« L'Europe doit être le chef de file d'une transition écologique efficace et équitable ». C'est, pour le Président de la République, la « quatrième clé » de la souveraineté d'une Union européenne refondée, formulée dans son discours à La Sorbonne la semaine dernière.
Les débats autour du renouvellement de l'autorisation du glyphosate, substance active connue pour ses propriétés herbicides et accusée d'avoir des effets négatifs pour la santé humaine, nous fournissent, il me semble, l'occasion de voir comment, pour ce cas particulier, cette exigence posée par le Président de la République pourrait être mise en oeuvre et, en même temps, d'en tirer des enseignements plus larges.
Breveté au début des années 1970 - le brevet a expiré en l'an 2000 - et introduit sur le marché en 1974 comme herbicide à large spectre, le glyphosate est très vite devenu l'herbicide le plus vendu au monde. Plus de 750 produits contenant du glyphosate sont actuellement enregistrés en Europe pour une utilisation sur les cultures - le développement rapide des sojas et maïs transgéniques tolérants au glyphosate a eu un effet de cercle d'entraînement - mais aussi pour des usages urbains et domestiques. Mais les pays favorables à ces cultures tolérantes ne sont pas les seuls à l'avoir adopté : des pays soucieux de l'environnement, comme le Danemark, aussi.
En mars 2015, le Centre international de recherche sur le cancer, une agence de l'Organisation mondiale de la santé chargée d'inventorier et de classer les agents cancérigènes, a averti de la dangerosité probable de la substance, jugée cancérigène pour les animaux et probablement pour les humains. C'est cette annonce qui explique en partie comment nous sommes passés, en 2016, d'une demande de renouvellement pour quinze ans à une extension de l'autorisation existante pour dix-huit mois. L'autorisation d'utilisation dans l'Union européenne du glyphosate expirait en effet le 30 juin 2016. Une procédure de réautorisation a donc été lancée, dès 2013.
L'EFSA a remis son avis le 12 novembre 2015, estimant que le glyphosate n'était probablement pas cancérigène. En contradiction donc avec l'avis du CIRC de mars 2015 déclenchant un âpre débat scientifique, tant sur le fond - le caractère nocif de la substance - que sur la forme - le respect des critères scientifiques usuels et des règles de déontologie. Vif débat suscité également par la détection de plus en plus importante du glyphosate et de ses résidus dans le corps humain et dans l'environnement. Les opinions publiques et la société civile se sont alors mobilisées contre cette substance. Et les États membres se sont divisés.
L'Allemagne, pourtant l'État rapporteur dans le processus EFSA, a saisi en mars 2016 une autre agence européenne, l'Agence européenne des produits chimiques (elle aussi mieux connue sous son acronyme anglais, l'ECHA) d'une demande de classification du glyphosate. Jugeant ne pas avoir de raisons, au vu des conclusions de l'EFSA, de traiter ce cas de manière différente par rapport à d'autres substances, et s'estimant même tenue par les conclusions de cette dernière, la Commission a, en mars 2016 également, officiellement saisi le comité permanent compétent. Mais elle n'a jamais réussi à réunir de majorité qualifiée pour cette approbation. Elle avait d'abord envisagé un renouvellement de l'autorisation pour quinze ans, la durée maximale, soit jusqu'en 2031, tout en s'engageant à revoir sans délai cette autorisation en cas de classement défavorable du glyphosate par l'ECHA.
Lors des échanges informels, cette position de la Commission est apparue soutenue par une majorité d'États membres, mais sans atteindre la majorité qualifiée nécessaire à l'adoption. Le Parlement européen a adopté en avril 2016 une résolution proposant un renouvellement pour sept ans assorti de conditions d'utilisations (interdiction de vente du produit aux particuliers et de son utilisation dans les parcs, jardins et aires de jeux publics). La Commission européenne a alors proposé en mai un renouvellement pour neuf ans. Elle n'a pas repris les conditions d'utilisations suggérées par le Parlement européen - qu'elle considère relever des États membres - mais a proposé que ces derniers encouragent la mise en oeuvre de mesures de gestion intégrées et d'approches alternatives. Cette proposition n'a pas, elle non plus, réussi à recueillir un avis favorable d'un nombre d'États membres suffisants pour la majorité qualifiée en dépit du ralliement de deux États membres.
Face au « saut de la falaise » que représentait l'expiration de l'autorisation existante, la Commission a alors proposé en juin 2016 d'attendre l'avis de l'ECHA. Cette proposition de prolongation de l'autorisation existante jusqu'à la fin de la procédure en cours, limitée à six mois à compter de la réception de l'avis de l'ECHA tout en fixant une date butoir au 31 décembre 2017 (soit au total dix-huit mois), n'a pas, elle non plus, recueilli de majorité qualifiée. Ni en comité, ni en comité d'appel. C'est donc finalement la Commission européenne seule qui l'a adoptée, le 29 juin 2016, conformément à la procédure en situation d'absence d'avis du comité.
Le 15 mars 2017, l'ECHA a confirmé que les preuves scientifiques disponibles ne permettaient pas de classer le glyphosate comme substance cancérigène, mutagène ou reprotoxique, mais a proposé le maintien de la classification actuelle du glyphosate comme substance causant des dommages sérieux à la vie aquatique avec des effets de long terme. La réception formelle de cet avis, le 15 juin, a alors fixé le terme de la prolongation décidée l'année dernière : ce sera le 15 décembre prochain. Le 16 mai dernier, le collège des Commissaires a réactivé la procédure, en retenant un renouvellement de l'autorisation pour dix ans. Cette durée pourrait être, selon des informations relayées par la presse, un compromis retenu par le Commissaire à la Santé Venyis Andriukatis entre la position de son collègue à l'Agriculture, Phil Hogan, favorable à un renouvellement pour quinze ans, et celle de ses collègues à l'Environnement et à la Concurrence, les Commissaires Vella et Vestager, partisans d'une durée inférieure. Le compte rendu de la réunion des Commissaires ne fait toutefois pas mention d'une telle divergence de positions.
Le comité permanent a repris ses travaux, en juillet dernier, et aujourd'hui même. Les États sont toujours divisés et les opinions publiques toujours mobilisées : une Initiative Citoyenne Européenne lancée début 2017 a déjà recueilli plus de 1,4 million de signatures. Le résultat annoncé par l'ECHA a fait vivement réagir les associations de défense de l'environnement, qui ont alors dénoncé des conflits d'intérêt également au sein de cette agence.
Quels enseignements pouvons-nous tirer ? Avec sa proposition d'extension pour une durée limitée de l'autorisation existante, la Commission européenne - et finalement les États membres aussi - ont temporisé, en espérant que la pression de la société civile retomberait. Or cette pression n'est pas retombée. Au contraire, elle a été attisée par ces concessions successives et les accusations visant Monsanto - dissimulation de certaines preuves du danger sanitaire de son herbicide vedette, le « Round-Up » et financement de publication de fausses preuves scientifiques favorables - dans le contexte du Dieselgate, qui a renforcé encore cette image de la force des lobbies au regard des préoccupations de santé.
Cette pression ne retombera pas sans une action résolue à au moins deux niveaux pour recréer de la confiance.
D'abord, celui de l'évaluation scientifique européenne du risque. La procédure d'évaluation suivie par l'EFSA, par rapport à celle suivie par le CIRC, a été remise en cause sur deux points en particulier : l'analyse de données résultant de tests réalisés par les demandeurs de l'autorisation eux-mêmes, les données brutes à la base des résultats étant protégées, et le degré d'indépendance des experts. Il faut donc une capacité d'évaluation européenne plus transparente, mieux financée et exempte de conflits d'intérêts. Comment abonder ce besoin de financement supplémentaire ? Cela peut être sur fonds européens - dans ce cas, il faudra y être très attentif lors de la discussion qui va s'engager sur le prochain cadre financier pluriannuel. Cela peut être aussi le bénéficiaire, l'industrie, à la condition que les études soient réalisées par un organisme indépendant. La première solution est préférable à mes yeux, pour garantir une complète indépendance. C'est également le cas pour les conflits d'intérêt. Les règles européennes sont contradictoires : ainsi le programme Horizon 2020 rend obligatoire la collaboration entre scientifiques et industriels. Quel est alors le niveau de collaboration acceptable ? C'est au politique de le définir, et cela nécessite de modifier le cadre réglementaire de ces différentes agences.
Le deuxième niveau d'action est donc politique. En février dernier, la Commission a proposé des modifications de la procédure de comitologie afin de renforcer la transparence sur les positions adoptées par les États membres, de définir des orientations politiques plus précises et d'introduire davantage de responsabilité dans le processus décisionnel en faisant intervenir les ministres au niveau du comité d'appel. Le Commissaire Andriukaitis a réaffirmé sa volonté de ne pas réapprouver le glyphosate sans le soutien d'une majorité qualifiée. Tout en prenant garde à ce que chacun - et donc la Commission aussi - assume la plénitude des missions qui lui incombent, une plus grande transparence des positions de chacun des acteurs européens aurait au moins la vertu de conférer une plus grande légitimité démocratique à ces décisions sur des substances controversées.
Dans l'immédiat, et la Commission européenne l'a souligné, les États membres peuvent, s'ils le souhaitent, interdire ou restreindre sur leur territoire l'utilisation des produits finis herbicides ou pesticides dont la substance active est autorisée au niveau européen. Notre pays n'a pas attendu pour agir : l'utilisation du glyphosate par les collectivités dans les espaces ouverts au public est interdite depuis le 1er janvier 2017 ; son utilisation par les particuliers le sera également à partir du 1er janvier 2019. Reste donc principalement la question de l'usage agricole. Et j'en reviens ici à l'idée de transition vers une agriculture durable et sans danger pour les consommateurs, les professionnels et les écosystèmes, avec laquelle j'avais commencé mon propos. C'est une priorité pour la France : le Président de la République mardi dernier à la Sorbonne comme le Premier ministre lundi 25 septembre dans son communiqué ont été très clairs sur ce point. Il est également évident qu'une ou des actions simplement nationales introduiraient une distorsion de concurrence au détriment des agriculteurs des pays concernés : en vertu de la libre circulation des biens, des produits issus de cultures utilisant le glyphosate pourraient continuer à être vendus. Le risque de fraude ne doit pas être négligé non plus. Et, nous l'avons vu, ces distorsions sont utilisées pour affaiblir l'idée de solidarité européenne.
La France s'était opposée aux premières propositions de renouvellement pour quinze ou dix ans formulées par la Commission européenne. Elle s'est donc logiquement opposée à celle formulée en mai dernier. Mais retirer dans un peu plus de deux mois, l'autorisation du glyphosate en Europe n'est pas possible, de mon point de vue : il n'y a pas de substitution possible pour tous les usages et pour toutes les surfaces concernées.
Certes, d'autres méthodes ou d'autres produits sont mis en avant dans le débat public. Mais les premières ne sont pas adaptées aux grosses exploitations agricoles et l'interdiction du glyphosate serait néfaste aux agriculteurs qui pratiquent les techniques culturales simplifiées, sans labour. Moins de capture de carbone dans les sols et des passages de tracteur en plus, cela signifie un impact négatif sur les émissions de gaz à effet de serre de ce secteur, contraire aux engagements que nous avons pris dans l'Accord de Paris. Quant aux seconds, plus chers, ils déséquilibreraient l'équilibre économique déjà fragile des exploitations.
En conclusion, il faut donc trouver une solution de compromis que – idéalement – les États membres puissent endosser par un vote.
Ce compromis, comme l'a dit le Président de la République dans son discours à la Sorbonne la semaine dernière, c'est « une Europe qui garantit notre vision exigeante du développement durable, c'est aussi une Europe de la sécurité et de la souveraineté alimentaires ». C'est rendre l'agriculture européenne moins dépendante des pesticides, en tenant compte de l'état de la recherche et en agissant sur tous les leviers : produits de substitution, méthodes de culture, etc., tout en préservant notre capacité à assurer notre sécurité alimentaire et notre rôle pour nourrir la planète.
C'est bien le processus décrit par le Premier ministre la semaine dernière, que la France promeut pour elle-même, mais aussi pour l'Union. Avant la fin de l'année et en fonction des conclusions des « États généraux de l'alimentation », les ministres de la Transition écologique et de l'Agriculture doivent présenter un plan de sortie du glyphosate.
Saurons-nous convaincre nos partenaires ? Je l'espère. Quel sera le contenu de ce plan ? Il est trop tôt pour le dire. Quel sera son calendrier ? On peut envisager différentes hypothèses, à partir de ce que les uns et les autres ont dit. Le Parlement européen avait envisagé sept ans ; sept ans, c'est aussi – finalement – l'horizon temporel que nous a proposé le Président de la République dans son discours de la Sorbonne. Le ministre de l'Agriculture a évoqué une prolongation de cinq à sept ans de manière à accompagner les changements dans les pratiques agricoles.
Les positions des uns et des autres sur la proposition à dix ans ne sont pas toutes connues ; une proposition alternative rebattrait très certainement les cartes. Je note quand même que l'Allemagne depuis le 24 septembre et l'Autriche après le 15 octobre sont et seront dans l'attente d'un nouveau gouvernement, ce qui pourrait obérer leur capacité à soutenir par un vote positif une proposition de compromis, qui doit encore être présentée. Pour ma part, il me semble que cinq années pourraient être un compromis acceptable pour aboutir à la mise en place de recherches, qui, je le souligne, doivent être dirigées et financées par des instances publiques européennes, afin d'éviter que ce soit des multinationales qui mettent sur le marché des produits de substitution, en fixant un niveau de prix très élevé faute de concurrence.