Intervention de Marietta Karamanli

Séance en hémicycle du mardi 29 janvier 2019 à 21h45
Prévention et sanction des violences lors des manifestations — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarietta Karamanli :

La proposition de loi dont nous discutons, adoptée par le Sénat, a été présentée comme visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs.

Même amendée par la commission des lois de notre assemblée, compétente pour en examiner le fond, elle pose deux questions majeures : est-elle nécessaire pour prévenir et dissuader les violences commises par des individus dans les manifestations ? Présente-t-elle le risque d'être utilisée au-delà de ce qui est présenté comme son objet, et de dissuader de nombreux manifestants pacifiques de participer à des manifestations ? Telles sont les deux questions auxquelles je tenterai de répondre lors de cette intervention.

Cet exercice suppose un double rappel préalable. Le premier rappel est que le droit de manifester constitue une liberté fondamentale, même si elle demande à être accompagnée.

Ce droit de manifester est garanti par l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, articles qui précisent que le droit de manifester ne peut s'exercer qu'à la condition de ne pas contrevenir à la sécurité et à l'ordre public. Or cette notion d'ordre public est large, et peut être soumise à interprétation. Il y a donc d'emblée à trouver un équilibre entre la liberté et son encadrement.

Disons clairement que le droit de manifester ne peut pas être soumis à autorisation préalable, ce qui n'exclut pas un cadre à respecter. Les États peuvent ainsi mettre en place un système de déclaration préalable ou de notification, visant à faciliter l'exercice de ce droit, en permettant aux autorités de prendre des mesures pour garantir l'ordre public. C'est le cas en France. Les mots sont importants : si une manifestation peut être interdite par les autorités sur des motifs précis, parler de « manifestation autorisée » relève d'un abus de langage.

De plus, nous disposons déjà d'un cadre, possiblement dissuasif et efficacement répressif, qui comporte d'abord une procédure de déclaration préalable. Selon les dispositions du code de la sécurité intérieure, toute manifestation emportant occupation de la voirie publique implique une déclaration préalable aux autorités compétentes – maire ou préfet – , trois jours francs au moins et quinze jours francs au plus avant la date de la manifestation, voire deux mois avant, à Paris.

La demande fait alors l'objet d'une instruction par les pouvoirs publics, qui s'assurent que l'événement intervienne dans le respect de l'ordre public s'agissant notamment de la présence de services de secours, des assurances nécessaires, de la sécurisation des biens et des personnes.

Puis les autorités compétentes délivrent à l'organisateur de l'événement une autorisation qui peut impliquer des obligations quant aux parcours ou aux horaires. L'interdiction de la manifestation ne peut être justifiée que par le respect de l'ordre public. Ainsi, prenant en considération les impératifs de tranquillité publique, une manifestation nocturne ne sera pas autorisée.

Dans notre droit, le fait d'organiser une manifestation publique sans autorisation est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende, conformément à l'article 431-9 du code pénal. Je rappelle ici qu'en 2016, des policiers qui manifestaient spontanément ont violé les formalités administratives requises pour l'organisation de leurs propres manifestations.

Il existe également des mesures légales de nature dissuasive contre les casseurs. S'agissant des manifestations récentes, plusieurs circulaires et instructions ont d'ores et déjà été données à la police. La participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires, de destructions ou de dégradations est visée par l'article 222-14-2 du code pénal. Le texte permet de poursuivre et d'incriminer des personnes, ainsi que de placer en garde à vue des individus, avant la manifestation.

Dès le 8 décembre dernier, les procureurs de la République ont été incités à délivrer des réquisitions de contrôle d'identité dans les gares de départ vers Paris, les stations de péage autoroutier sur les axes desservant Paris, et les trains circulant à destination de la capitale. Dans ce cadre, la dépêche du ministère insistait sur le fait que les policiers qui effectuaient ces contrôles n'avaient pas à justifier des soupçons ni à identifier des risques d'atteinte à l'ordre public. Les policiers pouvaient contrôler l'identité et fouiller le véhicule des personnes. Et s'ils découvraient des objets par nature licites – outils, boules de pétanque, boulons, autres matériaux projetables, lunettes de piscine, aérosols – , une garde à vue était possible, et même encouragée, selon la circulaire, s'il existait des indices d'un déplacement pour une manifestation. En l'espèce, la présence d'un gilet jaune, pourtant obligatoire dans tout véhicule, suffisait.

Ainsi, la proposition de loi n'est qu'un texte aux contours flous, qui crée un risque pour la liberté et suppose des moyens qui n'ont pas été réfléchis. L'article 1er, qui visait à conférer à l'autorité administrative le pouvoir d'autoriser les forces de sécurité intérieure à procéder à des palpations des personnes à l'entrée et dans le périmètre d'une manifestation a été supprimé par la commission des lois de notre assemblée. Une telle disposition supposait une mobilisation très forte et continue des forces de sécurité. C'est pourquoi nous avons autant insisté en commission sur la question des moyens humains nécessaires. Ce qui paraît facile sur le papier aurait été quasi impossible sur le terrain.

L'article 2, que la commission des lois a maintenu, prévoit la possibilité de prononcer, à l'encontre des individus susceptibles de représenter une menace d'une particulière gravité pour l'ordre public, des interdictions administratives de manifester personnelles, assorties le cas échéant d'une obligation de pointage dans un commissariat ou une gendarmerie. Cette interdiction, qui se fera sans contrôle du juge judiciaire, pourra viser toute personne appartenant à un groupe ou entretenant des relations régulières avec des individus qui incitent à la commission d'actes délictueux, y participent ou la facilitent. Cela n'est rien d'autre qu'une présomption de culpabilité par association.

Ainsi, l'autorité administrative pourra interdire à une personne de manifester, simplement sur la base de ses fréquentations, jugées mauvaises par la police. Alors que M. le ministre a dit que la mesure pourrait concerner quelques centaines de personnes, on pourrait arriver en réalité à des milliers de personnes. Je n'insiste pas, là encore, sur la mobilisation des forces de police qui devront organiser de tels contrôles. Aujourd'hui, nous ne disposons pas de moyens suffisants pour remplir cette mission.

À ce titre, nous vous avons adressé deux demandes lors des débats en commission. Il s'agissait tout d'abord d'avoir accès aux conclusions de la commission, qui ont été rendues le 15 janvier dernier.

Nous souhaitions également connaître dans le détail l'état des moyens humains des forces de l'ordre.

L'article 3 instaurait un fichier national des personnes faisant l'objet d'une interdiction de manifester. Or, en l'état du droit, les personnes condamnées à une peine complémentaire de manifester sont déjà enregistrées dans le traitement des antécédents judiciaires – TAJ – ainsi que dans le fichier des personnes recherchées – FPR. L'article, amendé par la commission, prévoit désormais une inscription au fichier des personnes recherchées.

Pour mémoire, depuis novembre 2015, 639 mesures d'interdiction individuelle de manifester ont été prises, parmi lesquelles 21 dans le cadre des manifestations liées à la COP21, et 574 dans le cadre des manifestations contre la loi travail.

Enfin, l'article 4 renforce la répression de l'infraction de dissimulation volontaire du visage dans des circonstances faisant craindre des troubles à l'ordre public. Actuellement punie d'une contravention de cinquième classe, celle-ci est transformée en un délit puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. Cette modification rendrait possible l'interpellation et la garde à vue, mais le dispositif existant le permet déjà.

En résumé, cette proposition de loi ne fera rien qui ne puisse déjà être fait, mais elle pourra, demain, nuire à la liberté. Deux questions sont posées : apporte-t-elle quelque chose pour prévenir les violences de quelques casseurs ? Il est permis d'en douter. L'efficacité de la répression pénale tient à la dissuasion, c'est-à-dire au risque d'être empêché et d'être puni, non pas à un système administratif reposant sur des interdictions qui supposent, de surcroît, la mobilisation toujours croissante de moyens qui, eux, ne sont pas extensibles.

Ensuite, la proposition de loi présente-t-elle un risque pour un mouvement social pacifique, mais à l'occasion duquel quelques débordements sont toujours à craindre ? Oui, ce risque existe ! Il ne s'agit nullement de faire un procès d'intention mais de souligner le risque de voir une législation aux contours flous utilisée à une autre fin.

Je rappelle notre attachement à l'état de droit ainsi qu'à nos libertés fondamentales. Mais, parallèlement, nous dénonçons le comportement des casseurs.

Je voudrais ici insister sur deux caractéristiques de la législation à la française qu'illustre cette loi. Nous devrions nous inspirer des pays étrangers, de l'Allemagne par exemple qui connaît aussi des groupes très violents mais dont la doctrine est différente. À ce propos, monsieur le ministre, en commission, vous avez reconnu la nécessité de faire évoluer notre doctrine aujourd'hui.

Pour reprendre une expression du Conseil d'État, notre législation est aujourd'hui à l'état gazeux, non stable. Je l'ai dit lors de la discussion du projet de loi de programmation et de réforme de la justice, nous adoptons des lois pénales à répétition – un auteur a pu dire que c'était un chantier ininterrompu, mais sans architecte et souvent sans les moyens à la hauteur des déclarations.

Ce texte relève du pointillisme législatif. C'est une proposition de loi hâtive et dépourvue de vue d'ensemble pour satisfaire une opinion qui s'inquiète de débordements violents.

Pourtant, derrière les mots qui se veulent rassurants, les forces de sécurité traditionnelles sont constamment mises à mal : renseignement réorganisé et affaibli il y a dix ans ; faiblesse du nombre de nouveaux CRS formés : combien seront-ils en 2019 ? On parle de quelques dizaines dans la dernière promotion, là où il en manque 1 000 – il faudra plusieurs années pour atteindre ce chiffre, sans compter la crise des vocations ; les stratégies de terrain de la police lors des manifestations semblent avoir été adaptées et repensées – c'est ce que disent certains agents de la force publique – , ce qui demande également de l'organisation.

Deuxième et dernière observation – je n'utiliserai pas les trente minutes qui me sont imparties, mon but n'est pas d'épuiser mon temps de parole mais de parler du fond – , si le rétablissement de l'ordre est un créneau politique porteur pour une majorité quelle qu'elle soit, une réponse pénale asymétrique et insuffisamment pensée ne saurait garantir ce retour à l'ordre.

Ce sont donc là les raisons – l'arsenal pénal existant et les craintes pour les libertés fondamentales que nous avons toujours défendues – qui m'amènent, au nom du groupe Socialistes, à demander le rejet préalable de cette proposition. J'invite le Gouvernement, la majorité et l'ensemble de l'Assemblée à travailler différemment en prenant le temps nécessaire pour adopter un texte si cela s'avérait nécessaire.

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