Intervention de Christophe Castaner

Réunion du lundi 3 décembre 2018 à 20h05
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur :

Sans vouloir écarter le sujet, ou émettre un jugement sur ceux qui se sont exprimés sur ce thème, je ne parlerai pas de la réponse sociale et m'en tiendrai à l'objet qui nous rassemble ce soir, en l'occurrence les questions d'ordre public.

Il faut partir des faits, monsieur Bernalicis ; et si on part des faits, on ne peut pas affirmer qu'une femme est morte à cause d'une grenade lacrymogène. Il semble qu'elle ait été victime d'un choc opératoire, une enquête est en cours et le procureur a demandé à l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) de travailler sur ces éléments. Nous ferons toute la lumière sur cet accident ; mais prenez garde à ne pas vous emballer et à qualifier des faits d'une façon qui ne correspond pas à la réalité. Vous avez évoqué le sort d'un policier à La Réunion, avec lequel j'ai eu l'occasion de m'entretenir longuement. Dois-je préciser qu'il se trouvait dans sa voiture lorsqu'il a été attaqué et caillassé ? Pour se défendre, il n'a eu d'autre choix que de sortir son arme ou d'utiliser une de ces bombes lacrymogène dont vous me demandez s'il faudrait les supprimer. Il a choisi, à juste titre, une réponse proportionnée, et a sorti cette grenade qui l'a blessé. Pour repousser les attaques dont elles font l'objet, nos forces doivent utiliser des moyens, et les bombes lacrymogènes en font partie.

Il faudra en effet s'interroger sur la doctrine et la revoir en profondeur dans la perspective de samedi prochain. S'il ne s'agit pas, dans une audition publique, d'indiquer la façon dont nos forces de l'ordre protégeront la capitale et les autres villes, je vous donnerai quelques éléments.

Je suis obligé de vous dire, monsieur Bernalicis, que si les revendications justes et légitimes ne doivent pas être tues, aucune ne peut justifier la violence et la volonté de tuer. Car c'est aussi à cela que nous avons eu affaire : la volonté de tuer, et de tuer nos forces de l'ordre.

Madame la présidente, je veux vous dire la difficulté qui est celle de gérer un site. Si les ministres qui se sont succédé place Beauvau ont toujours voulu éviter qu'il y ait des manifestations sur les Champs-Élysées, c'est qu'ils connaissaient les risques que cela représente – pas moins de vingt-quatre accès, une avenue très large et des effets de déport pouvant entraîner les dommages que nous avons constatés ce week-end. C'est la raison pour laquelle j'ai immédiatement écarté ce lieu. Certains, ensuite, ont soutenu le choix de ce lieu, le message s'est répandu sur les réseaux sociaux sans que personne n'en assume la responsabilité. C'est d'ailleurs ainsi que sont organisées les manifestations – une question a été posée à ce sujet : il a suffit qu'un message, posté sur un réseau social, désigne un lieu emblématique, en l'occurrence celui-là.

J'ai fait le choix, et je l'assume, de tendre la main aux gilets jaunes pour que la manifestation, qui n'a jamais été autorisée sur les Champs-Élysées, puisse se dérouler dans de bonnes conditions le samedi 24 novembre. Nous avons opté pour un modèle que nous appliquons le 14 juillet ou le 31 décembre, celui de la « fan zone », mobilisant les mêmes forces de sécurité. Ce site, madame la présidente, n'était pas bloqué, mais ouvert au public. Les personnes devaient simplement ouvrir leur sac pour que l'on vérifie qu'il ne contenait pas d'armes par destination et, dans certains cas, présenter leurs papiers d'identité si les policiers jugeaient utile de procéder à un contrôle.

Entre 500 et 700 manifestants ont accepté d'ouvrir leur sac, parce qu'ils venaient manifester. Si d'autres, d'entrée de jeu, ont fait le choix de ne pas passer ces contrôles, c'est précisément qu'ils portaient des armes par destination. Ces personnes se sont mobilisées sur les Champs-Élysées dès 7 heures, et jusqu'à 8 heures 50, heure à partir de laquelle – M. le préfet de police complétera mon propos – elles ont commencé à attaquer brutalement nos forces.

Madame la présidente, l'Arc de Triomphe a une valeur symbolique, touristique et patrimoniale. Deux forces étaient présentes sur le site, qu'elles ont sans relâche tenté de sécuriser. Elles ont été attaquées à de nombreuses reprises, ont perdu le site pour se protéger et sauver des vies, et l'ont reconquis six fois, dans une logique de combat – il n'y a pas d'autre mot. À chaque fois, les adversaires ont reculé dans les rues adjacentes et ont provoqué les dégâts que l'on sait. Toute la difficulté résidait dans le fait qu'il fallait alors déplacer les forces pour intervenir, et faire face à des violences systématiques et très fortes.

Ces deux forces, qui, traditionnellement, suffisent pour sécuriser sans difficulté l'Arc de Triomphe, ont reculé face à ce déferlement de haine et de violence – vous avez vu les images. J'ai eu l'occasion de le leur dire, en des termes sûrement peu politiquement corrects : « En vous écartant, vous avez sauvé des vies ». Le symbole est aussi lourd de sens pour moi que pour chacune et chacun d'entre vous ; mais jamais, tant que je serai ministre de l'Intérieur, je n'accepterai l'idée qu'un policier meure pour sauver un bâtiment, aussi symbolique soit-il.

Madame Guévenoux, vous m'avez interrogé sur le cadre légal ; mais le plus souvent, il n'y en a pas. Parce que la liberté de manifester est une liberté absolue, le principe en droit est que l'État, en la personne du préfet, n'autorise pas la manifestation, mais qu'il en accepte la déclaration. Il ne s'agit pas d'autoriser, mais d'enregistrer. Dans la plupart des cas, une solution est trouvée avec les organisateurs. Plusieurs manifestations devaient se tenir à Paris samedi, dont une organisée par la CGT. Elle s'est parfaitement bien déroulée. Nous avions un interlocuteur, un organisateur, un service de sécurité et le schéma avait été discuté. Il arrive qu'il y ait des débordements, mais ce n'est jamais le fait des manifestants, plutôt de personnes infiltrées.

Il n'y a donc pas de cadre légal et c'est l'État qui prend en charge les conséquences financières de ces manifestations. Nous avons entamé les démarches dès ce matin auprès des commerçants ; je viens de rencontrer les maires d'arrondissement et la maire de Paris pour débuter le travail d'évaluation des dégâts.

Vous m'avez demandé quelle était la part des casseurs, des éléments de l'ultra-gauche et de ceux de l'ultra-droite. Cette observation découle d'une connaissance empirique de la situation. Nous pourrions en parler longuement, mais le débat n'est plus de savoir si ce sont des ultras qui se sont infiltrés. Il y avait ce week-end entre 3 000 et 5 000 personnes qui étaient dans une logique de casseurs. Certains étaient des ultras, nous les connaissons. Mais s'ils ont pu tenter de guider le mouvement, ils ne s'en sont jamais rendus maîtres. Nous avions repéré des éléments de l'ultra-droite tenter en début de matinée d'emporter le mouvement, sans y parvenir. J'espère que je suis clair en vous disant cela. Dans la journée, ce sont des personnes de l'ultra-gauche, connues de nos services, qui sont intervenues, mais elles n'ont pas gagné non plus le mouvement. Puis en fin de journée, des casseurs sont venus, par opportunisme financier, par approche crapuleuse, profiter du désordre, casser et voler les boutiques.

Les personnes à l'oeuvre samedi appartenaient à différentes catégories, mais ce que je retiens de la manifestation, c'est qu'il n'y a pas d'un côté des manifestants expérimentés, formés dans l'ultra-droite ou dans l'ultra-gauche, qui auraient cassé, et de l'autre, les gilets jaunes. Il y avait des gilets jaunes, dont certains se sont radicalisés et, au fur et à mesure de la journée, sont devenus extrêmement violents.

Pour répondre précisément à votre question, après criblage, sur les 412 personnes interpellées, 16 seulement sont connues de nos services. Cela ne signifie pas que cette proportion se retrouve nécessairement sur le terrain : généralement, les ultras sont plus mobiles que les manifestants traditionnels et sont de ce fait plus difficiles à arrêter – appelons un chat un chat. Les enquêtes se poursuivent, les vidéos devraient nous aider à travailler. Je précise que quatorze personnes soupçonnées d'avoir cassé à l'intérieur même de l'Arc de Triomphe ont été interpellées : les forces sont parvenues à les en extraire en plein milieu de la manifestation. L'opération était très délicate et elle a été bien menée.

Tout ce que j'ai dit, monsieur Habib, montre la difficulté du renseignement. Nous connaissons certains réseaux, d'autres non. Celui des gilets jaunes n'est pas identifié, il n'est pas suivi depuis longtemps par nos services de renseignement. De surcroît, les gilets jaunes ont eux-mêmes très vite changé leur mode opératoire et ont abandonné Facebook pour des messageries cryptées. Surtout – je peux vous le dire comme ministre de l'Intérieur depuis quelques semaines, mais nous le savons tous –, notre renseignement a été fragilisé ces dernières années. Après les attentats, des investissements majeurs ont été réalisés et les efforts ont été portés sur la menace terroriste ; il me semble, mais je me trompe peut-être, que les autres formes de renseignement en ont pâti. La lutte contre le terroriste étant devenue la priorité, on a sans doute baissé la garde sur ces sujets. Cela doit nous interroger pour la suite.

Il n'en reste pas moins que le risque lié aux manifestations des gilets jaunes et aux violences avait été anticipé, je l'avais évoqué à de nombreuses reprises avec Laurent Nunez et les différentes autorités. C'est pour cette raison que nous avions adapté notre dispositif, avec une mobilisation exceptionnelle des forces de l'ordre, instauré un périmètre de protection des institutions et un filtrage des accès aux Champs-Élysées. Mais il est exact qu'il existe une part d'aléa et que le renseignement ne nous a pas permis de maîtriser de façon satisfaisante le moment précis où les violences se sont déclenchées, le lieu où les affrontements ont débuté, les personnes qui décidaient de s'y livrer, par volonté, par mimétisme ou effet d'entraînement.

Mme Maïna Sage m'a interrogé sur La Réunion, où des événements très graves se sont déroulés. Il n'y avait plus, ce matin, que 45 manifestants, répartis sur trois sites. Le port a été débloqué et les vols Air France Paris-La Réunion reprendront demain. La ministre des Outre-mer s'est rendue sur place, a su rencontrer les responsables des manifestations comme l'ensemble des élus, et a pris des engagements. On peut considérer que la situation est aujourd'hui apaisée. J'espère que cela durera.

Monsieur Peu, vous avez évoqué, au-delà de la crise politique, les lycéens qui occupaient aujourd'hui 188 lycées sur l'ensemble du territoire. Je ne parlerai pas du mouvement lui-même, mais, là encore, de la grande violence à laquelle nous avons fait face. Deux adolescents ont été brûlés, le premier avec le jerrican d'essence dont il comptait se servir pour mettre le feu à des barricades, la seconde avec une bombe insecticide qu'elle voulait transformer en lance-flammes : le problème est que lorsqu'on s'en sert ainsi, la bombe chauffe, puis explose… Ce sont des adolescents, qui ont l'âge de nos enfants, pour beaucoup d'entre nous, et qui se retrouvent grièvement blessés. Cela montre combien l'esprit de radicalisation peut peser sur une mobilisation de jeunes lycéens, que je n'imagine pas radicaux.

Vous avez parlé de la fatigue de nos forces. La mobilisation est exceptionnelle puisque ce ne sont pas moins de 75 000 policiers, gendarmes, sapeurs-pompiers, membres du corps préfectoral, agents des préfectures qui ont été appelés à intervenir, dans des conditions souvent très difficiles. 470 gendarmes, policiers et pompiers ont été blessés et les durées d'engagement ont atteint un niveau exceptionnel. Effectivement, la fatigue est très grande. Le Président de la République a rencontré ce midi les CRS et a tenu à passer à nos forces un message général pour les remercier de cet engagement et saluer cette mobilisation exceptionnelle.

La fatigue est liée à la fois au mode de défense stratégique que nous retenons pour traiter des manifestations, mais aussi à la fragilité de nos effectifs. Je rappelle qu'en 2008, nous avions 31 167 gardes mobiles et CRS ; leur nombre est aujourd'hui de 26 800. Il était tombé à 26 600 en 2012 et n'a pas progressé depuis, que ce soit sous le mandat précédent ou le mandat actuel. Quinze escadrons de gendarmerie ont été supprimés. Et si aucune compagnie de CRS n'a disparu, leur composition a évolué. Deux tiers d'entre elles sont passées de quatre à trois sections, soit moins de 600 hommes, ce qui change tout. J'étais ce midi à table avec des CRS ; ils m'ont parlé de ce quotidien, de ces difficultés. Peut-être devrons-nous changer nos priorités. L'ordre public est une question majeure, et très évolutive. Il nous faudra revoir à la fois notre doctrine d'emploi et les conditions d'emploi – nous allons nous y atteler.

Monsieur Ciotti, nous avons utilisé le modèle de la « fan zone », qui n'empêche pas d'ailleurs que des émeutes puissent se produire. Il nous a fallu proposer cette main tendue aux gilets jaunes, parce qu'il ne s'agissait pas pour nous, gestionnaires de l'ordre public, de faire passer un message de refus. En aucun cas, nous n'avons refusé la manifestation, nous avons cherché à la sécuriser. Vous avez posé une question sur l'utilisation « statique » de nos forces ; il me semble que vous vous trompez, et Laurent Nunez et Michel Delpech pourront vous donner des chiffres précis.

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