapacité du mouvement à se structurer et à faire émerger un ou plusieurs leaders capables de dialoguer avec les institutions, d'organiser la sécurité des rassemblements, de venir en préfecture et de préparer les manifestations de voie publique. En l'absence d'organisateurs responsables et de déclarations des manifestations, l'État se retrouve seul à gérer un mouvement totalement désorganisé, avec toute la difficulté que cela implique. Cela se ressent immédiatement sur le terrain : faute de service d'ordre, personne n'est là pour canaliser les manifestants, qui se trouvent livrés à eux-mêmes sur la voie publique, parfois sur des voies à grande circulation où ils mettent tout le monde en danger, y compris eux-mêmes, en se réunissant dans des lieux totalement inadaptés aux rassemblements revendicatifs car beaucoup trop dangereux. Vous connaissez les conséquences dramatiques de cet état de fait : trois décès, tous occasionnés sur des barrages routiers, et 1 032 blessés, dont 39 graves.
Dans ce contexte, l'action des forces de l'ordre est d'une rare complexité. En effet, les très nombreux barrages routiers nécessitent une mobilisation éclatée en une multitude de points : il faut protéger tout à la fois les manifestants et les usagers, éviter les tensions entre les uns et les autres tout en assurant sa propre protection face à des comportements violents. Par ailleurs, l'absence d'organisation a permis aux éléments les plus violents de s'infiltrer dans les rassemblements de gilets jaunes ; ce noyautage entraîne de plus en plus souvent un effet de meute, une manipulation des manifestants et la dérive progressive du mouvement vers une radicalisation violente. À Paris comme en région, cela se traduit par l'attaque en règle et systématique de nos forces de l'ordre et des bâtiments publics. Ces actions violentes s'accompagnent d'obstructions aux secours, à Paris, mais aussi au Puy-en-Velay, où le véhicule des pompiers qui tentait de s'approcher de la préfecture pour éteindre l'incendie qui y avait été allumé en a été empêché pendant un long moment – je précise que les personnes incriminées n'étaient pas des ultras, coutumiers de ces comportements, et que les faits sont d'autant plus préoccupants que des personnels se trouvaient à l'intérieur du bâtiment lorsque celui-ci a été incendié.