Dans l'ensemble des « quatre vieilles » que forment la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion, le rapport des habitants avec la propriété foncière, bâtie ou non bâtie, est extrêmement puissant et imprégné d'histoire. D'ailleurs, comment pourrait-il en être autrement dans des territoires comme les nôtres où l'essentiel des habitants a commencé à faire l'expérience de la liberté et de la propriété privée il y a tout juste 170 ans, une fois libéré de l'infamie de l'esclavage ? L'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises date de 1848 ; et voilà qu'en 2018, les députés de la nation sont appelés à se pencher sur une loi de sortie de l'indivision successorale et de relance de la politique du logement en outre-mer. Mais quel est le rapport, pourriez-vous me demander ?
Je ne ferai offense à personne ici si j'affirme que l'un des ressorts structurels de l'indivision successorale dans les Antilles françaises tient à l'inégale répartition des terres entre les hommes libres de ces sociétés coloniales d'après 1848. Si à l'époque, les anciens esclaves ont arraché eux-mêmes leur propre liberté, l'oligarchie économique et terrienne d'alors a conservé jalousement la majorité du foncier de ces territoires insulaires. Bien évidemment, d'autres ressorts plus contemporains ont accentué l'indivision successorale dans les outre-mer, parmi lesquels on peut citer l'urbanisation et la périurbanisation galopante consécutives à l'aménagement progressif de nos territoires. Vous serez peut-être surpris d'apprendre que la Martinique est la deuxième région française pour la densité de population, derrière l'Île-de-France et devant la Réunion. La proposition de loi visant à faciliter la sortie de l'indivision successorale et à relancer la politique du logement en outre-mer arrive par conséquent à un moment crucial dans l'histoire du logement et de l'aménagement durable dans les outre-mer.
Pourquoi cela ? Parce que, si les outre-mer sont les trésors français de la biodiversité mondiale, là-bas, plus que nulle part ailleurs, il est désormais indispensable de conjuguer le développement raisonné des activités humaines avec l'impératif de préserver nos éco-systèmes.
Les territoires ultramarins sont de véritables écrins naturels. Cependant, parce qu'ils sont essentiellement insulaires, ils ne sont pas extensibles, et sont extrêmement sensibles aux appétits croissants d'urbanisation de nos sociétés modernes. Il est donc essentiel d'y optimiser les opérations de construction, de cession, et de réhabilitation de l'habitat collectif ou individuel.
Or vous n'ignorez pas que, dans les travées de cette même assemblée, le Gouvernement a procédé à une coupe drastique dans les dispositifs fiscaux mis en place pour financer la construction et la réhabilitation du logement social pour les outre-mer. Par le biais de l'article 11 du projet de loi de finances pour 2019, ce sont 60 millions d'euros de dispositifs fiscaux en faveur du logement social dans les outre-mer qui ont été supprimés malgré les protestations des députés, hexagonaux ou non.
Bien évidemment, l'indivision successorale concerne la France dans son ensemble. Cependant, elle reste un enjeu majeur dans les outre-mer, puisqu'elle se conjugue à la crise récurrente du logement dont souffrent ces territoires. Si l'on se réfère à la Martinique, c'est 40 % – oui, 40 % ! – du foncier privé qui peut y être gelé du fait de l'indivision successorale.
Songez au manque à gagner pour le secteur du BTP, mais aussi pour les finances publiques, puisque le recouvrement de l'impôt sur ces biens tombés en indivision n'en est que plus compliqué, et qu'avec le temps, mais aussi du fait d'un manque d'entretien ou d'une vacance chronique, leur valeur décroît ! Songez aussi à tout le circuit économique local que ce foncier bâti ou non bâti pourrait alimenter, s'il était dûment entretenu et partagé entre tous les ayants droit !
Nous n'oublions pas non plus que les collectivités territoriales doivent souvent faire face à de véritables difficultés en matière d'aménagement et d'urbanisme, surtout lorsque les biens en indivision font courir un péril – effondrement, glissement de terrain, ou risque sanitaire – à la population.
Cette proposition de loi va enfin permettre d'adapter le régime juridique en vigueur et de faciliter la sortie de l'indivision successorale, grâce à l'autorisation donnée aux indivisaires possédant plus de la moitié des droits d'un bien à en disposer dans les meilleurs délais.
Pratiquement tous les notaires et avocats de nos territoires ont eu à connaître de dossiers de succession devant être classés « sans suite » ou, au contraire, ayant nécessité un suivi continu au cours des cinquante dernières années. Des actes empreints de subtilités juridiques complexes pour les familles se perpétuent ainsi parfois sur plusieurs générations. Le coût financier pour les familles est vertigineux !
Les affaires de succession sont souvent porteuses de tensions et de crispations qui viennent s'ajouter, pour les familles, à la perte de l'être cher et au temps du deuil qui doit se faire. Il faut comprendre le drame qui se joue derrière cette question lorsque la succession provoque, comme trop souvent, la dislocation des familles, mais aussi la précarité de certains ayants droit : beaucoup de fils et de filles, de neveux et de nièces ont dû abandonner le confort d'une construction, d'un toit familial tombé en indivision, pour vivre en location, et certains se retrouvent même sans domicile fixe.
Cette proposition de loi est finalement une question de bon sens, car de nombreux biens immobiliers sont détenus en indivision par des héritiers souvent nombreux et géographiquement éloignés les uns des autres.
Le texte que nous examinons en deuxième lecture a sensiblement évolué depuis son dépôt initial, il y a un an. Plusieurs nouveaux articles sont venus s'y ajouter, et de nombreux amendements ont été déposés, dont beaucoup ont été adoptés. Pour mémoire, en première lecture à l'Assemblée, seize amendements avaient été discutés en commission, et cinquante-trois en séance publique.
Alors que le texte initial s'intéressait aux collectivités régies par l'article 73 de la Constitution, le débat parlementaire a permis d'étendre à la Polynésie française et à Saint-Pierre-et-Miquelon les dispositions prévues par cette proposition de loi – mais j'ai bien entendu les précisions apportées à ce sujet par Mme la ministre.
Je veux conclure mon propos en rappelant que le rôle qui est le nôtre, en tant que législateurs, est notamment de défaire les noeuds de notre société, et de donner au droit toute l'objectivité et la pertinence qui permettent de faciliter et de fluidifier les relations sociales.
Je veux saluer le travail pugnace, volontaire et sérieux entrepris par les professionnels du droit et des finances publiques, les fonctionnaires territoriaux et de l'État, les élus locaux et les universitaires qui ont ouvert la voie à cette proposition de loi. Je veux enfin saluer la reprise de ce dossier par le député Serge Letchimy, qui lui a donné une issue décisive en associant tous les parlementaires des outre-mer et de la France hexagonale.
Formant le voeu que nous soyons, jusqu'au bout, tous autant que nous sommes, à la hauteur de l'enjeu, je vous invite à adopter cette proposition de loi de façon unanime.