Parlons un moment de la reconstitution d'association dissoute. Le GUD, créé sous le nom de Groupe Union Droit, rassemble la douzaine de groupuscules d'extrême droite nés de la dissolution d'Occident à l'automne 1968. Un an après cette dissolution, le GUD appelle tout le monde à lui, et la presse titre sur « l'unification de l'extrême-droite ». L'État aurait pu dissoudre le GUD en 1973 au moment de la dissolution d'Ordre nouveau mais il décide de n'en rien faire, et le GUD se limite à modifier son appellation en s'intitulant « Groupe union défense » ; il considère être ainsi protégé juridiquement, ses cadres ignorant la jurisprudence du Conseil d'État sur les imbrications d'associations qui fait que l'on peut dissoudre en cascade.
Le GUD maintenu sert de base au mouvement étudiant du Parti des forces nouvelles (PFN) puis se décompose. Lors de l'alternance politique, en 1981, ils font une descente à la faculté de Nanterre pour se refaire en allant casser du gauchiste et montrer que l'opposition à la gauche, c'est eux, mais ils perdent la bataille et s'auto-dissolvent, avant de se reconstituer en 1984 à l'occasion des manifestations contre la réforme Savary. Voilà qui nous ramène à la Manif pour tous : si, en 2013, tous les mouvements d'extrême droite y participent, c'est que tous se rappellent 1984. Face à la gauche, tous les éléments de droite qui se radicalisent et cherchent à passer à une action plus directe ne peuvent pas se tourner vers les partis électoraux ; il faut donc leur offrir un sas, leur montrer qu'on est le plus radical, le plus efficace, le plus déterminé face à la gauche au pouvoir pour les recevoir. Le jeu est le même.
Le GUD était très isolé ces dernières années. Ainsi, dans le conflit en Ukraine, il est le seul à avoir pris parti pour les Ukrainiens, à peu près toute l'extrême droite française prenant parti pour les Russes. Cela montre un certain isolement, avec des références de plus en plus nazifiantes et de moins en moins fascistes, ce qu'elles étaient à l'origine.
Le GUD se refait donc sous l'intitulé de Bastion social. C'est une tentative de relance du nationalisme révolutionnaire, d'un néofascisme populaire et social qui s'inspire des méthodes de CasaPound en Italie, également tentées en Espagne. Cette expérience de réunification de l'extrême droite nationaliste radicale se fait avec une idéologie plus réactionnaire qu'auparavant, parce que le nationalisme révolutionnaire est une idéologie de l'époque industrielle : pour pouvoir mettre en branle la classe ouvrière, il faut que la classe ouvrière soit consciente d'elle-même. Et c'est ainsi que des membres du Mouvement d'action sociale étaient présents à Sivens – pour défendre un territoire. Mais ces tentatives, régulières, échouent régulièrement.
René Binet, personnage du trotskisme passé à la Waffen SS et qui sera le premier théoricien du « grand remplacement », a toujours essayé d'entraîner des communistes et des trotskistes dans ses formations. Mais, comme l'observait François Duprat, ceux d'entre eux qui étaient attirés par le discours social de René Binet repartaient, effrayés par son racisme démentiel. C'est un problème pour l'extrême droite française radicale, qui a toujours cherché à aller s'entendre avec l'extrême gauche ; cela correspond, comme le dit Pascal Ory, au fantasme de l'acclimatation du léninisme à droite. L'extrême droite radicale veut toujours apprendre de l'extrême gauche : ainsi, le White Power est la réponse au Black Power, et c'est toujours ainsi que cela fonctionne en France – et cela fonctionne très mal. Des groupes disent s'être fondés avec de nombreux militants venant de la gauche mais l'analyse des fichiers des militants montre que c'est faux, qu'il s'agit, à la base, de militants d'extrême droite et que ces affirmations sont des opérations de communication. Les personnages tels que Doriot sont des cas particuliers.
Ce que l'extrême droite radicale retient de la guerre d'Algérie, c'est que lorsque l'on s'entend avec les modérés, on finit en prison parce qu'ils ne font que des bêtises – par exemple, ils gardent la liste de toutes les actions menées par l'OAS, assortie du nom de leurs auteurs afin qu'ils aient une médaille le jour de la victoire – tout cela à la grande satisfaction des policiers… Á cela s'ajoute la montée de la pensée ethno-différentialiste, qui renvoie aux anciens SS : que chacun reste dans sa zone ethnique, les Arabes chez eux et les Français chez eux. Pour ces raisons, les radicaux rejettent les références à la guerre d'Algérie. Les consignes de vocabulaire données par le mouvement Troisième Voie dans les années 1980 sont de ne parler ni de l'avortement ni de la guerre d'Algérie ni du négationnisme, toutes références qui ringardisent et diabolisent l'extrême-droite – car c'est chez les radicaux que s'amorce la fameuse « dédiabolisation ».
La mémoire de la guerre d'Algérie est donc repliée, assez longtemps, dans les organisations modérées ou les partis modérés, comme le Front national. Mais, après les attentats de 2015, un des moments de radicalisation des membres du groupe OAS, à Marseille, consiste à assister aux cérémonies de l'Association pour la défense des intérêts moraux et matériels des anciens détenus de l'Algérie française (ADIMAD), une organisation mémorielle modérée de pieds-noirs, pour leur faire comprendre que la France serait dans une troisième mi-temps de la guerre d'Algérie. Et quand on demande à M. Nisin, en garde à vue, pourquoi avoir choisi « OAS » pour dénommer son groupe, il répond : « Quel meilleur nom possible quand il s'agit de provoquer la remigration des Arabes par la terreur ? Si l'on fait un certain nombre de massacres, ils penseront “la valise ou le cercueilˮ »… On reprend donc tout le vocabulaire de la guerre d'Algérie, mais il faut dissocier la manière dont la mémoire de cette guerre a été portée avant et après le basculement de 2015.
La localisation de l'extrême-droite sur le territoire est un sujet complexe. Je pourrais vous dire qu'elle recouvre la carte de l'immigration algérienne depuis le début des années 1970, ou celle de la désindustrialisation. Je pourrais vous dire aussi que dans le Nord et le Sud-Est de la France, le coefficient de Gini, mesure du degré d'inégalité au sein d'une population, est très important – et notre ami Joël Gombin vous a sans doute expliqué le lien qu'il établit entre la répartition de la richesse sur le territoire et le vote extrémiste. Tous ces facteurs sont justes. En Bretagne et dans le territoire nantais, existe une radicalité endogène classique. Pour le couloir rhodanien, les choses s'expliquent plus difficilement. J'ai étudié la territorialisation de ces groupes sur la base de fichiers de militants et de documents des services de police des années 1930 à nos jours, et je n'ai pas encore trouvé l'élément d'explication déterminant. J'observe que la carte publiée par Le Monde des radicalisés d'autres segments politiques que ceux que j'étudie n'est pas très éloignée de la mienne. Il y aurait donc un travail à faire à ce sujet, que j'aimerais bien faire, mais cela supposerait que j'aie des camarades avec moi.
Cela me conduit à la question essentielle de M. Juanico. La France n'a pas de service de protection de la Constitution et je ne pense pas que l'on puisse faire les choses exactement de la même manière qu'en Allemagne, mais il faudrait, oui, adapter le modèle allemand à la France car il n'y a aujourd'hui aucun thermomètre de l'extrême droite dans notre pays. Le programme VIORAMIL de l'Agence nationale de la recherche (ANR) était prévu pour durer trois ans ; nous avons obtenu une prolongation de six mois, mais il prend fin cette année, et aucune structure universitaire ne travaille aujourd'hui sur l'extrémisme en France. Aussi longtemps que l'on ne collectera pas des données, et donc du savoir, que l'on ne travaillera pas sur les territoires, de manière pérenne, avec les spécialistes de l'islamisme tels que Romain Sèze ou Xavier Crettiez,, universitaires membres du programme VIORAMIL, il n'y aura pas de thermomètre à la disposition des élus. La réforme des services de renseignement fait que, depuis quelques années, les rapports de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) sont très confus sur les lisières idéologiques. Cela a conduit au décret de 2013, dans lequel Troisième Voie est qualifié de mouvement néonazi, ce qui est complètement faux. La comparaison entre les rapports de police des années 1960 sur les milieux extrémistes et ceux d'aujourd'hui montre que faute d'une bonne formation, une manière de faire s'est perdue et avec elle des connaissances nécessaires.
Une structure de recherche pérenne, apte à vous informer par le biais d'un rapport annuel ou par d'autres systèmes, est indispensable. Je vous le dis tout net : je suis payé depuis cinq ans par les États-Unis, je ne travaille pas en France et dans l'Université française, pas un seul chercheur en poste ne travaille sur l'extrémisme de droite. Des travaux remarquables sont menés sur l'ultragauche par Isabelle Sommier et sur le djihadisme par Xavier Crettiez, mais personne sur l'extrême droite parce que l'Université française fuit ces questions. Pourtant, une structure pérenne est évidemment nécessaire pour renseigner la population et les politiques, avec les méthodes de la recherche. En Allemagne, le service de protection de la Constitution a une dimension beaucoup plus policière, impossible à adopter par des chercheurs. Si je vais discuter avec des membres ou des cadres de l'extrême droite radicale et que je leur dis qu'ensuite je ferai un rapport aux services de police pour expliquer qu'il faut dissoudre leur mouvement, ils le prendront mal et ils auront raison. Tout chercheur se doit d'avoir une attitude éthique et loyale, et chacun – services de police, politiques, chercheurs – doit rester dans son rôle.
Enfin, je considère que l'on insiste un peu trop sur le rôle d'Internet. L'enquête sur le groupe AFO a montré que ses membres cherchent du poison ou des manuels militaires sur le web mais que toutes les rencontres se font entre êtres humains, dans des lieux physiques. Le processus de radicalisation se fait entre eux. Ces militants proviennent des franges droitières de la droite républicaine et modérée ; issus de l'Union pour un mouvement populaire (UMP), ils passent en 2015, en six mois, sans s'en rendre compte parce qu'ils n'ont pas cette culture politique, de la droite gaullo-conservatrice au néo-nazisme américain le plus underground, avec le même rêve d'« autarcie blanche », de création d'enceintes fermées où vivre entre blancs. C'est le trip survivaliste et racialiste typique du néonazisme à l'ère de Ronald Reagan, il y a quarante ans.