Je comprends maintenant pourquoi, au Sénat, les commissions des affaires étrangères et de la défense ont été réunies en une seule… (Sourires.)
Je commencerai par le déficit commercial et sur la manière de le rééquilibrer. Il faut tout d'abord bien voir que nos grandes entreprises n'exportent pas mais investissent : Schneider, Michelin, Sanofi… C'est un des facteurs qui n'apparaît pas forcément quand on parle des échanges commerciaux entre les deux pays. Or nos investissements, j'y insiste, sont très importants – prenons l'exemple du groupe SEB qui vend des cocottes-minute et dont la réussite en Chine est fantastique. À côté des grands groupes, il y a surtout les petites et moyennes entreprises (PME) – nous n'avons pas les entreprises de taille intermédiaire (ETI) qu'ont les Allemands. C'est pourquoi, structurellement, la part d'investissements est plus forte et la part de commerce plus faible. Cela ne signifie toutefois pas qu'il ne faut pas rechercher à équilibrer nos échanges.
La logique d'équilibre et de réciprocité demandée par l'Union européenne, selon laquelle on donne accès à nos marchés publics si la Chine nous donne accès aux siens, est défendue par la diplomatie française. Au reste on n'emploie pas, aujourd'hui, le mot de « réciprocité » mais l'expression de « coopération équilibrée ». Nous paraissons aller en la matière dans la bonne direction puisque vous savez que, les 5 et 6 novembre prochains, la Chine organise une grande foire des importations, pour un montant de plusieurs dizaines de milliards d'euros. La France sera très présente, notamment à travers ses industries agro-alimentaires, le ministre de l'agriculture se rendant d'ailleurs sur place. Il s'agit en effet de participer à cette stratégie visant à montrer que la Chine importe et s'ouvre pendant que les États-Unis se referment. Cette logique est certes politique mais en Chine tout est toujours politique. Nous nous trouvons donc, j'y insiste, dans une perspective d'amélioration renforcée par le travail de coordination des Européens.
Madame Chapelier, vous posez une bonne question : la Chine cherche-t-elle à poser discrètement ses jalons ? Eh bien, oui. Pour ceux que le sujet passionne, un sinologue très intéressant, François Jullien, définit la stratégie de la Chine par le concept de potentiel de situation : j'avance tant qu'on me laisse avancer ; le bon général chinois est celui qui a créé un rapport de force tel qu'il gagne la guerre sans avoir à livrer bataille. Les Chinois ne sont pas belliqueux mais cela ne signifie pas pour autant qu'ils ne sont pas ambitieux : ils ont une volonté de puissance. D'une manière générale, en effet, ils n'aiment pas le conflit – je me souviens à cet égard de plusieurs réunions internationales et notamment d'un G20, à Londres, avec Nicolas Sarkozy – : ils établissent un rapport de force quinze jours ou trois semaines avant la réunion – qu'ils ne veulent toutefois pas entamer en ayant le monde contre eux, en devant affronter des adversaires de taille susceptibles de porter atteinte à l'image de la Chine. Ils sont très attentifs à ne pas suivre une logique offensive.
Ils ne s'en situent pas moins dans une logique de progression. Cherchent-ils en Afrique de nouveaux espaces, l'hégémonie ? Ils y défendent leurs intérêts, attitude qui explique pourquoi la Chine n'a pas été impérialiste. En Afrique, elle va chercher des matières premières et, éventuellement, ensuite, des alliés politiques en contrepartie d'aides économiques qui ne supposent aucune exigence particulière. L'impérialisme a été le fait de l'Occident mais, de mon point de vue, je le répète, la Chine ne peut être considérée dans cette optique. Aussi le fait que les Chinois n'agissent en Afrique que pour défendre leurs intérêts doit-il nous conduire à développer des partenariats avec eux. Qu'y a-t-il d'autre comme stratégie ? Avons-nous la possibilité d'empêcher ce qui arrive ? Avons-nous la possibilité d'investir, nous, à la place de la Chine en Afrique, alors que nous ne sommes pas capables d'aider la Tunisie ? C'est un peuple frère, à nos portes, qui a une frontière avec la Libye – dans la situation de laquelle nous avons une part de responsabilité –, or que sommes-nous capables de faire pour développer la démocratie tunisienne ? Où est l'Europe ? Les circonstances sont tout de même très graves. Et si demain la démocratie tunisienne s'effondrait, croyez-vous que la situation migratoire s'en trouverait apaisée, sachant le nombre de binationaux et ceux dont la famille se trouve en France ? Et que se passerait-il en Algérie ensuite, au Maroc ? On voit bien que l'Afrique est notre destin, notre immédiat. Sommes-nous prêts, je le répète, à fournir des efforts pour son développement, nous Français ? Nous en faisons mais pas suffisamment. Quant à l'Europe, elle n'est pas brillantissime en la matière, même si l'Allemagne tend à s'ouvrir.
Je serais donc bien d'accord pour qu'on arrête la Chine dans son élan, mais comment faire, avec quel argent, quels moyens ? Si l'on considère la situation en responsable d'État, la seule solution est de nouer des partenariats avec la Chine et d'essayer de la guider afin que les logiques de développement à l'oeuvre correspondent à nos stratégies politiques et respectent l'éthique. À cette fin nous devons agir ensemble – nous ne pouvons pas agir seuls car la situation désormais nous échappe. Or c'est important car la frontière méditerranéenne, c'est notre frontière, notre avenir : il s'y joue, jusqu'au nord du Sahara, dans les mois ou les années qui viennent. Je comprends bien que la stratégie chinoise n'est pas innocente, mais est-ce que les stratégies britannique ou française l'étaient ? Avons-nous toujours fait mieux par le passé ? Ce n'est pas sûr. La seule solution, je le répète, serait de discuter avec la Chine pour lui faire emprunter les voies que nous approuvons.
J'en viens à la question très importante des Ouïghours, des musulmans, des droits de l'homme – on pourrait d'ailleurs ajouter le Tibet. Le point central est que nous n'en avons pas – structurellement – la même vision que les Chinois. Pour nous, l'unité n'est pas une valeur absolue : on fait l'unité – qu'il s'agisse d'une entreprise, d'une équipe de football – pour gagner quelque chose. Nous n'hésiterons pas dès lors à nous diviser car l'unité n'est pas le but ultime. En Chine, dans toute la société, me semble-t-il, l'unité est la valeur absolue tandis que le diviseur est coupable. Je ne suis pas sûr que les Chinois apprécient leur pouvoir politique davantage que les Occidentaux le leur, mais ils savent que leur pays compte 1,4 milliard d'habitants et que l'unité est nécessaire pour qu'il soit gouverné. Aussi, y compris dans la masse populaire, celui qui divise met l'unité du pays en cause. Le scénario de l'horreur, pour les Chinois, c'est Gorbatchev, c'est la division puis l'éclatement de l'empire soviétique ; ils craignent de la même manière la division et l'éclatement de leur empire.
À un nouveau président, à un nouveau premier ministre, à un nouveau responsable, les Chinois expliquent toujours : « Le Tibet, les Ouïghours sont des questions essentielles pour nous parce que nous voulons l'unité ; vous-mêmes, poursuivent-ils, n'accepteriez pas qu'on évoque votre désintégration territoriale. » Nous voyons, nous Européens, dans le Dalaï Lama un fils de Gandhi plutôt qu'un dangereux agitateur politique ; pour les Chinois, il s'agit d'un leader politique en exil qui est une menace de séparatisme. Or, au nom de l'unité, ils sont capables des interventions les plus lourdes. Leur objectif est l'intégration des musulmans à la nation chinoise, étant entendu qu'on accepte les minorités à condition qu'elles ne soient pas dirigées depuis l'extérieur. Le Vatican est en train de se rapprocher de la Chine pour pouvoir « co-nommer » les évêques puisque ceux qu'il a nommés n'étaient jusqu'à présent pas reconnus par le pouvoir et ceux nommés par celui-ci n'étaient pas reconnus par le Saint-Siège. Désormais, les Chinois proposeront les noms des évêques sur lesquels le Vatican pourra mettre son veto. S'il y a un prosélytisme musulman – comme il y a du reste un prosélytisme catholique, les catholiques ayant eux-mêmes soufferts de certaines actions à leur encontre –, le gouvernement n'accepte pas qu'une fraction de la population soit connectée au monde extérieur.
Ce contexte, il est vrai, nous pose un problème politique général. Je puis en tout cas vous affirmer que je n'ai pas assisté à un seul entretien entre un chef de l'État français et des dirigeants chinois sans que la question des droits de l'homme ait été posée – elle fait systématiquement partie des discussions entre les dirigeants des deux pays. L'accord est de n'en pas faire un sujet de polémique publique. Je me souviens ainsi d'un long débat sur les droits de l'homme entre les présidents Sarkozy et Hu Jintao. Les Chinois sont d'ailleurs en la matière très débatteurs et très engagés. Reste que je reconnais que ce que nous lisons ici ou là sur certains événements survenus en Chine nécessite des clarifications. Il revient aux autorités françaises de décider de la dimension à donner à ces discussions. Il convient néanmoins de se montrer très prudent en matière de relations internationales quant à nos objectifs, notamment sur la place que nous donnons à nos intérêts par rapport à nos valeurs. On a pu constater des différences selon les ministres des affaires étrangères et selon la ligne politique suivie. Aujourd'hui, avec le retour de régimes autoritaires partout dans le monde, nous avons tout intérêt à remettre nos valeurs au premier plan de nos préoccupations. Nous devons toutefois demeurer vigilants : tout cela ne soit pas utilisé à des fins polémiques – l'exécutif doit assumer une éthique de responsabilité.
On m'a également interrogé sur la recherche par le ministre des affaires étrangères de l'appui de puissances de bonne volonté et sur sa défense du multilatéralisme. J'apprécie beaucoup Jean-Yves Le Drian comme ministre des affaires étrangères comme je l'ai apprécié quand il était ministre de la défense. J'aurais toutefois ajouté la Chine à la liste des pays qu'il a mentionnés. Dans l'article du Monde qui a été cité, il appelle de ses voeux un « multilatéralisme efficace ». Or nous aurons du mal à faire du multilatéralisme sans la Chine. En effet, si, autour de la table, manque la Chine, vous manquerez beaucoup d'influence. Or, désormais, qui va soutenir l'ONU ? Qui va financer ce multilatéralisme ? Quand vous constatez la remise en cause permanente des fonds publics destinés aux organismes concernés, quand vous voyez la position américaine, vous en concluez que le multilatéralisme va vite avoir un problème de financement. Les États-Unis vont quitter l'UNESCO ; or je vous rappelle que, lorsqu'il est venu à Paris, Xi Jinping a prononcé son discours au siège de l'UNESCO. Si nous ne sommes pas d'accord sur tout, avec les Chinois, reste qu'ils font valoir que l'Asie n'a pas la place qu'elle devrait avoir au sein des instances de l'ONU, encore que l'Inde a peut-être aussi son mot à dire…, et qu'il faudra donc bien un jour réformer toutes les organisations multilatérales – sans oublier l'OMC – et que cela ne pourra pas se faire sans la Chine. Aussi le ministre des affaires étrangères a-t-il raison de tendre la main à certains pays qui ne sont pas aujourd'hui bien placés dans le système, alors que la Chine est déjà membre du Conseil de sécurité – et je pense que c'est pour cette raison qu'il ne l'a pas mentionnée – mais il faut travailler à un nouveau multilatéralisme qui ne pourra qu'inclure les Chinois.
En ce qui concerne les entreprises françaises, ne soyons pas pessimistes : il y a de très belles réussites – ce que fait Michelin en Chine est formidable. Prenez les sous-traitants de l'automobile, Veolia, Faurecia, Plastic Omnium… ces entreprises ont parfois plus de vingt usines en Chine ! Comment se fait-il que les entreprises françaises soient plus motivées pour s'implanter en Chine plutôt qu'en Inde ? En effet, cette dernière a un régime politique qui nous convient mieux… La Chine inscrit son action dans une logique de modernité et investit considérablement dans les universités, dans les laboratoires de recherche. Demain, si nous voulons éviter les GAFA américains, sur qui pourrons-nous nous appuyer ? Nous n'aurons pas trente-six solutions : nous aurons le système chinois et le système américain ; or il faut faire attention à n'être exclu ni de l'un ni de l'autre. Nous devons donc développer de vastes partenariats avec les grands systèmes de recherche et de développement.
Revenons-en aux droits de l'homme qui nous préoccupent beaucoup. Les Chinois, qui utilisaient de l'argent liquide il y a encore quelques années voire seulement quelques mois et qui ne connaissaient pas les cartes bancaires, se sont mis en très peu de temps, tous, à payer avec leur téléphone. Vous n'étiez pas nés, les uns et les autres, quand j'ai commencé à faire de la politique : quand j'allais dans les fermes, les gens commençaient par nous demander d'intervenir pour qu'on leur installe le téléphone ! Le téléphone fixe n'a jamais été une préoccupation pour les Chinois – ils sont tout de suite passés aux technologies avancées et puisqu'ils paient tous avec leur téléphone portable, on sait tout ce qu'ils font et on peut donc évaluer leur comportement ; et, ces informations étant concentrées dans les mains de l'État, le gouvernement chinois peut déterminer s'ils sont ou non de bons citoyens. Cela dit, chez nous, ce n'est pas l'État mais le marché qui concentre ces données… C'est pourquoi, si nous devons nous montrer exigeants sur ce qui se passe chez eux, nous devons également l'être sur ce qui se passe chez nous où nous ne sommes pas exemplaires quant à la protection de l'individu.
Je souhaite à présent dire quelques mots sur la paix. La Chine, à l'horizon de dix ans, est plutôt un facteur de stabilisation internationale – il est plus difficile de se prononcer à l'horizon de vingt ou quarante ans. Parce qu'elle suit cette logique du potentiel de situation, elle entend pouvoir se défendre et donc construire une industrie de défense. Elle a lu le latin comme nous et sait que si l'on veut la paix, il faut préparer la guerre. Elle ne cherche pas à se développer par le biais de l'affrontement, mais par celui de l'influence – logique pacifique qui me conduit à penser que nous avons besoin de la Chine, même si, bien sûr, il convient de rester très vigilant. Face aux pulsions belliqueuses de certaines nations, on peut nouer des partenariats apaisants avec la Chine. Elle vise en effet, j'y insiste, à la stabilité du monde, même si, naturellement c'est notamment pour avancer ses propres pions.
Je terminerai par l'impact sur la France de la guerre commerciale menée par les États-Unis. La question est très compliquée et il est difficile de prévoir comment les choses vont évoluer. Les uns et les autres sont de grands négociateurs – les Américains ne sont pas des enfants de choeur et la Chine et les États-Unis s'espionnent depuis longtemps et par conséquent se connaissent parfaitement de l'intérieur. Le risque, qu'il ne faut pas prendre à la légère, est donc qu'ils s'entendent contre nous ou du moins que nous ne soyons pas les principaux bénéficiaires de l'évolution de leurs relations. Quand je constate l'agressivité de la presse américaine contre la construction européenne, je me dis qu'il faut faire très attention qu'à un moment ou à un autre un accord ne soit pas conclu en faveur de la Chine. Comme l'a dit Alvin Toffler : « La Chine est en nous. » Or les deux tiers des diplômés de sciences et de technologie américains sont d'origine asiatique – la Chine est en eux... Aussi, ce qui pourrait se révéler très dangereux, j'y insiste, c'est que deux forces s'accordent contre la troisième.
C'est pourquoi je recommande que nous recourions un peu à la technique de Kissinger, lequel avait établi des partenariats avec la Chine pour mieux maîtriser la Russie. De la même manière, nous pouvons peut-être compenser les difficultés qui nous viennent de l'Atlantique par une politique euro-asiatique plus positive avec la Russie et avec la Chine, mais dans une perspective d'équilibre et certainement pas dans celle d'abandonner des alliances – tout en restant le plus possible dans le cadre de cette indépendance nationale qui a sans doute été, avec les institutions de la Ve République, l'un des legs les plus importants du général de Gaulle à la France. (Applaudissements.)