Je n'ai pas répondu sur le financement, question sur laquelle ce sont les journalistes d'investigation qui ont fait le travail le plus pertinent. En tant qu'historien des idées, je n'ai pas d'informations précises sur un financement étranger ni sur le mode de financement en France. Je souligne cependant qu'il s'agit là de politique low cost : un site internet, une réunion annuelle dans des locaux habituels à des conditions tarifaires certainement préférentielles, cela ne coûte pas cher. L'essentiel de la propagande se fait sur internet et depuis les années 1990, le nombre de revues papier a diminué drastiquement.
Internet a été un outil majeur, pour toucher en particulier le coeur de cible que constituent les 16-25 ans qui s'informent et se font leur opinion en majorité sur les réseaux sociaux. Il va de soi qu'on atteint ainsi un nombre de « prospects » infiniment plus important que par une manifestation de rue. A Paris, une telle manifestation d'extrême droite rassemble 500 à 600 personnes. Avec internet, vous multipliez par 10 ou 100 le nombre de personnes qui sont en contact avec la propagande que vous proposez.
La surveillance et loi Gayssot sont-elles suffisantes ? Je ne suis pas dans une démarche de surveillance, mais d'observation, et les services de renseignement pourraient vous dire mieux que moi en quoi elle peut être améliorée. En ce qui concerne la loi Gayssot, je dirais qu'elle est suffisante sauf sur un point, mais qui n'entre pas dans le champ de votre commission d'enquête : l'absence de pénalisation de la négation du génocide arménien. Pour le reste, elle suffit d'autant plus que le négationnisme tel que Robert Faurisson pouvait l'incarner est aujourd'hui défait. Bien entendu, une négation du génocide des Juifs existe encore, mais ce n'est plus la petite secte négationniste issue des travaux de Robert Faurisson qui tient le haut du pavé. L'absurdité de leurs thèses, leur entêtement, leur attitude sectaire font que ce phénomène est derrière nous. La loi Gayssot a eu raison du petit noyau de militants négationnistes, auquel il ne faut sans doute pas faire le cadeau de donner l'auréole du martyre. En revanche, il faut, selon moi, s'inquiéter d'un certain nombre de relativisations qui ont cours dans d'autres milieux ; mais ce n'est pas là le champ de votre commission.
L'exemple allemand est intéressant. Dès la promulgation de la Loi fondamentale en 1949, l'Allemagne s'est dotée d'un arsenal de surveillance et de répression qui, à mon avis, n'est pas reproductible dans d'autres pays, notamment pas en France compte tenu de notre conception de la liberté d'expression et des libertés fondamentales. On peut cependant retenir l'idée du rapport de l'Office de protection de la Constitution – un rapport énorme, d'un millier de pages que chacun peut télécharger, y compris en anglais. Il traite non pas des groupuscules d'extrême droite, mais de l'ensemble des menaces pesant sur l'ordre constitutionnel, qu'elles émanent de l'extrême droite, de l'extrême gauche ou des mouvements islamistes. Nous manquons en France d'une telle photographie d'ensemble, d'autant plus intéressante que la parution annuelle permet de faire des comparaisons sur les groupes qui disparaissent et apparaissent, le nombre de militants impliqués dans telle ou telle mouvance, les évolutions idéologiques. La France souffre d'un manque de recherche scientifique sur cet objet considéré comme tout à fait légitime en Allemagne, aux États-Unis et dans d'autres pays, mais chez nous comme absolument marginal. Or le développement de la recherche scientifique sur cet objet est aussi un moyen d'informer ceux qui ont à prendre les décisions administratives et politiques dans le champ d'étude de votre commission. Il y a sans doute là une idée à retenir. Mais à titre personnel, je suis absolument opposé aux interdictions professionnelles qui existent en droit allemand et à leur manière de dissoudre systématiquement tout groupe qui apparaît dès qu'il semble pouvoir poser un début de danger. L'arsenal répressif allemand est adapté à ce que l'histoire du national-socialisme a laissé dans les consciences allemandes.
Vous me demandez ce que je pense de l'initiative de Marion Maréchal. Elle sort du champ de cette commission, puisque Marion Maréchal n'est pas à la tête d'un groupuscule d'extrême droite. Elle a été élue au Parlement et si elle décide un jour de revenir en politique, ce sera, me semble-t-il, par la voie de l'élection. Son école reçoit un nombre très limité d'étudiants et n'a pas encore reçu l'agrément de l'Etat pour la validation des diplômes qu'elle confère. Cette tentative sera peut-être pérenne, mais elle n'a pas, pour l'instant, l'ampleur qu'elle aurait souhaité lui donner. Oui, il y a des militants identitaires dans son entourage. Mais une fois encore, je préfère les voir prendre le chemin de l'action politique dans le cadre d'un parti que s'enferrer dans une voie groupusculaire et violente.
On me demande aussi de préciser l'idéologie à laquelle rattacher le groupe des Barjols. Il s'agit d'un de ces petits groupes qui s'auto-intitulent « patriotes » et partent du principe que l'Etat, la police, la gendarmerie et l'armée sont défaillants quand il s'agit de protéger les citoyens face à la menace terroriste que constitue l'islam radical. Ils ont donc la tentation de prendre la place de ces institutions, et ce d'autant plus facilement qu'un certain nombre de leurs membres ont servi dans la police, la gendarmerie et l'armée et, tout en n'étant plus en activité, s'estiment encore en droit de s'approprier la violence légitime et en quelque sorte de reprendre du service pour faire ce travail. Il en va un peu de même dans l'opération menée au col de l'Echelle : certains ont considéré que l'Etat ne remplissait pas son rôle de défense contre l'immigration, que la police et la gendarmerie, institutions considérées – bien à tort – par l'extrême droite comme « amies », étaient aux ordres d'un pouvoir politique les rendant inopérantes. Je pense qu'on va voir ce nombre d'actions se multiplier, de la part de gens qui s'arrogent le droit de remplacer l'Etat qu'ils considèrent en faillite dans l'exercice des missions qui sont les siennes. Fort heureusement, ces groupes ne sont pas les mieux organisés. On a dit qu'AFO était un groupe clandestin mais je n'ai jamais vu un groupe clandestin qui possède un site internet sur lequel on peut télécharger pratiquement tout un disque dur ! Il faut quand même relativiser le degré de menace qu'ils posent.
S'agissant de l'antisémitisme et de l'antisionisme, il est clair que depuis le début de la seconde intifada, se manifeste un antisémitisme qui n'est pas forcément nouveau, mais dont les acteurs sont nouveaux. Les stéréotypes assignés aux Juifs restent les mêmes, comme le montre l'enquête « Fondapol » de la Fondation pour l'innovation politique de 2014 : la domination du pouvoir politique, le pouvoir financier et économique, l'emprise sur les médias, la constitution d'une internationale occulte. Ce vieux fonds de l'antisémitisme français classique des XIXe et XXe siècles perdure, y compris dans certains milieux favorables aux thèses islamistes. Ce sont plutôt les acteurs qui changent.
L'utilisation du terme « islamophobie » fait débat. Pour ma part, je l'utilise dans une acception restreinte, pour un groupe ou un individu qui déteste non pas l'islamisme mais l'islam et les musulmans au point d'en éprouver une phobie, au sens clinique. On a le droit de critiquer toutes les religions et toutes les idéologies, mais à partir du moment où l'on considère que quelqu'un né musulman est assigné à résidence dans son identité et constitue, de ce fait, naturellement un danger pour le pays dans lequel il vit et dont il est très souvent citoyen, c'est bien une forme de phobie. Il faut être attentif au détournement possible du terme islamophobie, que certains utilisent pour désigner toute forme de critique envers l'idéologie islamiste. De fait, la phobie de l'islam est au coeur du logiciel idéologique de pratiquement tous ces groupuscules, dont certains continuent à professer un antisémitisme virulent. On l'a vu lors de la réunion publique tenue à Paris la semaine dernière par Hervé Ryssen, Alain Soral et Yvan Benedetti de Rivarol, désormais en guerre contre le « judaïsme politique » – dont je n'ai pas bien compris en quoi il diffère du judaïsme tout court. La focalisation nette sur l'islam, l'immigration, est aussi simplement le résultat de la conjoncture et des attentats qui ont frappé notre pays. L'antisémitisme n'a pas disparu mais les actes antisémites recensés et dont on identifie les acteurs ne sont pas – à l'exception des menaces, lettres et tags sur les monuments symboliques – à imputer à des acteurs de l'extrême droite groupusculaire et violente, contrairement à ce qui se passait dans les années 1990.
S'agissant des liens internationaux, le Bloc identitaire a désormais des organisations soeurs dans quelques pays, en particulier en Allemagne et en Autriche où elles ont quelque visibilité, et ailleurs où elles en ont moins. Il existe aussi un petit parti européen, Alliance for Peace and Freedom – qui se réunit d'ailleurs souvent dans la salle Robert Schuman du Parlement européen, ce qui est assez cocasse ! Il perçoit, en tant que parti européen, des financements européens qu'il peut ensuite redistribuer à de petites organisations néofascistes comme le NPD allemand. A ma connaissance, il n'y a plus, en France, de groupuscule qui lui soit associé. C'est le seul groupement international qui existe dans le périmètre de votre commission.
S'agissant enfin des rapports entre extrême droite et extrême gauche, il existe une différence de nature idéologique en ce qui concerne l'identité et l'immigration. Il peut exister un certain nombre de schémas idéologiques – l'antisionisme radical en fait partie – partagés. Cela ne signifie pas qu'ils agissent en commun : on compte sur les doigts de la main les manifestations où l'on a vu agir de concert des individus venant de ces deux familles politiques. Mais lorsqu'on franchit la limite qui consiste à nier le droit d'Israël à exister en tant qu'Etat, on passe de l'antisionisme – qui peut être une opinion politique – à l'antisémitisme, qui est un délit. Ces schémas se retrouvent dans toutes les familles politiques, y compris chez des gens comme Alain Soral, dont on ne peut pas dire à quelle famille politique ils appartiennent vraiment.