Cette communication va me permettre de vous faire part du travail de dialogue politique entre notre Assemblée et la Commission européenne sur un sujet qui est depuis une semaine en pleine actualité. En effet, la question des technologies de santé et de leur réglementation est au coeur du scandale des « implants files », une enquête menée par le Consortium international des journalistes d'investigation et cinquante-neuf médias qui porte sur les dispositifs médicaux et qui pointe l'absence de contrôle du système actuel dans toute l'Europe.
Nous avons, le 8 mars dernier, sur mon rapport, examiné la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant l'évaluation des technologies de la santé et modifiant la directive 201124UE. On entend par « technologies de la santé » les produits pharmaceutiques, les fournitures médicales, les équipements et dispositifs médicaux, mais aussi les actes médicaux et chirurgicaux, ou encore les systèmes de gestion et d'organisation utilisés dans la prévention, le dépistage, le diagnostic, le traitement et la rééducation. L'évaluation des technologies de la santé (ETS) est une évaluation systématique de leurs propriétés, effets etou impacts, réalisée par des organismes spécifiques. Cette ETS permet d'évaluer les conséquences directes ou indirectes, intentionnelles ou non intentionnelles, des technologies de la santé et a pour principal objectif d'informer les décideurs. C'est donc un outil fondamental de la politique de santé publique.
Pour la Commission européenne, la coopération volontaire des États en la matière a atteint ses limites – lenteur des procédures et retards dans l'innovation et accès aux produits – et il faut donc accroître l'engagement des États membres en renforçant la mise en commun des ressources et l'échange d'expertise. Il s'agit en quelque sorte de créer un « marché unique des technologies de la santé » qui évite aux développeurs d'avoir à satisfaire aux exigences nationales en matière de données probantes et leur permettent ainsi de diffuser plus rapidement leurs produits. La Commission européenne propose d'instaurer une procédure contraignante de reconnaissance de quatre types de travaux : les évaluations cliniques communes, les consultations cliniques communes, l'identification des technologies de santé émergentes, ainsi que les coopérations volontaires des autorités nationales dans les domaines qui ne relèvent pas de la coopération obligatoire. Une fois approuvée, l'évaluation clinique commune d'une technologie de santé devrait donc être obligatoirement reprise par les États membres qui procèdent à l'évaluation de cette technologie.
Le 8 mars 2018, notre commission a, d'une part, considéré que le texte était contraire au principe de subsidiarité et empiétait sur les compétences nationales des États en matière de fixation des prix des médicaments et des dispositifs médicaux ; elle a d'autre part estimé que le caractère obligatoire de la participation au processus d'évaluation ainsi qu'à l'utilisation des résultats, était contraire à l'article 168-7 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui précise que « l'action de l'Union est menée dans le respect des responsabilités des États membres en ce qui concerne la définition de leur politique de santé, ainsi que l'organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux. Les responsabilités des États membres incluent la gestion de services de santé et de soins médicaux, ainsi que l'allocation des ressources qui leur sont affectées ».
Bien que cette proposition de résolution européenne n'ait malheureusement pas pu devenir la position définitive de l'Assemblée, nous avons amorcé un dialogue politique sur ce sujet avec la Commission européenne, puisque la Présidente Thillaye a écrit au commissaire chargé de la santé, M. Vytenis Andriukaitis, ainsi qu'au premier vice-président, chargé des relations interinstitutionnelles, M. Frans Timmermans, afin de faire valoir nos arguments tant sur le fond que sur la forme. Mme Elżbieta Bieńkowska, commissaire en charge du marché intérieur et non de la santé, a répondu de manière détaillée à nos différents arguments le 1er août dernier.
La Commission européenne ne considère pas que son texte contrevient au principe de subsidiarité. Les médicaments et les technologies de la santé sont considérés comme des produits qui doivent bénéficier de la libre circulation comme les autres, c'est pourquoi l'utilisation de l'article 114 du TFUE paraît légitime à la Commission. Elle ne considère pas non plus que le texte contrevient à l'article 168, paragraphe 7 du TFUE.
Au Conseil, les positions sont très divisées et aucune majorité ne se dégage vraiment. La position de la France n'a pas évolué sur le fond depuis l'adoption de notre proposition de résolution. Elle est résolument en faveur de la coopération en matière d'ETS - c'est important de le dire clairement - et elle est d'ailleurs partie prenante du réseau de coopération qui fonctionne très bien depuis 2003, avec des évaluations conjointes sur la base du volontariat, et un transfert de méthodes. Ce réseau – dont font partie l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France, qui ont des méthodologies fortes en matière d'ETS – permet aux autres pays, qui sont preneurs de transfert de technologie et de travail sur les masses communes, de bénéficier de son expertise. Mais dans ce cadre, si le travail est commun, les critères pour évaluer ensuite les ETS sont propres à chaque État membre.
La Commission européenne reste à ce jour très attachée au caractère obligatoire de l'évaluation alors que plusieurs pays, France, Allemagne, Grande-Bretagne mais aussi Danemark, Suède, République Tchèque, Pologne, peut-être bientôt l'Italie, y sont totalement opposés. En effet, pour ces derniers, la cotation d'une technologie de la santé est non seulement propre à chaque pays mais elle a aussi une incidence majeure sur la politique des prix et la politique de santé publique. Il y a une disparité entre les États dans l'appréciation de l'innovation, due notamment à des aspects culturels. Par exemple, au Royaume-Uni, un nouveau médicament contre le cancer qui apportera une survie améliorée de trois ou quatre mois, ne sera pas considéré comme une amélioration, alors qu'il le serait en France. A contrario, en France on ne reconnaît pas les innovations galéniques, mais ce n'est pas le cas partout ; il y a des pays où celles-ci sont considérées comme des améliorations. On peut donc comprendre que les autorisations de mise sur marché soient réglées au niveau de l'Union, car il s'agit de mettre sur le marché des produits qui circulent, d'autoriser la commercialisation d'un médicament. Les médicaments sont considérés comme des produits en Europe depuis les années 1960, avec une libre circulation et une harmonisation des produits. Mais les ETS c'est autre chose : il ne s'agit pas juste de savoir si le médicament a le droit de circuler, mais d'évaluer le service médical rendu et donc son taux de remboursement. Il s'agit de coter par rapport à la meilleure stratégie thérapeutique en fonction des résultats démontrés, de la gravité de la maladie, des alternatives thérapeutiques, etc.
En France, la Haute autorité de santé procède à l'ETS et cote l'amélioration du service médical rendu (ASMR) via une échelle de 1 à 5, une ASMR 5 indiquant une efficacité égale à ce qui existe déjà sur le marché national, et une ASMR 1 signalant une innovation majeure à forte valeur ajoutée. En général, 80 % des dossiers ont une ASMR 5 ; une ASMR 1 est très rare, ce fut le cas par exemple du Glivec dans le cadre du cancer du sang. L'avis de la Haute autorité de santé est transmis au Comité économique des produits de santé (CEPS) et aux caisses de sécurité sociale pour déterminer si elles remboursent. Le ministre fixe ensuite le niveau de prix selon l'avis du CEPS, sachant que si pour une ASMR 5, le produit n'est remboursé que s'il est moins cher que la concurrence, pour une ASMR 1, le laboratoire est en position de force par rapport à l'État pour fixer ce prix.
Enlever aux États la possibilité de porter une appréciation sur la cotation de l'amélioration du service médical rendu, cela signifie donc leur enlever la maîtrise de leur politique de remboursement et donc de leur politique de santé publique, alors même que le texte ne règle pas la question du risque d'influence des lobbies. Je crois personnellement qu'il nous faut en effet être très prudent sur ce point. L'actualité nous montre, avec les « implants files », que le risque est réel en matière de dispositifs médicaux et il est sans doute réel pour toutes les technologies de la santé.
Or, la rédaction actuelle du projet de règlement ne permet pas de s'assurer contre le risque de conflit d'intérêts. La rédaction de l'article 6 laisse la possibilité de voir les intérêts économiques primer sur les intérêts de santé publique et la santé des patients dans trois alinéas. À l'alinéa 8, il est prévu que l'évaluateur transmette le projet de rapport d'évaluation clinique commune et le rapport de synthèse au développeur de technologie de la santé concerné et fixe le délai dans lequel le développeur peut présenter ses observations ; à l'alinéa 9, il est proposé que le sous-groupe veille à ce que les parties intéressées, y compris les patients et les experts cliniques, aient la possibilité de présenter des observations pendant l'élaboration du projet de rapport d'évaluation clinique ; l'alinéa 1, enfin, précise que l'évaluateur tient compte des observations formulées par le sous-groupe. En l'état actuel de la rédaction du texte, la place accordée aux développeurs dans le processus d'évaluation n'est pas suffisamment encadrée. Cette remarque vaut aussi pour les patients, qui peuvent être la cible des industriels qui leur « vendent du rêve », et qui ensuite peuvent se retourner contre les autorités si les technologies ne tiennent pas leurs promesses. Il faut une vision globale et s'assurer que la décision finale n'est pas trop influencée par quelque groupe de pression que ce soit. Le contexte actuel plaide pour la plus grande prudence et la mise en place d'un volet régulation fort et efficace pour s'assurer que l'intérêt des patients soit primordial et passe avant les intérêts des industriels et les intérêts économiques. C'est ce que nos concitoyens attendent : ils veulent une Europe qui les protège et qui protège leur santé.
La France apporte son soutien aux amendements qui visent à lutter contre les conflits d'intérêts, sans beaucoup de succès jusqu'à présent ; la commission compétente du Parlement européen, qui globalement soutient le texte, n'a pas supprimé lors de son examen la place offerte à l'industrie pharmaceutique dans l'organisme d'évaluation des technologies de santé proposé par la commission. Elle ne rejette pas en bloc le texte, qui contient des dispositions intéressantes, par exemple, les consultations précoces, qui permettront aux développeurs de technologies se trouvant au stade du développement de demander un avis aux autorités d'ETS sur les données probantes susceptibles d'être demandées plus tard dans le cadre d'une évaluation, ou encore l'étude annuelle d'identification des technologies émergentes censées avoir une incidence majeure sur les patients, la santé publique ou les systèmes de soin.
Mais la France est contre le caractère obligatoire de la participation aux ETS, et, surtout, de la reprise des résultats. Il faut vraiment éviter que les intérêts industriels priment sur les intérêts de santé publique. Elle refuse également que le résultat de l'ETS lie tous les États, et ce d'autant plus que le caractère obligatoire n'est pas indispensable pour accroître l'engagement des États membres et renforcer les échanges et la mise en commun. Ces échanges existent depuis plus de 20 ans dans le cadre de la coopération volontaire que la Commission pourrait pérenniser, par exemple en renforçant ses moyens et en définissant des critères de base ou minimum à prendre en compte pour les ETS nationales. Le partage et l'utilisation des ETS nationales avec les États membres disposant de capacités moindres pourraient ainsi se faire sur une base volontaire et ne requerraient pas un caractère obligatoire. Les États membres pourraient s'engager à rendre obligatoire la mise à disposition des ETS (cliniques ou complètes) auprès d'autres États membres qui pourraient ainsi les reprendre et les adapter s'ils le souhaitent. L'objectif d'amélioration de la disponibilité des technologies innovantes serait atteint sans contraindre les États. Je le répète, la France n'est pas contre le projet de règlement en soi, c'est le caractère obligatoire qui pose problème. Chaque pays doit pouvoir déterminer ce qui relève ou non de la solidarité nationale et de la politique de santé publique, car l'ETS enclenche la procédure de remboursement et de prix.
C'est une bonne chose que la Commission européenne souhaite soutenir la coopération en matière d'évaluation des technologies de la santé et l'innovation ; il nous faut d'ailleurs créer des pôles d'excellence dans ce domaine, je pense en particulier à la question de l'autisme. Mais il ne faut pas se tromper de méthode. Le passage en force, sur une base juridique très contestable, ne peut pas fonctionner. Et il est d'autant plus critiquable qu'il contrevient à l'ambition du Président Juncker de mieux légiférer, en promouvant non pas la contrainte mais les projets communs.
Ceci étant, l'avenir du texte est d'autant plus incertain que les députés européens de la commission de l'environnement et de la santé publique ont, de leur côté, soutenu le caractère obligatoire des évaluations cliniques communes. Selon mes informations, il y a peu de chance que le texte dans ces conditions aboutisse avant la fin de la présidence roumaine, et même finlandaise. C'est donc une affaire à suivre !