Intervention de Clémentine Autain

Séance en hémicycle du jeudi 14 février 2019 à 9h30
Approbation d'une convention fiscale avec le luxembourg — Motion d'ajournement

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaClémentine Autain :

… au moment même où il faudrait investir dans la lutte contre l'évasion fiscale. Ne nous y trompons pas : celle-ci exige un investissement, des personnels qualifiés, des outils adaptés. Les multinationales ont des moyens pour trouver les niches et les façons d'optimiser. Il est évident qu'il faut mettre en face des moyens colossaux si l'on veut les attraper et faire en sorte qu'elles paient ce qu'elles doivent payer. Lorsque M. Darmanin nous annonce que le fisc va avoir recours à Facebook et aux réseaux sociaux pour lutter contre la fraude fiscale, on a envie de lui expliquer que les multinationales ne s'échangent pas des clichés de leurs montages financiers sur la Toile. C'est une plaisanterie ! Il faut bien évidemment procéder différemment. On a aussi envie de lui parler de Mme Montoya qui, en 2016, se trouvait officiellement à la tête de 11 000 entreprises, alors qu'elle habite – ne riez pas – une banlieue populaire de Panama City. Toutefois, Mme Montoya est aussi une ancienne employée du cabinet Mossack Fonseca, rendu célèbre par les Panama papers.

On voudrait encore lui parler des montages fiscaux effectués en Allemagne et ailleurs pour transformer les impôts en profits par l'intermédiaire du remboursement des taxes sur les dividendes. On atteint là des sommets d'indécence ! Non contents de priver l'État de ressources destinées à la redistribution, des traders, des banques et des cabinets d'avocats ont profité des niches pour se faire rémunérer leur propre évasion fiscale. Cette fraude, dévoilée sous le nom de CumEx Files, a coûté aux contribuables européens plus de 50 milliards d'euros. Parmi les coupables, certains sont français, comme la BNP Paribas, la Société générale ou le Crédit agricole.

À cette industrie de l'évasion fiscale, il faut opposer une volonté politique farouche, qui se donne les moyens d'agir efficacement. En refusant le principe de redistribution et en faisant peser sur les solidarités nationales l'égoïsme de quelques-uns, l'évasion fiscale porte en elle la négation de ce qui nous rassemble. Elle est une attaque en règle contre les services publics et les règles fondamentales de notre République, à commencer par celle, essentielle, de l'égalité devant l'impôt.

En définitive, quel est le monde dont rêvent ces investisseurs du malheur ? C'est une jungle mondialisée, où règnent l'argent et la prédation économique ; c'est un monde sans arbitrage, où les grands mangent les petits ; c'est un monde complètement sclérosé du fait des inégalités, un monde qui se nourrit de celles-ci tout en les amplifiant ; c'est un monde animé par le seul profit, un monde où il n'y a plus de services publics, où la solidarité nationale est perçue non plus comme un facteur de progrès, mais comme un obstacle à la fameuse liberté d'entreprendre. C'est un monde, mes chers collègues, dont nous ne voulons pas. Malheureusement, nous vivons déjà un peu, voire beaucoup, dans ce monde-là. L'avenir nous dira comment les choses tourneront, mais nous sommes déjà confrontés à une situation proprement inacceptable. Face à elle, on ne peut pas se satisfaire de petits pas ou de petites conventions.

On a parfois bien du mal à distinguer l'évasion fiscale de l'optimisation fiscale agressive, à l'heure où les États rivalisent d'ingéniosité pour offrir des avantages fiscaux aux entreprises. Peut-être les gouvernements pensent-ils pouvoir assécher l'évasion fiscale en allégeant les cotisations. Après tout, se disent-ils, quand il n'y aura plus de taxes, les entreprises ne voudront peut-être plus partir. À ce jeu, on compte un perdant : la majorité de la population, qui se paupérise au gré du ruissellement qui va du bas vers le haut – c'est aujourd'hui la réalité de l'économie mondiale.

Ce serait faire preuve d'aveuglement que de ne pas remarquer les efforts réalisés par la France dans la course au moins-disant fiscal. Le Gouvernement a multiplié les avantages fiscaux pour les grandes entreprises. Il a allégé l'exit tax. Le taux de l'impôt sur les sociétés en France va être réduit progressivement de 33 % à 22 % à l'horizon 2022. De surcroît, je parle ici du taux nominal, qui cache tous les dispositifs permettant aux grandes entreprises de réduire encore leur ardoise fiscale : il existe en France près de 500 niches, qui représentent une perte de près de 100 milliards d'euros chaque année pour l'État. Est-ce une coïncidence ? C'est à peu près le montant de l'évasion fiscale qui creuse annuellement les caisses de l'État. Pendant ce temps, on nous explique que les caisses sont vides et qu'il va falloir faire des efforts, on dit aux retraités qu'ils devront y contribuer par l'intermédiaire d'une hausse de la CSG – contribution sociale généralisée – , on nous annonce qu'il faudra renoncer au remboursement de certains médicaments, que l'on va rogner le montant des APL, les aides personnelles au logement, et j'en passe. En définitive, on demande à ceux qui ont le moins de cotiser pour renflouer des caisses vides parce que les plus riches jouent un jeu international qui leur permet de se gaver. Voilà la réalité de notre société – et voilà pourquoi il faut une main ferme et déterminée pour contrer cette logique.

La course visant à diminuer la fiscalité des entreprises est donc une profonde erreur. Elle revient à vouloir réduire le dopage dans un marathon en offrant aux tricheurs une longueur d'avance.

Prenons, par exemple, le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi, le CICE : BNP Paribas a déclaré, en 2015, 134 millions d'euros de bénéfices aux îles Caïmans, pour un chiffre d'affaires de 39 millions d'euros, sans déclarer un employé et sans payer 1 euro d'impôt. Nul besoin d'être doué en mathématiques pour remarquer une légère incohérence dans la comptabilité ! La même banque s'est vu accorder en 2014 plus de 39 millions d'euros au titre du CICE. Cela signifie que la puissance publique met au pot au profit d'entreprises qui optimisent leur fiscalité et font s'évader leur argent. D'une certaine manière, nous cotisons pour cette évasion fiscale et l'enrichissement de ceux qui ont le plus.

En outre, la pratique qui consiste à essayer de séduire les entreprises par une fiscalité arrangeante est particulièrement dangereuse, parce que nous sommes sûrs de perdre la course. Nous débattons aujourd'hui du cas du Luxembourg, mais la liste des paradis fiscaux est longue et celle des pays prêts à dérouler le tapis rouge aux multinationales l'est encore plus. Devons-nous suivre cette pente mortifère ? Où sera la limite ?

L'affaiblissement de l'État social se fait toujours au détriment des droits. La volonté affichée par certains de fonder une politique sur le seul impératif de la performance économique est une menace directe pour la démocratie. Le capitalisme, qui devait, si l'on en croit ce qu'on nous a raconté au XXe siècle, apporter la démocratie et l'épanouissement aux peuples, se révèle pour ce qu'il est : un vecteur d'appauvrissement du plus grand nombre et de reculs démocratiques.

Prenez par exemple les tribunaux d'arbitrage, qui donnent aujourd'hui aux multinationales la possibilité de contester les législations sociales et environnementales décidées par les États, donc par les populations. Franchement, n'y aura-t-il pas de limites ?

Face aux forts, mes chers collègues, je le dis et le répète, nous devons être forts. Nous devons tenir tête aux multinationales, dont le poids économique est parfois supérieur à celui des États. C'est le cas de Walmart, par exemple, qui pèse plus lourd que l'économie suisse. Cette entreprise a déclaré vingt-deux sociétés dans un pays européen sans y détenir un seul magasin, tout en y déclarant 1,3 milliard de bénéfices. Quel était ce pays ? Je vous le donne en mille : le Luxembourg.

Pour notre part, nous ne voulons pas d'une puissance publique impuissante face à un capitalisme débridé. Nous voulons que le bien commun, l'égalité et le partage des richesses soient supérieurs aux logiques du profit et à la loi du marché. Partout où l'État s'efface devant les grands groupes et les intérêts du capital, emportant dans son sillage les services publics et le lien de confiance entre les citoyens et les institutions, le pacte social s'érode un peu plus. On le voit actuellement avec les « gilets jaunes », qui réclament à cor et à cris un rétablissement de l'ISF – impôt de solidarité sur la fortune – mais, au fond, visent le mécanisme qui s'abat sur eux et favorise toujours les plus forts.

Vous m'objecterez, et n'avez d'ailleurs pas manqué de le faire, que la lutte doit se mener à l'échelle européenne et mondiale, que c'est ainsi, que le réalisme l'exige. Mais le réalisme, c'est aussi de constater que les petits pas sont inopérants contre l'évasion fiscale. On nous oppose le risque d'une fuite des capitaux. Mais il n'est pas question de faire de notre République, de la France, un pays qui ressemble au Luxembourg ou à la City de Londres, à ces villes d'où l'on a chassé les pauvres, où le centre financier est fort et compétitif mais où la population est totalement exclue des richesses accumulées.

Nous pouvons, et nous devons, je le crois, ouvrir la voie. Mais, pour cela, il faut avoir une certaine conscience des choses. Je veux ainsi dire ma consternation au sujet du prix du « meilleur plan de vigilance », remis au sein de notre assemblée le 12 décembre dernier par un jury dans lequel était représenté le Gouvernement – je ne sais si vous vous en souvenez. Je passe sur la transformation d'un dispositif ambitieux en opération de communication, pour rappeler que le lauréat ne fut autre qu'Orange, entreprise qui n'a pas payé d'impôt sur les bénéfices des sociétés pendant dix ans. De tels actes, je crois, sont révélateurs de ce que l'on a en tête : ils traduisent cette lâcheté vis-à-vis des puissants.

Nous devons défendre, au niveau européen, la proposition d'un reporting pays par pays, qui contraindrait chaque multinationale à plus de transparence sur ses bénéfices et sur les impôts qu'elle verse, pour chacune de ses filiales. Au niveau national, ce reporting a été censuré par le Conseil constitutionnel au nom de la liberté d'entreprendre. Il aurait fallu lui rappeler que les informations demandées sont des informations de base, que les concurrents les détiennent déjà, et qu'à la liberté d'entreprendre nous pouvons opposer l'égalité des droits et la liberté tout court ; car pour rendre la liberté effective, il faut la faire vivre, donc donner à chacun les moyens de vivre dignement.

Nous aurions pu apprendre des choses intéressantes. Le reporting pays par pays pour les banques françaises, en effet, a d'abord été adopté en France avec la loi bancaire de 2013, avant de faire l'objet d'exigences identiques de la part de l'Union européenne pour toutes ses banques. Nous avons alors tous pris conscience de l'ampleur de la déconnexion entre les jeux d'écriture. Les banques françaises réalisent un tiers de leurs bénéfices internationaux dans les paradis fiscaux, alors même qu'elles n'y réalisent qu'un quart de leurs activités internationales, n'y paient qu'un cinquième de leurs impôts et n'y emploient qu'un sixième de leurs salariés.

Nous devons, je crois, oeuvrer pour garantir de nouveaux droits et pour hisser l'harmonisation européenne vers le haut, constamment. Cela veut dire aussi que nous devons refuser et dénoncer avec vigueur le dumping fiscal et social à l'oeuvre chez certains partenaires européens, comme le Luxembourg. Ce plaidoyer en faveur d'une parole politique à la fois exigeante et porteuse d'émancipation humaine m'amène donc à faire une lecture pour le moins critique de la convention que l'on nous demande d'approuver.

Déjà, et c'est une remarque sur la forme – mais la forme n'est-ce pas le fond remonté à la surface ? – , je tiens à rappeler que cette convention n'est pas amendable. Je regrette, et cela a déjà été dit en commission, que nous ne puissions y apporter des modifications qui auraient été débattues en séance. Nous aurions pu imaginer, par exemple, un impôt commun aux deux pays, une interdiction pure et simple des transferts de bénéfices ou encore une amélioration de la définition de la notion d'« établissement stable », ce qui faciliterait la taxation des entreprises numériques. Nous avons beaucoup d'idées en la matière. Vous nous reprochez souvent de nous opposer sans proposer mais, sur l'évasion fiscale, je puis vous assurer que nous avons une liste très longue de propositions qui rendraient possible une orientation politique alternative. Nous pourrions alors récupérer, enfin, l'argent qui devrait abonder le pot commun.

M. Paluszkiewicz, rapporteur pour avis sur ce texte, a par ailleurs expliqué en commission que le Luxembourg n'était plus un paradis fiscal. Je me permets de vous renvoyer, monsieur, au rapport d'Oxfam qui, en utilisant les critères de l'Union européenne, place bel et bien ce pays sur la liste des paradis fiscaux. Gommer une partie de cette liste est chose facile : cela vous permet de raconter tout et n'importe quoi. Je vous renvoie aussi à l'arrangement fiscal secret passé entre Amazon et le fisc luxembourgeois, arrangement qui s'est soldé par une demande de remboursement, de la part de la Commission européenne, de 250 millions d'euros.

Je vous renvoie également à une anecdote qui me paraît très significative. Pierre Moscovici, commissaire européen, ayant invité sept pays de l'Union à mettre un terme à la planification fiscale agressive, s'étant entendu répondre, de la part du Premier ministre luxembourgeois, que l'Union européenne, dans son principe, n'a pas à désigner un pays contre un autre. Mais quel est réellement le pays – qui plus est, membre fondateur de l'Union européenne – qui se désigne lui-même contre tous les autres en se faisant l'artisan du dumping fiscal le plus féroce ? Le Luxembourg, évidemment. La lutte contre l'évasion fiscale suppose d'avoir un regard lucide sur la situation de nos partenaires économiques, fussent-ils européens.

« On ne combat bien que ce que l'on voit vraiment », nous dit Clara dans Casse-noisette. Cette phrase me paraît simple et lucide. En l'occurrence, nous ne pouvons pas nous satisfaire d'un texte faisant l'objet d'un rapport qui reconnaît lui-même la lenteur des avancées du droit européen en matière fiscale. Le scandale de l'évasion fiscale devrait tous nous réunir. Même la majorité devrait être sensible aux enjeux de distorsion de concurrence qu'elle implique, à défaut de l'être au principe de l'égalité devant l'impôt.

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