La séance est ouverte à 11 heures 10.
Présidence de Mme Muriel Ressiguier, présidente.
La commission d'enquête entend, dans le cadre d'une table ronde consacrée à une approche sociologique, les personnalités suivantes : M. Jean-Yves Camus, journaliste, directeur de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès ; M. Joël Gombin, sociologue ; Mme Valérie Igounet, chercheure associée à l'Institut d'histoire du temps présent (CNRS) ; M. Pascal Perrineau, politologue, professeur des universités à l'Institut d'études politiques de Paris.
Madame, messieurs, nous vous remercions d'avoir répondu à la demande d'audition de notre commission d'enquête relative à la lutte contre les groupuscules d'extrême droite.
Pour commencer nos travaux, nous avons souhaité dresser un tableau général de la question, en nous intéressant notamment avec vous à la définition des notions en cause, aux principaux fondements idéologiques et modes d'action des groupuscules concernés, à leur mode de recrutement et de financement, ainsi qu'à leurs relations avec des organisations politiques officielles en France.
Forts de ces informations, nous tenterons de mesurer la qualité de l'arsenal juridique mis en oeuvre pour lutter contre ces groupuscules.
Pour mener à bien cette réflexion, nous accueillons ce matin : M. Jean-Yves Camus, politiste, directeur de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès ; M. Joël Gombin, sociologue ; Mme Valérie Igounet, chercheure associée à l'Institut d'histoire du temps présent (CNRS) ; M. Pascal Perrineau, politologue, professeur des universités à l'Institut d'études politiques de Paris.
Cette table ronde est ouverte à la presse et fait l'objet d'une retransmission en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale. Son enregistrement sera également disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l'Assemblée. La Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition.
Conformément aux dispositions du troisième alinéa du II de l'article 6 de l'ordonnance 58-11 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui prévoit qu'à l'exception des mineurs de seize ans, toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est entendue sous serment, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
M. Perrineau, Mme Igounet, M. Gombin prêtent serment
Je vous remercie de votre invitation, qui, cependant, a d'abord suscité chez moi une certaine interrogation sur mes compétences en la matière et de ce fait, sur la pertinence de ma présence ici. Mes recherches portent en effet sur l'électorat du Front national, ce qui n'a pas de lien direct avec les groupuscules d'extrême droite. J'essaierai donc d'apporter quelques éléments sur la notion même d'extrême droite.
Cette notion fait l'objet de vifs débats et de nombreuses définitions. Dans son travail de référence, le chercheur néerlandais Cas Mudde en citait vingt-six ; on en compte sans doute trois ou quatre fois plus aujourd'hui. Aussi la tentative de cerner la bonne définition pour l'appliquer à telle ou telle organisation se révèle-t-elle compliquée, voire vaine.
Faut-il dès lors abandonner cette notion ? Non, mais plutôt qu'une catégorie, y voir un champ sociologique, un espace de nature relationnelle permettant de décrire et analyser un système de relations entre différents acteurs, partis, organes de presse, groupuscules, sites web ou individus. Un tel champ s'organise autour d'enjeux, de références, de symboles que ceux qui y participent reconnaissent. Il existe des enjeux internes qui font sens pour les acteurs de ce champ et non pour ceux qui n'y appartiennent pas. D'autre part, un champ est le théâtre d'affrontements qui le structurent et auxquels ses acteurs accordent de l'importance. De ce fait, il se caractérise plus par son hétérogénéité que par son homogénéité.
Dans cette perspective, tous les groupuscules qui vous intéressent ne sont pas strictement identiques même s'ils appartiennent à la même catégorie ; ils peuvent même être concurrents, voire adversaires. Les relations entre les acteurs du champ sont donc complexes et je m'en tiendrai au principal, le Rassemblement national, ex-Front national.
Le Front national appartient bien au champ de l'extrême droite. Il en partage les enjeux, les références, les racines historiques. Pour autant, on ne le mettra pas dans le même sac, si je puis dire, que les autres acteurs de ce champ. Il y occupe une place particulière. En premier lieu, et c'est fondamental, il est différent des autres par sa taille, son nombre d'adhérents, son audience, au point qu'il polarise le champ : tous les autres acteurs doivent se positionner, de façon négative ou positive, par rapport à lui ; l'inverse n'est pas vrai. La relation est donc asymétrique.
D'autre part, le Front national fait partie non seulement de ce champ de l'extrême droite – traversé par lui, ses enjeux et ses débats –, mais aussi du champ politique institué, il est présent dans la compétition électorale et a des élus. Il se doit donc d'observer les règles politiques et juridiques de ce champ, ce qui le soumet à des contraintes dans le champ de l'extrême droite, notamment pour ce qui est du respect, ou des apparences de respect, de la légalité. Cette contrainte majeure le différencie, structurellement, des autres acteurs de l'extrême droite.
Je dois avouer avoir également éprouvé quelque scepticisme sur la pertinence de ma présence : je suis historienne et mes thèmes de recherche sont l'histoire du Front national, du négationnisme et du conspirationnisme. C'est en fonction de ces thèmes que j'essaierai de vous apporter certains éléments.
Dès le début, dans les années 1970, l'histoire du Front national est traversée par celle de groupuscules radicaux. Et aujourd'hui, le programme qu'affiche le Rassemblement national, les objections qu'a formulées la direction, en particulier la présidente Marine Le Pen depuis 2011, ne sont plus en corrélation avec les attentes de certains électeurs. Ainsi, très rapidement, elle a rejeté le négationnisme, qui faisait pourtant partie de l'ADN du Front national. Lorsque celui-ci n'était encore qu'un groupuscule d'extrême-droite, dans les années 1970, un idéologue du négationnisme, François Duprat, y a diffusé cette idéologie comme il l'a fait plus généralement en France et au niveau international. L'Observatoire du conspirationnisme, dirigé par Rudy Reichstadt, et avec lequel je travaille, va publier pour la deuxième année un sondage effectué en partenariat avec la fondation Jean Jaurès. Il confirme que l'électorat du Rassemblement national est beaucoup plus perméable que tous les autres aux thèses conspirationnistes, en particulier à celle du « grand remplacement » que propage Renaud Camus. L'attente de l'électorat est donc différente des thèmes diffusés par l'extrême droite.
En étudiant ces thèmes conspirationnistes, on rencontre bien sûr les groupuscules radicaux. Et aujourd'hui, leur vecteur, c'est internet. Leurs sites sont éclairants, chacun le sait. Ainsi, lorsque Robert Faurisson est décédé en octobre 2018, quelqu'un comme Hervé Ryssen, condamné récemment pour négationnisme, s'en est fait l'écho sur Twitter. Or il est très compliqué de lutter contre ce qui passe par ce vecteur.
Il faut aussi s'intéresser aux personnes, qui ont parfois une certaine notoriété, qui développent les idées que vont véhiculer ces groupuscules. C'est le cas de Dieudonné Mbala Mbala ou d'Alain Soral, à la tête du groupuscule Egalité et Réconciliation. Dans ce cas, il s'agit moins de groupes radicaux que de mouvance d'extrême droite. Son site, le plus consulté des sites conspirationnistes, a plus de sept millions de connections chaque mois. Il y diffuse le négationnisme mais aussi des thèmes liés au nationalisme et au grand remplacement. Selon moi, la lutte contre les groupuscules passe par la lutte contre ces vecteurs. Encore une fois, c'est difficile.
De telles personnes, marginales, sont-elles audibles sur la scène politique ? On a beaucoup mentionné récemment Boris Le Lay qui serait à la tête du site Démocratie participative. Combattre ces personnes nécessite de bien cerner ce qu'elles diffusent, les angles qu'elles adoptent, la façon dont ils sont reçus. Dans le contexte actuel, sans qu'il y ait adhésion franche à ces thèmes, il y a plus de tolérance, ils paraissent moins offensants. Hier encore, lors d'une conférence à laquelle je participais à l'école de journalisme de Lille, une étudiante racontait que, dans une laverie, une personne la voyant lire un ouvrage sur Faurisson lui avait dit « Vous y croyez encore à ce mythe ? » avec une totale liberté de ton. La loi – la loi Gayssot de 1990 en l'occurrence – punit le négationnisme, entre autres, mais cela ne suffit pas pour que ce message ne soit pas diffusé.
Je dois avouer m'être, moi aussi, interrogé sur mon apport, puisque depuis une trentaine d'années, j'étudie la dynamique de l'électorat plus que l'évolution des organisations. Cela étant, cette commission d'enquête n'aurait pas été créée si des millions d'électeurs n'avaient pas voté pour une force née dans la matrice de l'extrême droite du début des années 1970 et qui a vraiment existé comme force politique dans les années 1980. C'est de ce contexte que je parlerai aujourd'hui.
Comment définir l'extrême droite ? C'est une tendance politique dure, bien constituée, pérenne, mais c'est en même temps un concept mou, comme le sont d'ailleurs le libéralisme ou le socialisme, l'extrême gauche, la gauche ou la droite. Au fil des deux derniers siècles, par strates successives, s'est constituée une extrême droite plurielle. Méfions-nous de ceux qui parlent de la gauche, de la droite, de l'extrême droite. Sur le plan intellectuel, il est bien plus pertinent de parler des gauches, des droites, des extrêmes droites.
Pour faire simple, après la Révolution se manifeste une extrême droite réactionnaire au sens étymologique. De grands intellectuels et de grandes organisations comme l'Action française à la fin du XIXe siècle rêvaient d'un retour à un régime monarchique. Restent aujourd'hui de petites organisations et des organes de presse revendiquant cet héritage : ils sont peu nombreux mais fournissent les militants les mieux structurés intellectuellement. Puis se constitue à la fin des années 1880, dans un contexte qui rappelle beaucoup ce qui se passe aujourd'hui, une extrême droite que l'on appellera nationale-populiste, selon le terme suggéré par Michel Winock ainsi que par Pierre-André Taguieff. Elle est incarnée par le boulangisme. Mais autour du général Boulanger se rassemblent des hommes venant de l'extrême gauche comme de l'extrême droite. Ce national-populisme est pluriel, nullement axé sur la nostalgie, mais très en prise avec les problèmes économiques et sociaux de son temps et il mène une critique très forte du régime. Se constitue ensuite dans les années 1920 et 1930 une extrême droite de type fasciste. On retrouve ces traditions dans les organisations actuelles : ce qui reste de l'Action française est dans la filière réactionnaire, l'Œuvre française se situe dans une filière fasciste et les identitaires jouent sur des thématiques qui sont plutôt national-populistes. Ces extrêmes droites n'ont jamais réussi à se fédérer, en dépit des fantasmes de beaucoup d'acteurs et d'observateurs à propos d'une « internationale noire ».
Après la guerre, les extrêmes droites devinrent marginales. Des organisations comme l'Œuvre française ou les frères Sidos subsistaient et sont encore là aujourd'hui. D'autres, comme les identitaires, se créaient sur des problématiques très contemporaines qui parlent bien au-delà de ces seuls groupes, ce qui fait leur chambre d'écho. Il faut bien distinguer le groupuscule de sa chambre d'écho. Lorsque le groupuscule ne se parle qu'à lui-même, cela limite considérablement son importance mais certains ont une chambre d'écho, une résonance bien plus générale et là c'est une toute autre affaire. Sur ce point, je partage les constats de Valérie Igounet sur la diffusion et l'admissibilité croissantes de leurs thèses dans des couches de plus en plus larges de la population. Soyons aussi conscients de l'impact du renouvellement des générations à cet égard. Les jeunes sont beaucoup plus sensibles aux thèses conspirationnistes que la catégorie des plus de 65 ans, lesquels sont aussi plus réticents à voter pour le Front national : des tabous sont tombés. Pendant cette longue période de marginalité, des groupuscules s'agitaient. En 1974, Jean-Marie Le Pen se présenta et recueillit 0,7 % des voix à l'élection présidentielle…A cet égard, l'explication du succès électoral par le seul charisme mérite donc d'être revisitée…
Tout change dans les années 1980 et la fièvre ne s'est pas calmée depuis. Les choses ont changé sur le plan électoral bien sûr, mais aussi, même si les militants ne sont pas plus nombreux qu'auparavant, parce qu'il y a une chambre d'écho qui est plus importante qu'auparavant. C'est que le contexte est nouveau. On fait une erreur d'interprétation en voyant cette extrême droite, quel que soit son visage, fasciste, autoritaire, fasciné par la violence – mais elle n'est pas la seule – comme portée par une nostalgie des régimes autoritaires d'antan. C'est ne comprendre qu'à moitié le phénomène. La grande force de ces courants est d'être en phase avec le malaise de la société post-industrielle et l'affaiblissement – non la disparition – des clivages qui ont fonctionné de l'après-guerre aux années 1970.
De la société post-industrielle, les observateurs, intellectuels, hommes politiques, ont d'abord vu la face de soleil : une société où se renforcent le tropisme démocratique, le libéralisme culturel, l'ouverture et la tolérance, dans le post-matérialisme. La science politique, notamment américaine, y a consacré nombre d'ouvrages, comme ceux de Ronald Inglehart. L'avenir semblait devoir être radieux. C'était en ignorer la face d'ombre, les réactions fortes qui montaient du tréfonds de la société face aux valeurs de ce post-matérialisme ainsi qu'aux femmes et aux hommes qui l'incarnent. Nous sommes désormais au coeur de ce phénomène. Certains observateurs de l'extrême droite l'ont écrit depuis longtemps, tel Piero Ignazi, de l'université de Bologne, qui discernait une contre-révolution autoritaire sourdement à l'oeuvre.
Cette contre-révolution exprime au moins trois choses. En premier lieu, la modernisation économique et sociale de nos sociétés a créé, objectivement et subjectivement, des gagnants et des perdants. Or ceux qui se sentent perdants n'ont plus, depuis de nombreuses années, de représentation politique. C'est là qu'intervient le Rassemblement national : né de groupuscules, certes, il s'en est émancipé. Il a contribué à les institutionnaliser. Que seraient d'ailleurs ces groupuscules sans le Rassemblement national ? Sans lui en effet, le degré de violence politique ne serait-il pas plus élevé ? Ne joue-t-il pas le rôle qui fut celui du parti communiste, qui, à une autre époque, finit par intégrer dans le système, parce que lui-même s'était institutionnalisé, des gens qui ne rêvaient que de révolution ? Certains groupes ont donc su se placer à l'avant-garde dans la défense des perdants de la modernisation économique et sociale.
En second lieu, de nouveaux clivages apparaissent, alors que de plus traditionnels, comme celui entre gauche et droite, sans avoir disparu, sont affaiblis, et la victoire d'Emmanuel Macron et de La République en Marche le montre. Mais, par un effet de miroir, l'extrême droite également en a profité. Ces familles politiques se positionnent selon un clivage désormais fort entre ceux qui se revendiquent d'une société dite « ouverte » et ceux qui se veulent appartenir non à une société fermée – ce serait un peu stigmatisant – mais à une société du recentrage national.
Enfin, la démocratie représentative est en crise, et pas seulement en France, même si notre pays est toujours un peu à l'avant-garde. Et certaines formations politiques sont beaucoup plus capables que d'autres d'en faire une arme politique. Albert Hirschman, économiste et sociologue américain, avait intitulé son ouvrage de 1970 Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Pour mettre fin à une crise de loyauté dans une organisation, écrit-il, il y a deux voies : on sort du système – exit – ou on prend la parole – voice. La sortie, c'est par exemple l'abstention, le refus de la politique. La prise de parole consiste à politiser le rejet de la politique. C'est ce qui fait que le dernier baromètre de confiance dans la politique publié par Sciences Po est devenu un baromètre de défiance. Sortir du système est la tendance naturelle. En revanche, certaines forces politiques, grâce à leur histoire, leur capacité à développer un tempérament antiparlementaire – même s'ils ont des élus – se trouvent mieux placées pour politiser ce rejet de la politique.
Pour ce qui est de votre présence ici, nous avons constaté une recrudescence des exactions de ces groupuscules et des passerelles entre eux et les militants d'extrême droite. De même, il y a une banalisation de ce que les gens considèrent parfois comme des idées, alors que ce sont des délits. Nous voulions donc avec vous planter le décor largement, avant d'entrer dans le vif du sujet.
Veillez m'excuser, je dois vous quitter. Je voudrais ajouter une précision au sujet de cet électorat. Pour un ouvrage, L'illusion nationale, que j'ai écrit avec Vincent Jarousseau, j'ai enquêté deux ans sur le terrain dans trois municipalités gérées par le Front national. Il en ressort en premier lieu la grande banalisation des thèmes de l'extrême droite, notamment la xénophobie ; en second lieu, une forte désillusion à l'égard de tous les partis politiques, gauche et extrême gauche compris. De ce fait, on se dit : pourquoi ne pas essayer le Front national, qui, lui, n'a jamais été au pouvoir ? Depuis le tournant pris par Marine Le Pen en 2011, ces opinions et ce vote sont plus aisés à assumer.
J'en suis d'accord, les institutions, la démocratie sont fragiles, d'où ces stratégies.
M. Jean-Yves Camus nous ayant rejoint, je dois lui demander de prêter serment, conformément aux dispositions du troisième alinéa du II de l'article 6 de l'ordonnance 58-11 du 17 novembre 1958, avant d'intervenir.
M. Jean-Yves Camus prête serment
Votre commission porte sur les groupuscules d'extrême droite. Qu'entend-on d'abord par groupuscule, concept qui n'est pas scientifique ? Un groupuscule est un petit groupe qui réunit de quelques dizaines à quelques centaines de personnes qui se situent en marge du spectre politique et pour lesquelles les élections et les voies ordinaires de la vie démocratique ne sont pas une priorité. Il en existe à l'extrême droite mais aussi à l'extrême opposé du spectre politique et le préfet de l'Hérault a rappelé hier encore le rôle que certains de ces groupes ont joué dans la violence qui a émaillé de récentes manifestations. Les groupuscules peuvent revêtir diverses formes juridiques. Certains, comme la Dissidence française, sont des partis politiques enregistrés, avec les avantages afférents, d'autres sont des associations de fait, ou des associations régies par la loi de 1901.
D'un point de vue historique, les groupuscules d'extrême droite apparaissent à la fin de la Seconde guerre mondiale, en France et à l'étranger. On croit que la fin des hostilités a aussi marqué celle des idéologies nazies, fascistes et assimilées : il n'en est rien. Les premiers groupuscules d'ultra-droite apparaissent dès 1946-1947, et des publications clandestines, venant parfois de Suisse, paraissent – la première que j'ai retrouvée date de décembre 1944. Ces groupuscules se renforcent au fur et à mesure que les différentes lois d'amnistie, à partir de 1949, permettent ensuite à ceux qui avaient été condamnés pour des faits de collaboration de recouvrer leurs libertés.
A toute période, ces groupuscules forment un environnement instable, une mouvance extrêmement difficile à cerner. Ils se créent, disparaissent, se multiplient par scission, plutôt pour des querelles de personnes que pour des motifs politiques. Il s'agit donc d'un « bouillon de culture » éminemment instable, ce qui pose aussi un problème d'ordre public. Ma théorie est que ceux ou celles qui pourraient passer à l'action violente le feront moins parce qu'un groupuscule le leur aura demandé qu'en rupture avec un groupuscule établi qui les encadre. Ainsi le groupe de jeunes appréhendés l'an dernier dans les Bouches-du-Rhône car ils envisageaient des attentats contre diverses personnalités, étaient, a-t-on dit, des militants de l'Action française. En fait, ils étaient bien passés par l'Action française à Aix-en-Provence mais avaient vite trouvé l'exégèse des oeuvres de Maurras ennuyeuse et avaient quitté ce mouvement pas assez en prise avec le réel pour passer à l'action violente.
D'autre part, autant les groupes bougent, autant le nombre de personnes impliquées, militants et sympathisants du premier et du deuxième cercle, reste stable depuis dix ans. Je l'évalue à 3 000 personnes environ. Le ministre de l'Intérieur a estimé à 200 ou 300 personnes les membres de cette ultra-droite qui ont agi à Paris à l'occasion des manifestations des Gilets jaunes. C'est exactement le nombre de ceux qui s'opposaient régulièrement aux forces de l'ordre au cours des manifestations contre la loi Taubira.
Sur le plan idéologique, ces groupuscules sont de sensibilités diverses. Si l'on devait en faire une entomologie, on trouverait des catholiques traditionnalistes, des néopaïens, des néofascistes et des nationalistes réactionnaires. Mais tous ont en commun une même détestation de la République et de ses institutions, ainsi des présidents de la République successifs, pour ce qu'ils sont et pour la fonction qu'ils incarnent. Certains, comme les monarchistes, le théorisent ; les autres ressentent une sorte d'allergie viscérale envers tout ce qui peut rappeler la forme républicaine de gouvernement. Ils ont donc au moins le sentiment d'appartenir à une même famille, à une communauté militante, ce qui les rend capables d'entreprendre ensemble certaines actions limitées, contre ceux qu'ils détestent en commun encore plus qu'ils ne se détestent entre eux.
Autre question : ces groupuscules sont-ils d'extrême droite, d'ultra-droite, ou faut-il une autre appellation encore ?
L'étiquette « ultra-droite » a été créée quand, les services de renseignements ne pouvant plus surveiller les partis, il a fallu trouver un terme approprié pour qualifier des éléments radicaux voués à une action violente qui n'étaient pas membres d'un parti politique reconnu. Mais certains d'entre eux appartiennent bien à un parti déclaré. Dès lors, quelle est la frontière entre ultra-droite et extrême droite ? L'ultra-droite considère que l'évolution du Front national par rapport au parti qui s'est formé dans les années 1970 et 1980, et en particulier depuis que Marine Le Pen le dirige, est une trahison : le contenu est mauvais, et la méthode est mauvaise. Certains d'entre eux ont pourtant été candidats à des élections, aux régionales de 2009, aux municipales, aux législatives. Ils ont quelques élus, comme un conseiller municipal à Issoire qui est affilié au Parti nationaliste français, ou deux élus régionaux en Basse-Normandie qui ont quitté le Front national pour rejoindre la Dissidence française. Mais dans tous ces cas, il s'agit d'élus du Front national qui font scission, non d'élus du suffrage universel sous leur étiquette actuelle. Au fond, ils croient plutôt sinon à l'action directe, du moins à la propagande par le fait.
La terminologie pour désigner l'ultra-droite et l'extrême droite et les différencier est abondante. Cas Mudde dit lui-même que les vingt-six définitions qu'il avait relevées sont maintenant le double. En Allemagne par exemple, on distingue une droite radicale qui est opposée à la Constitution et une extrême droite qui veut renverser l'ordre constitutionnel et se trouve donc, en quelque sorte, encore plus à droite, alors que pour nous la hiérarchie est inverse. Cas Mudde parle désormais de droite populiste radicale et nous sommes nombreux à adopter cette appellation.
Derrière les différences, il y a bien sûr des invariants. D'abord, tous partagent l'idée que le peuple doit pouvoir exprimer sa souveraineté directement sans passer par l'intermédiaire du vote. C'est ce qui fait le succès du referendum d'initiative populaire, que dévoient ces groupes et qui permettrait de s'exprimer sans passer par les corps intermédiaires. Ensuite, ce sont des mouvements nativistes, terme qui me paraît plus juste que xénophobe. Pour eux, le monde se divise entre nous et les autres, entre ceux qui appartiennent à l'ethnogroupe et ceux qui n'y appartiennent pas. Cela a deux conséquences : d'abord, le rétablissement des frontières extérieures ; ensuite l'établissement d'une frontière intérieure entre ceux qui sont véritablement français et ceux qui ne le sont pas. Le curseur est assez difficile à fixer. Dans les années 1970, le Front national réclamait la révision de toutes les naturalisations accordées depuis 1962. Ce point a disparu de son programme et, aujourd'hui, le Front national est assimilationniste. Il considère que toute personne qui a la volonté de devenir français peut le faire, à la condition de s'assimiler. Ce n'est pas le cas de groupuscules dont nous parlons, qui restent ethnodifférentialistes et considèrent que certaines populations, en raison de leur origine ethnique ou de leur religion, ne sont pas assimilables à la nation française. Elles doivent en être empêchées, voire obligées de quitter le territoire national – c'est la théorie de la « remigration ». Ce sont par exemple les travailleurs migrants qui non seulement, selon ces groupes, coûteraient plus cher qu'ils ne rapportent, mais seraient un facteur de dissolution nationale. Par le métissage, ils opèrent ce que certains appellent le « grand remplacement », c'est-à-dire la modification du substrat culturel et ethnique de la population.
Pour conclure, quels dangers ces groupuscules présentent-ils pour l'ordre public ? Tout d'abord, ils ont bien compris que les manifestations actuelles offraient une bonne occasion de sortir de la confidentialité et de faire quelques adeptes. Ils ne sont pas à l'origine du mouvement, ils n'en constituent pas la colonne vertébrale, mais ils en profitent à fond pour descendre dans la rue et diffuser leurs idées. Depuis une bonne dizaine d'années, certains, à travers notamment des publications et internet, manifestent une tendance à la radicalisation et prédisent l'arrivée rapide d'une guerre ethnique dans laquelle les Français « de souche » devront prendre les armes pour défendre leurs biens, leurs personnes et leur identité face à la vague d'abâtardissement culturel qui les menace. Une littérature extrêmement violente circule à ce sujet et l'arsenal juridique existant permet de le réprimer, encore faut-il qu'il soit mis en oeuvre. De même, selon moi, la loi de 1936 suffit pour contrôler et dissoudre ces groupes. Bien entendu, il y a des irréductibles qui les reconstituent – et des condamnations pour reconstitution de groupe dissous. Certains, après des dizaines d'années de militantisme, ne lâcheront jamais. Il faut surtout éviter de leur donner ce qu'ils cherchent : l'auréole du martyr.
Il existe donc des possibilités de passage à l'action violente, par exemple contre les musulmans, les symboles du culte musulman, ce qui est quand même leur obsession. Même si un antisémitisme rabique continue à sévir dans certains groupuscules, il n'est pas leur priorité. Bien entendu, ni par leur ampleur, ni par leur nature, ils ne représentent un danger comparable à celui du terrorisme de groupes islamistes dont ils n'ont ni le financement, ni le fonctionnement, ni les bases arrière.
Enfin, si l'on se focalise actuellement beaucoup sur ce qu'il se passe sur internet, il ne faut pas oublier que tout ne s'y passe pas. Les enquêtes sur des groupes comme Action des forces opérationnelles (AFO) ou comme les Barjols montrent qu'ils prennent contact par les réseaux sociaux, mais se retrouvent aussi dans la vraie vie, échafaudent des plans, agissent, publient, organisent des camps d'été ou des réunions publiques. L'ultra-droite n'a pas qu'une existence virtuelle, c'est aussi une mouvance que l'on peut observer dans la réalité. Internet est une porte d'entrée, une chambre d'écho, mais ne recouvre pas la totalité du phénomène.
Je vous remercie. Avez-vous constaté des liens entre ces groupuscules, une stratégie pour coordonner l'action violente, voire prendre le pouvoir ? On sait que ce fut le cas cet été entre Bastion social de Lyon, Génération identitaire et la Ligue du Midi à Montpellier. Est-ce un cas isolé ou décèle-t-on une volonté de profiter d'une fragilité de la démocratie pour prendre le pouvoir ? Dans les Alpes, un groupe a matérialisé une frontière et occupé la fonction régalienne de l'Etat sans que la puissance régalienne ne fasse grand-chose. Par conséquent peut-on craindre une coordination qui entraînerait une multiplication des passages à l'acte ? D'autre part, avez-vous des éléments sur le financement de ces groupuscules et leurs liens avec les partis politiques officiels ?
Sur le premier point, même si proclamer qu'on veut prendre le pouvoir fait partie du jeu, 99 % des militants de ces groupes n'ont pas la moindre illusion sur leur capacité à prendre le pouvoir par la force ou par les urnes. Ni leur nombre ni l'état embryonnaire de leurs organisations ne le permettrait. Ont-ils des liens entre eux ? Dans un si petit milieu, dans une ville donnée il y a en effet des contacts personnels, des affiliations multiples, des alliances éphémères des réunions publiques communes. Mais n'imaginons pas l'émergence d'un front commun. Au bout de quelques mois le naturel revient au galop, les querelles d'ego et d'argent reprennent le dessus. A titre d'exemple, dans le Bastion social, on a récemment accusé certains responsables de « taper dans la caisse ». Il n'y a pas d'horizon de constitution d'un front commun de ces groupuscules. L'idée a été lancée de présenter une liste aux élections européennes. Peut-être trouveraient-ils un nombre suffisant de candidats. Mais leur faible capacité de financement rend la chose peu crédible.
S'agissant des liens avec un parti politique constitué, Marine Le Pen a fait clairement savoir dès son arrivée à la présidence qu'elle n'acceptait plus la double appartenance, tolérée par la direction précédente qui avait ainsi permis à des militants de l'Œuvre française, organisation dissoute en juillet 2013, d'accéder à des mandats locaux ou régionaux, avec des scores dans la moyenne de ceux du Front national. Elle a donc suspendu ou exclu depuis 2011 bon nombre de militants qui ne satisfaisaient pas aux consignes. Il est possible qu'à la base, certains conservent des contacts interpersonnels. Mais, en tout cas le Front national n'est plus, comme il le fut de 1972 au milieu des années 1990, la maison commune dans laquelle tous les militants de groupuscules avaient au moins un pied. Le programme leur apparaissait certes trop mou, mais ils comptaient ainsi sortir d'une marginalité qui leur pèse en même temps qu'elle est une seconde identité. Ils se vivent en effet en proscrits, au ban de la société. A travers le Front national, ils ont cru possible de renverser le cours d'une histoire dont ils sont les perdants, de l'Affaire Dreyfus aux ligues et à l'Epuration de la collaboration. C'est l'assassinat de Brahim Bouarram jeté dans la Seine le 1er mai 1995 par une bande de skinheads venus à bord d'un bus qui transportait des militants à la manifestation du Front national, qui a été déterminant dans la prise de conscience de la nécessité de débarrasser le Front national des groupuscules. Un parti qui s'inscrivait dans une perspective de conquête du pouvoir devait donner des gages d'adhésion au système démocratique et ne pouvait plus tolérer, dans ses marges, quelques dizaines ou quelques centaines d'individus ayant une telle propension à la violence.
Marine Le Pen vient de nommer directeur de communication pour la campagne des élections européennes Philippe Vardon, un ancien du Bloc identitaire. Dès lors, on peut se demander s'il y a, de la part du Front national, une simple stratégie d'affichage d'un éloignement par rapport à ces groupuscules ou un éloignement réel.
Suivant ces groupes depuis longtemps, j'ai constaté qu'on n'est pas le même à seize ans qu'à trente et qu'on peut encore, ensuite, évoluer. Philippe Vardon dit lui-même qu'il a été engagé dans des groupuscules nationalistes révolutionnaires et dans le mouvement skinhead lorsqu'il avait de seize à dix-huit ans. C'est un homme intelligent, avec de réelles capacités dans le domaine dans lequel il exerce aujourd'hui, et un élu régional et local. Il a évolué dans sa façon de faire de la politique, dans sa personnalité. Quand le Front national lui a confié des responsabilités ainsi qu'à d'autres militants issus de la mouvance identitaire, c'est en raison de ses capacités. Le groupuscule a une fonction de formation de cadres. S'habituer à militer dans un contexte difficile, d'extrême marginalité, aiguise les capacités des plus capables d'entre eux à exercer des responsabilités et à tenir un discours audible – au double sens du terme. Il faut donner crédit à certaines de ces personnes, comme Philippe Vardon, d'avoir tourné une page pour se diriger vers celle de la politique.
Nous reviendrons peut-être sur le financement. Je donne la parole à M. Adrien Morenas, rapporteur, puis à quelques collègues pour des questions.
En premier lieu, il serait bon que les personnes que nous auditionnons restent jusqu'à la fin de l'audition pour que nous puissions leur poser toutes les questions que nous souhaitons leur poser. Deux d'entre elles sont déjà parties, c'est dommage.
Vous parliez du rôle des réseaux sociaux. Peut-on en faire un bilan, en particulier pour le recrutement et la propagation des thèses de ces groupuscules ? Sur le financement, vous n'avez peut-être pas la réponse, mais je réitère la question.
Enfin, voyez-vous dans les événements qui se produisent en France actuellement, et plus largement en Europe, une forme de retour du passé ? Comment les analysez-vous ?
Je regrette, comme le rapporteur, qu'après avoir fait un brillant exposé, certaines des personnes auditionnées s'en aillent. Je souhaiterais que, pour la suite, on organise les choses de manière à ce que nous puissions avoir un échange.
Mme Igounet a expliqué qu'il fallait surveiller les vecteurs de la diffusion des idées d'extrême droite et qu'il y avait une certaine libéralisation de la parole. Pensez-vous que les lois en vigueur, comme la loi Gayssot sur le négationnisme, soient efficaces ? Peut-on les renforcer ? Quel regard portez-vous sur la loi relative aux « fake news » ? La France pourrait-elle s'inspirer utilement de la pratique de l'office de protection de la Constitution qui, en Allemagne, surveille et infiltre les groupes extrémistes, tout en étant étroitement contrôlé par le Parlement ? Notre pays devrait-il réviser ses traditions pour passer à un modèle de démocratie militante, c'est-à-dire apte, comme l'Allemagne, à se défendre contre ses ennemis, ceux qui utilisent ses armes pour l'attaquer ?
Les deux personnes qui sont restées répondront peut-être aussi à cette question que je voulais poser à M. Perrineau : peut-on penser, comme ce dernier l'a dit, que le Rassemblement national catalyse les forces politiques violentes de tous ces groupuscules ?
Je m'associe à vos remarques sur le caractère un peu étonnant de la situation. Cela ne se reproduira plus et je ferai en sorte que les personnes que nous auditionnons restent jusqu'à la fin.
J'ai deux questions précises. D'abord, on n'a pas parlé de Marion Maréchal, la petite-fille de Jean-Marie Le Pen. Elle vient de créer l'ISSEP, Institut de sciences sociales, économiques et politiques, à Lyon, ville dont je suis élu. On sait qu'elle accepte mieux que Marine Le Pen les liens avec ces groupuscules. Quel rôle peut-on lui voir jouer dans l'extrême droite, dans cette perspective ?
D'autre part, un groupe, qu'on a appelé les Barjols, a été démembré en novembre alors qu'il préparait des attentats, y compris contre le Président de la République. A quelle mouvance peut-on le rattacher ? Le néonationalisme, ou la tendance Benedetti ?
Monsieur Camus, vous avez indiqué comme facteur d'unité de ces groupuscules la détestation de la République et de ses institutions. Est-ce un critère pour les distinguer des groupuscules d'extrême gauche, ou des black blocs ? Dans la crise actuelle, il y a de plus en plus d'attaques contre les institutions, les symboles de l'Etat, que ce soit un tribunal ou les locaux d'un secrétariat d'Etat.
Un autre point de fixation des groupuscules d'extrême droite est l'antisémitisme et l'islamophobie. Est-on passé de l'un à l'autre ou l'antisémitisme est-il toujours aussi présent ? Est-ce une base qui rallie tous des groupuscules ?
Je voudrais interroger Jean-Yves Camus sur les liens qui existent entre extrême droite et extrême gauche sur fond de détestation d'Israël et d'antisémitisme – certains privilégient l'antisionisme, auquel cas l'antisémitisme est moins important, d'autres l'antisémitisme, auquel cas c'est Israël qui est moins important. Je m'excuse d'être arrivé avec un peu de retard : peut-être avez-vous déjà parlé de Soral et de Dieudonné.
Sur le texte en discussion cet après-midi, relatif à la prévention et la sanction des violences lors des manifestations je vais déposer un amendement – reprenant une proposition que j'avais déposée sous la précédente législature avec Jean-Louis Borloo, mais qui n'avait pas été examinée. Il s'agit de pénaliser la « quenelle » qui devient un salut nazi inversé. Ce genre de « petites choses » tient de plus en plus de place.
On a dit que ces groupuscules rejetaient la démocratie représentative. Quel rôle pourraient-ils jouer, s'agissant de l'ordre public, en cas d'un renforcement de la présence des élus du Front national au Parlement, par exemple à l'occasion de l'adoption du scrutin proportionnel ? Pourraient-ils se sentir renforcés et passer à l'action plus facilement ? Dans une période de crise comme celle que nous venons de vivre, même sur les bancs de l'Assemblée, les tensions étaient plus fortes entre les membres des différents groupes politiques. Ces tenions pourraient être relayées dans la rue.
Je rappelle que le champ de notre commission d'enquête porte sur les groupuscules d'ultra-droite. Je vous demanderai de répondre dans ce cadre.
Vous avez indiqué que ces groupes développaient des thèses nativistes, en faveur d'une frontière extérieure mais aussi à l'intérieur. La même situation existe dans d'autres pays. A votre connaissance, y a-t-il des liens entre ces différents groupuscules au niveau européen ?
Je n'ai pas répondu sur le financement, question sur laquelle ce sont les journalistes d'investigation qui ont fait le travail le plus pertinent. En tant qu'historien des idées, je n'ai pas d'informations précises sur un financement étranger ni sur le mode de financement en France. Je souligne cependant qu'il s'agit là de politique low cost : un site internet, une réunion annuelle dans des locaux habituels à des conditions tarifaires certainement préférentielles, cela ne coûte pas cher. L'essentiel de la propagande se fait sur internet et depuis les années 1990, le nombre de revues papier a diminué drastiquement.
Internet a été un outil majeur, pour toucher en particulier le coeur de cible que constituent les 16-25 ans qui s'informent et se font leur opinion en majorité sur les réseaux sociaux. Il va de soi qu'on atteint ainsi un nombre de « prospects » infiniment plus important que par une manifestation de rue. A Paris, une telle manifestation d'extrême droite rassemble 500 à 600 personnes. Avec internet, vous multipliez par 10 ou 100 le nombre de personnes qui sont en contact avec la propagande que vous proposez.
La surveillance et loi Gayssot sont-elles suffisantes ? Je ne suis pas dans une démarche de surveillance, mais d'observation, et les services de renseignement pourraient vous dire mieux que moi en quoi elle peut être améliorée. En ce qui concerne la loi Gayssot, je dirais qu'elle est suffisante sauf sur un point, mais qui n'entre pas dans le champ de votre commission d'enquête : l'absence de pénalisation de la négation du génocide arménien. Pour le reste, elle suffit d'autant plus que le négationnisme tel que Robert Faurisson pouvait l'incarner est aujourd'hui défait. Bien entendu, une négation du génocide des Juifs existe encore, mais ce n'est plus la petite secte négationniste issue des travaux de Robert Faurisson qui tient le haut du pavé. L'absurdité de leurs thèses, leur entêtement, leur attitude sectaire font que ce phénomène est derrière nous. La loi Gayssot a eu raison du petit noyau de militants négationnistes, auquel il ne faut sans doute pas faire le cadeau de donner l'auréole du martyre. En revanche, il faut, selon moi, s'inquiéter d'un certain nombre de relativisations qui ont cours dans d'autres milieux ; mais ce n'est pas là le champ de votre commission.
L'exemple allemand est intéressant. Dès la promulgation de la Loi fondamentale en 1949, l'Allemagne s'est dotée d'un arsenal de surveillance et de répression qui, à mon avis, n'est pas reproductible dans d'autres pays, notamment pas en France compte tenu de notre conception de la liberté d'expression et des libertés fondamentales. On peut cependant retenir l'idée du rapport de l'Office de protection de la Constitution – un rapport énorme, d'un millier de pages que chacun peut télécharger, y compris en anglais. Il traite non pas des groupuscules d'extrême droite, mais de l'ensemble des menaces pesant sur l'ordre constitutionnel, qu'elles émanent de l'extrême droite, de l'extrême gauche ou des mouvements islamistes. Nous manquons en France d'une telle photographie d'ensemble, d'autant plus intéressante que la parution annuelle permet de faire des comparaisons sur les groupes qui disparaissent et apparaissent, le nombre de militants impliqués dans telle ou telle mouvance, les évolutions idéologiques. La France souffre d'un manque de recherche scientifique sur cet objet considéré comme tout à fait légitime en Allemagne, aux États-Unis et dans d'autres pays, mais chez nous comme absolument marginal. Or le développement de la recherche scientifique sur cet objet est aussi un moyen d'informer ceux qui ont à prendre les décisions administratives et politiques dans le champ d'étude de votre commission. Il y a sans doute là une idée à retenir. Mais à titre personnel, je suis absolument opposé aux interdictions professionnelles qui existent en droit allemand et à leur manière de dissoudre systématiquement tout groupe qui apparaît dès qu'il semble pouvoir poser un début de danger. L'arsenal répressif allemand est adapté à ce que l'histoire du national-socialisme a laissé dans les consciences allemandes.
Vous me demandez ce que je pense de l'initiative de Marion Maréchal. Elle sort du champ de cette commission, puisque Marion Maréchal n'est pas à la tête d'un groupuscule d'extrême droite. Elle a été élue au Parlement et si elle décide un jour de revenir en politique, ce sera, me semble-t-il, par la voie de l'élection. Son école reçoit un nombre très limité d'étudiants et n'a pas encore reçu l'agrément de l'Etat pour la validation des diplômes qu'elle confère. Cette tentative sera peut-être pérenne, mais elle n'a pas, pour l'instant, l'ampleur qu'elle aurait souhaité lui donner. Oui, il y a des militants identitaires dans son entourage. Mais une fois encore, je préfère les voir prendre le chemin de l'action politique dans le cadre d'un parti que s'enferrer dans une voie groupusculaire et violente.
On me demande aussi de préciser l'idéologie à laquelle rattacher le groupe des Barjols. Il s'agit d'un de ces petits groupes qui s'auto-intitulent « patriotes » et partent du principe que l'Etat, la police, la gendarmerie et l'armée sont défaillants quand il s'agit de protéger les citoyens face à la menace terroriste que constitue l'islam radical. Ils ont donc la tentation de prendre la place de ces institutions, et ce d'autant plus facilement qu'un certain nombre de leurs membres ont servi dans la police, la gendarmerie et l'armée et, tout en n'étant plus en activité, s'estiment encore en droit de s'approprier la violence légitime et en quelque sorte de reprendre du service pour faire ce travail. Il en va un peu de même dans l'opération menée au col de l'Echelle : certains ont considéré que l'Etat ne remplissait pas son rôle de défense contre l'immigration, que la police et la gendarmerie, institutions considérées – bien à tort – par l'extrême droite comme « amies », étaient aux ordres d'un pouvoir politique les rendant inopérantes. Je pense qu'on va voir ce nombre d'actions se multiplier, de la part de gens qui s'arrogent le droit de remplacer l'Etat qu'ils considèrent en faillite dans l'exercice des missions qui sont les siennes. Fort heureusement, ces groupes ne sont pas les mieux organisés. On a dit qu'AFO était un groupe clandestin mais je n'ai jamais vu un groupe clandestin qui possède un site internet sur lequel on peut télécharger pratiquement tout un disque dur ! Il faut quand même relativiser le degré de menace qu'ils posent.
S'agissant de l'antisémitisme et de l'antisionisme, il est clair que depuis le début de la seconde intifada, se manifeste un antisémitisme qui n'est pas forcément nouveau, mais dont les acteurs sont nouveaux. Les stéréotypes assignés aux Juifs restent les mêmes, comme le montre l'enquête « Fondapol » de la Fondation pour l'innovation politique de 2014 : la domination du pouvoir politique, le pouvoir financier et économique, l'emprise sur les médias, la constitution d'une internationale occulte. Ce vieux fonds de l'antisémitisme français classique des XIXe et XXe siècles perdure, y compris dans certains milieux favorables aux thèses islamistes. Ce sont plutôt les acteurs qui changent.
L'utilisation du terme « islamophobie » fait débat. Pour ma part, je l'utilise dans une acception restreinte, pour un groupe ou un individu qui déteste non pas l'islamisme mais l'islam et les musulmans au point d'en éprouver une phobie, au sens clinique. On a le droit de critiquer toutes les religions et toutes les idéologies, mais à partir du moment où l'on considère que quelqu'un né musulman est assigné à résidence dans son identité et constitue, de ce fait, naturellement un danger pour le pays dans lequel il vit et dont il est très souvent citoyen, c'est bien une forme de phobie. Il faut être attentif au détournement possible du terme islamophobie, que certains utilisent pour désigner toute forme de critique envers l'idéologie islamiste. De fait, la phobie de l'islam est au coeur du logiciel idéologique de pratiquement tous ces groupuscules, dont certains continuent à professer un antisémitisme virulent. On l'a vu lors de la réunion publique tenue à Paris la semaine dernière par Hervé Ryssen, Alain Soral et Yvan Benedetti de Rivarol, désormais en guerre contre le « judaïsme politique » – dont je n'ai pas bien compris en quoi il diffère du judaïsme tout court. La focalisation nette sur l'islam, l'immigration, est aussi simplement le résultat de la conjoncture et des attentats qui ont frappé notre pays. L'antisémitisme n'a pas disparu mais les actes antisémites recensés et dont on identifie les acteurs ne sont pas – à l'exception des menaces, lettres et tags sur les monuments symboliques – à imputer à des acteurs de l'extrême droite groupusculaire et violente, contrairement à ce qui se passait dans les années 1990.
S'agissant des liens internationaux, le Bloc identitaire a désormais des organisations soeurs dans quelques pays, en particulier en Allemagne et en Autriche où elles ont quelque visibilité, et ailleurs où elles en ont moins. Il existe aussi un petit parti européen, Alliance for Peace and Freedom – qui se réunit d'ailleurs souvent dans la salle Robert Schuman du Parlement européen, ce qui est assez cocasse ! Il perçoit, en tant que parti européen, des financements européens qu'il peut ensuite redistribuer à de petites organisations néofascistes comme le NPD allemand. A ma connaissance, il n'y a plus, en France, de groupuscule qui lui soit associé. C'est le seul groupement international qui existe dans le périmètre de votre commission.
S'agissant enfin des rapports entre extrême droite et extrême gauche, il existe une différence de nature idéologique en ce qui concerne l'identité et l'immigration. Il peut exister un certain nombre de schémas idéologiques – l'antisionisme radical en fait partie – partagés. Cela ne signifie pas qu'ils agissent en commun : on compte sur les doigts de la main les manifestations où l'on a vu agir de concert des individus venant de ces deux familles politiques. Mais lorsqu'on franchit la limite qui consiste à nier le droit d'Israël à exister en tant qu'Etat, on passe de l'antisionisme – qui peut être une opinion politique – à l'antisémitisme, qui est un délit. Ces schémas se retrouvent dans toutes les familles politiques, y compris chez des gens comme Alain Soral, dont on ne peut pas dire à quelle famille politique ils appartiennent vraiment.
La séance est levée à 12 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Christophe Arend, M. Belkhir Belhaddad, M. M'jid El Guerrab, Mme Émilie Guerel, M. Meyer Habib, M. Régis Juanico, M. Pascal Lavergne, M. Stéphane Mazars, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Adrien Morenas, Mme Delphine O, Mme Muriel Ressiguier, M. Thomas Rudigoz, Mme Valérie Thomas, Mme Laurence Vichnievsky, Mme Michèle Victory