Je dois avouer m'être, moi aussi, interrogé sur mon apport, puisque depuis une trentaine d'années, j'étudie la dynamique de l'électorat plus que l'évolution des organisations. Cela étant, cette commission d'enquête n'aurait pas été créée si des millions d'électeurs n'avaient pas voté pour une force née dans la matrice de l'extrême droite du début des années 1970 et qui a vraiment existé comme force politique dans les années 1980. C'est de ce contexte que je parlerai aujourd'hui.
Comment définir l'extrême droite ? C'est une tendance politique dure, bien constituée, pérenne, mais c'est en même temps un concept mou, comme le sont d'ailleurs le libéralisme ou le socialisme, l'extrême gauche, la gauche ou la droite. Au fil des deux derniers siècles, par strates successives, s'est constituée une extrême droite plurielle. Méfions-nous de ceux qui parlent de la gauche, de la droite, de l'extrême droite. Sur le plan intellectuel, il est bien plus pertinent de parler des gauches, des droites, des extrêmes droites.
Pour faire simple, après la Révolution se manifeste une extrême droite réactionnaire au sens étymologique. De grands intellectuels et de grandes organisations comme l'Action française à la fin du XIXe siècle rêvaient d'un retour à un régime monarchique. Restent aujourd'hui de petites organisations et des organes de presse revendiquant cet héritage : ils sont peu nombreux mais fournissent les militants les mieux structurés intellectuellement. Puis se constitue à la fin des années 1880, dans un contexte qui rappelle beaucoup ce qui se passe aujourd'hui, une extrême droite que l'on appellera nationale-populiste, selon le terme suggéré par Michel Winock ainsi que par Pierre-André Taguieff. Elle est incarnée par le boulangisme. Mais autour du général Boulanger se rassemblent des hommes venant de l'extrême gauche comme de l'extrême droite. Ce national-populisme est pluriel, nullement axé sur la nostalgie, mais très en prise avec les problèmes économiques et sociaux de son temps et il mène une critique très forte du régime. Se constitue ensuite dans les années 1920 et 1930 une extrême droite de type fasciste. On retrouve ces traditions dans les organisations actuelles : ce qui reste de l'Action française est dans la filière réactionnaire, l'Œuvre française se situe dans une filière fasciste et les identitaires jouent sur des thématiques qui sont plutôt national-populistes. Ces extrêmes droites n'ont jamais réussi à se fédérer, en dépit des fantasmes de beaucoup d'acteurs et d'observateurs à propos d'une « internationale noire ».
Après la guerre, les extrêmes droites devinrent marginales. Des organisations comme l'Œuvre française ou les frères Sidos subsistaient et sont encore là aujourd'hui. D'autres, comme les identitaires, se créaient sur des problématiques très contemporaines qui parlent bien au-delà de ces seuls groupes, ce qui fait leur chambre d'écho. Il faut bien distinguer le groupuscule de sa chambre d'écho. Lorsque le groupuscule ne se parle qu'à lui-même, cela limite considérablement son importance mais certains ont une chambre d'écho, une résonance bien plus générale et là c'est une toute autre affaire. Sur ce point, je partage les constats de Valérie Igounet sur la diffusion et l'admissibilité croissantes de leurs thèses dans des couches de plus en plus larges de la population. Soyons aussi conscients de l'impact du renouvellement des générations à cet égard. Les jeunes sont beaucoup plus sensibles aux thèses conspirationnistes que la catégorie des plus de 65 ans, lesquels sont aussi plus réticents à voter pour le Front national : des tabous sont tombés. Pendant cette longue période de marginalité, des groupuscules s'agitaient. En 1974, Jean-Marie Le Pen se présenta et recueillit 0,7 % des voix à l'élection présidentielle…A cet égard, l'explication du succès électoral par le seul charisme mérite donc d'être revisitée…
Tout change dans les années 1980 et la fièvre ne s'est pas calmée depuis. Les choses ont changé sur le plan électoral bien sûr, mais aussi, même si les militants ne sont pas plus nombreux qu'auparavant, parce qu'il y a une chambre d'écho qui est plus importante qu'auparavant. C'est que le contexte est nouveau. On fait une erreur d'interprétation en voyant cette extrême droite, quel que soit son visage, fasciste, autoritaire, fasciné par la violence – mais elle n'est pas la seule – comme portée par une nostalgie des régimes autoritaires d'antan. C'est ne comprendre qu'à moitié le phénomène. La grande force de ces courants est d'être en phase avec le malaise de la société post-industrielle et l'affaiblissement – non la disparition – des clivages qui ont fonctionné de l'après-guerre aux années 1970.
De la société post-industrielle, les observateurs, intellectuels, hommes politiques, ont d'abord vu la face de soleil : une société où se renforcent le tropisme démocratique, le libéralisme culturel, l'ouverture et la tolérance, dans le post-matérialisme. La science politique, notamment américaine, y a consacré nombre d'ouvrages, comme ceux de Ronald Inglehart. L'avenir semblait devoir être radieux. C'était en ignorer la face d'ombre, les réactions fortes qui montaient du tréfonds de la société face aux valeurs de ce post-matérialisme ainsi qu'aux femmes et aux hommes qui l'incarnent. Nous sommes désormais au coeur de ce phénomène. Certains observateurs de l'extrême droite l'ont écrit depuis longtemps, tel Piero Ignazi, de l'université de Bologne, qui discernait une contre-révolution autoritaire sourdement à l'oeuvre.
Cette contre-révolution exprime au moins trois choses. En premier lieu, la modernisation économique et sociale de nos sociétés a créé, objectivement et subjectivement, des gagnants et des perdants. Or ceux qui se sentent perdants n'ont plus, depuis de nombreuses années, de représentation politique. C'est là qu'intervient le Rassemblement national : né de groupuscules, certes, il s'en est émancipé. Il a contribué à les institutionnaliser. Que seraient d'ailleurs ces groupuscules sans le Rassemblement national ? Sans lui en effet, le degré de violence politique ne serait-il pas plus élevé ? Ne joue-t-il pas le rôle qui fut celui du parti communiste, qui, à une autre époque, finit par intégrer dans le système, parce que lui-même s'était institutionnalisé, des gens qui ne rêvaient que de révolution ? Certains groupes ont donc su se placer à l'avant-garde dans la défense des perdants de la modernisation économique et sociale.
En second lieu, de nouveaux clivages apparaissent, alors que de plus traditionnels, comme celui entre gauche et droite, sans avoir disparu, sont affaiblis, et la victoire d'Emmanuel Macron et de La République en Marche le montre. Mais, par un effet de miroir, l'extrême droite également en a profité. Ces familles politiques se positionnent selon un clivage désormais fort entre ceux qui se revendiquent d'une société dite « ouverte » et ceux qui se veulent appartenir non à une société fermée – ce serait un peu stigmatisant – mais à une société du recentrage national.
Enfin, la démocratie représentative est en crise, et pas seulement en France, même si notre pays est toujours un peu à l'avant-garde. Et certaines formations politiques sont beaucoup plus capables que d'autres d'en faire une arme politique. Albert Hirschman, économiste et sociologue américain, avait intitulé son ouvrage de 1970 Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Pour mettre fin à une crise de loyauté dans une organisation, écrit-il, il y a deux voies : on sort du système – exit – ou on prend la parole – voice. La sortie, c'est par exemple l'abstention, le refus de la politique. La prise de parole consiste à politiser le rejet de la politique. C'est ce qui fait que le dernier baromètre de confiance dans la politique publié par Sciences Po est devenu un baromètre de défiance. Sortir du système est la tendance naturelle. En revanche, certaines forces politiques, grâce à leur histoire, leur capacité à développer un tempérament antiparlementaire – même s'ils ont des élus – se trouvent mieux placées pour politiser ce rejet de la politique.