Votre commission porte sur les groupuscules d'extrême droite. Qu'entend-on d'abord par groupuscule, concept qui n'est pas scientifique ? Un groupuscule est un petit groupe qui réunit de quelques dizaines à quelques centaines de personnes qui se situent en marge du spectre politique et pour lesquelles les élections et les voies ordinaires de la vie démocratique ne sont pas une priorité. Il en existe à l'extrême droite mais aussi à l'extrême opposé du spectre politique et le préfet de l'Hérault a rappelé hier encore le rôle que certains de ces groupes ont joué dans la violence qui a émaillé de récentes manifestations. Les groupuscules peuvent revêtir diverses formes juridiques. Certains, comme la Dissidence française, sont des partis politiques enregistrés, avec les avantages afférents, d'autres sont des associations de fait, ou des associations régies par la loi de 1901.
D'un point de vue historique, les groupuscules d'extrême droite apparaissent à la fin de la Seconde guerre mondiale, en France et à l'étranger. On croit que la fin des hostilités a aussi marqué celle des idéologies nazies, fascistes et assimilées : il n'en est rien. Les premiers groupuscules d'ultra-droite apparaissent dès 1946-1947, et des publications clandestines, venant parfois de Suisse, paraissent – la première que j'ai retrouvée date de décembre 1944. Ces groupuscules se renforcent au fur et à mesure que les différentes lois d'amnistie, à partir de 1949, permettent ensuite à ceux qui avaient été condamnés pour des faits de collaboration de recouvrer leurs libertés.
A toute période, ces groupuscules forment un environnement instable, une mouvance extrêmement difficile à cerner. Ils se créent, disparaissent, se multiplient par scission, plutôt pour des querelles de personnes que pour des motifs politiques. Il s'agit donc d'un « bouillon de culture » éminemment instable, ce qui pose aussi un problème d'ordre public. Ma théorie est que ceux ou celles qui pourraient passer à l'action violente le feront moins parce qu'un groupuscule le leur aura demandé qu'en rupture avec un groupuscule établi qui les encadre. Ainsi le groupe de jeunes appréhendés l'an dernier dans les Bouches-du-Rhône car ils envisageaient des attentats contre diverses personnalités, étaient, a-t-on dit, des militants de l'Action française. En fait, ils étaient bien passés par l'Action française à Aix-en-Provence mais avaient vite trouvé l'exégèse des oeuvres de Maurras ennuyeuse et avaient quitté ce mouvement pas assez en prise avec le réel pour passer à l'action violente.
D'autre part, autant les groupes bougent, autant le nombre de personnes impliquées, militants et sympathisants du premier et du deuxième cercle, reste stable depuis dix ans. Je l'évalue à 3 000 personnes environ. Le ministre de l'Intérieur a estimé à 200 ou 300 personnes les membres de cette ultra-droite qui ont agi à Paris à l'occasion des manifestations des Gilets jaunes. C'est exactement le nombre de ceux qui s'opposaient régulièrement aux forces de l'ordre au cours des manifestations contre la loi Taubira.
Sur le plan idéologique, ces groupuscules sont de sensibilités diverses. Si l'on devait en faire une entomologie, on trouverait des catholiques traditionnalistes, des néopaïens, des néofascistes et des nationalistes réactionnaires. Mais tous ont en commun une même détestation de la République et de ses institutions, ainsi des présidents de la République successifs, pour ce qu'ils sont et pour la fonction qu'ils incarnent. Certains, comme les monarchistes, le théorisent ; les autres ressentent une sorte d'allergie viscérale envers tout ce qui peut rappeler la forme républicaine de gouvernement. Ils ont donc au moins le sentiment d'appartenir à une même famille, à une communauté militante, ce qui les rend capables d'entreprendre ensemble certaines actions limitées, contre ceux qu'ils détestent en commun encore plus qu'ils ne se détestent entre eux.
Autre question : ces groupuscules sont-ils d'extrême droite, d'ultra-droite, ou faut-il une autre appellation encore ?
L'étiquette « ultra-droite » a été créée quand, les services de renseignements ne pouvant plus surveiller les partis, il a fallu trouver un terme approprié pour qualifier des éléments radicaux voués à une action violente qui n'étaient pas membres d'un parti politique reconnu. Mais certains d'entre eux appartiennent bien à un parti déclaré. Dès lors, quelle est la frontière entre ultra-droite et extrême droite ? L'ultra-droite considère que l'évolution du Front national par rapport au parti qui s'est formé dans les années 1970 et 1980, et en particulier depuis que Marine Le Pen le dirige, est une trahison : le contenu est mauvais, et la méthode est mauvaise. Certains d'entre eux ont pourtant été candidats à des élections, aux régionales de 2009, aux municipales, aux législatives. Ils ont quelques élus, comme un conseiller municipal à Issoire qui est affilié au Parti nationaliste français, ou deux élus régionaux en Basse-Normandie qui ont quitté le Front national pour rejoindre la Dissidence française. Mais dans tous ces cas, il s'agit d'élus du Front national qui font scission, non d'élus du suffrage universel sous leur étiquette actuelle. Au fond, ils croient plutôt sinon à l'action directe, du moins à la propagande par le fait.
La terminologie pour désigner l'ultra-droite et l'extrême droite et les différencier est abondante. Cas Mudde dit lui-même que les vingt-six définitions qu'il avait relevées sont maintenant le double. En Allemagne par exemple, on distingue une droite radicale qui est opposée à la Constitution et une extrême droite qui veut renverser l'ordre constitutionnel et se trouve donc, en quelque sorte, encore plus à droite, alors que pour nous la hiérarchie est inverse. Cas Mudde parle désormais de droite populiste radicale et nous sommes nombreux à adopter cette appellation.
Derrière les différences, il y a bien sûr des invariants. D'abord, tous partagent l'idée que le peuple doit pouvoir exprimer sa souveraineté directement sans passer par l'intermédiaire du vote. C'est ce qui fait le succès du referendum d'initiative populaire, que dévoient ces groupes et qui permettrait de s'exprimer sans passer par les corps intermédiaires. Ensuite, ce sont des mouvements nativistes, terme qui me paraît plus juste que xénophobe. Pour eux, le monde se divise entre nous et les autres, entre ceux qui appartiennent à l'ethnogroupe et ceux qui n'y appartiennent pas. Cela a deux conséquences : d'abord, le rétablissement des frontières extérieures ; ensuite l'établissement d'une frontière intérieure entre ceux qui sont véritablement français et ceux qui ne le sont pas. Le curseur est assez difficile à fixer. Dans les années 1970, le Front national réclamait la révision de toutes les naturalisations accordées depuis 1962. Ce point a disparu de son programme et, aujourd'hui, le Front national est assimilationniste. Il considère que toute personne qui a la volonté de devenir français peut le faire, à la condition de s'assimiler. Ce n'est pas le cas de groupuscules dont nous parlons, qui restent ethnodifférentialistes et considèrent que certaines populations, en raison de leur origine ethnique ou de leur religion, ne sont pas assimilables à la nation française. Elles doivent en être empêchées, voire obligées de quitter le territoire national – c'est la théorie de la « remigration ». Ce sont par exemple les travailleurs migrants qui non seulement, selon ces groupes, coûteraient plus cher qu'ils ne rapportent, mais seraient un facteur de dissolution nationale. Par le métissage, ils opèrent ce que certains appellent le « grand remplacement », c'est-à-dire la modification du substrat culturel et ethnique de la population.
Pour conclure, quels dangers ces groupuscules présentent-ils pour l'ordre public ? Tout d'abord, ils ont bien compris que les manifestations actuelles offraient une bonne occasion de sortir de la confidentialité et de faire quelques adeptes. Ils ne sont pas à l'origine du mouvement, ils n'en constituent pas la colonne vertébrale, mais ils en profitent à fond pour descendre dans la rue et diffuser leurs idées. Depuis une bonne dizaine d'années, certains, à travers notamment des publications et internet, manifestent une tendance à la radicalisation et prédisent l'arrivée rapide d'une guerre ethnique dans laquelle les Français « de souche » devront prendre les armes pour défendre leurs biens, leurs personnes et leur identité face à la vague d'abâtardissement culturel qui les menace. Une littérature extrêmement violente circule à ce sujet et l'arsenal juridique existant permet de le réprimer, encore faut-il qu'il soit mis en oeuvre. De même, selon moi, la loi de 1936 suffit pour contrôler et dissoudre ces groupes. Bien entendu, il y a des irréductibles qui les reconstituent – et des condamnations pour reconstitution de groupe dissous. Certains, après des dizaines d'années de militantisme, ne lâcheront jamais. Il faut surtout éviter de leur donner ce qu'ils cherchent : l'auréole du martyr.
Il existe donc des possibilités de passage à l'action violente, par exemple contre les musulmans, les symboles du culte musulman, ce qui est quand même leur obsession. Même si un antisémitisme rabique continue à sévir dans certains groupuscules, il n'est pas leur priorité. Bien entendu, ni par leur ampleur, ni par leur nature, ils ne représentent un danger comparable à celui du terrorisme de groupes islamistes dont ils n'ont ni le financement, ni le fonctionnement, ni les bases arrière.
Enfin, si l'on se focalise actuellement beaucoup sur ce qu'il se passe sur internet, il ne faut pas oublier que tout ne s'y passe pas. Les enquêtes sur des groupes comme Action des forces opérationnelles (AFO) ou comme les Barjols montrent qu'ils prennent contact par les réseaux sociaux, mais se retrouvent aussi dans la vraie vie, échafaudent des plans, agissent, publient, organisent des camps d'été ou des réunions publiques. L'ultra-droite n'a pas qu'une existence virtuelle, c'est aussi une mouvance que l'on peut observer dans la réalité. Internet est une porte d'entrée, une chambre d'écho, mais ne recouvre pas la totalité du phénomène.