Intervention de Françoise Dumas

Réunion du mardi 12 février 2019 à 16h35
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançoise Dumas, rapporteure :

Le maître mot des initiatives européennes, vous l'avez compris, c'est la coopération entre les États membres, d'une part, et entre les entreprises européennes de défense, d'autre part. Cette coopération est une nécessité mais on aurait tort de la réduire à la seule contrainte budgétaire. Certes, c'est un fait que les dépenses militaires européennes ne représentent que 252 milliards de dollars en 2017, bien loin des 716 milliards de dollars des États-Unis et à peine plus que celles de la Chine. Surtout, ces dépenses stagnent alors qu'elles augmentent rapidement dans le monde, au point que l'on puisse parler d'une nouvelle course aux armements.

Dans ces conditions, le risque est double :

– que les entreprises européennes, souffrant de budgets insuffisants, ne soient plus en mesure de faire face à la concurrence, disparaissent ou soient rachetées par leurs concurrents étrangers ;

– que l'Union européenne se fasse militairement devancer par les autres pays qui, pour certains, peuvent constituer une menace.

Ces deux risques ont une même conséquence. L'industrie européenne de défense étant une composante essentielle de l'autonomie stratégique, celle-ci ne serait plus une perspective crédible pour l'Europe qui, plus que jamais, serait dépendante des États-Unis pour sa sécurité.

Toutefois, la coopération ne présente pas qu'un intérêt budgétaire. Elle en présente deux autres, moins connus mais tout aussi importants :

– le premier est le rapprochement des équipements. L'Union européenne juxtapose, pour tous les systèmes d'armes utilisés par les États membres, 17 pour les chars de combat lourds, 29 pour les destroyers et les frégates, 20 pour les avions de chasse. Une telle variété d'équipements pose non seulement des difficultés de maintenance en opérations – et donc des surcoûts – mais surtout complique l'interopérabilité entre eux. La coopération européenne sur un même programme d'armement, par principe, résout ce problème de la multiplicité des équipements au sein des différentes armées européennes ou, à tout le moins, la réduit ;

– le deuxième intérêt est politique. Alors qu'on reproche souvent à l'Europe de la Défense de n'être qu'un discours, de tels programmes communs, qu'ils soient mis en oeuvre dans le cadre européen ou intergouvernemental, sont la meilleure réponse à donner aux eurosceptiques et la meilleure preuve de la volonté des Européens de prendre en charge leur propre défense.

Cette coopération sur des programmes d'armement commun, qui est aujourd'hui l'enjeu essentiel de l'industrie de défense, soulève une série de questions que le rapport analyse et que je vais vous présenter brièvement. Celles-ci sont au nombre de trois :

Première question : quels programmes d'armement ? Nous avons évoqué plusieurs programmes comme le SCAF, le MGCS ou le drone MALE. La décision politique de les lancer a déjà été prise mais le plus dur reste maintenant à faire. Parmi les nombreuses difficultés, la moindre n'est pas la convergence des besoins opérationnels des États participants pour la définition des spécifications techniques du produit. Cette convergence ne peut se réaliser qu'à la condition d'accepter des compromis, lesquels peuvent amoindrir l'intérêt opérationnel de ce produit. C'est ainsi que la France a accepté que le futur drone MALE ait, pour des raisons de sécurité, deux turbopropulseurs. En effet, la France voulait l'utiliser uniquement au Sahel mais l'Allemagne souhaitait pouvoir l'utiliser au-dessus de son territoire, ce qui implique de minimiser les risques d'accidents. Par conséquent, il sera plus lourd, moins autonome et plus cher à faire voler et à entretenir.

Si cette convergence n'est pas possible, alors le risque est double :

– si la coopération est maintenue, elle aboutit à de multiples versions d'un même produit qui annihilent largement son intérêt – budgétaire, opérationnel, industriel et stratégique. L'exemple-type est le programme de frégates franco-italien FREMM, si différentes qu'elles se font concurrence à l'export… ;

– la coopération peut échouer. Ce fut le cas, en 1985, de la France qui s'est retirée de l'Eurofighter pour développer seule le Rafale, n'ayant pas réussi à obtenir de ses partenaires l'avion dont elle avait besoin.

Cette convergence des besoins est naturellement plus facile en bilatéral. Le choix de la France et de l'Allemagne d'avancer ensemble sur le SCAF et le MGCS est donc pertinent de ce point de vue. Toutefois, comme nous l'avons constaté en Italie, certains États membres peuvent être frustrés de se voir ainsi écartés. Le risque est qu'ils lancent leurs propres programmes et concurrencent à terme l'équipement franco-allemand ou qu'ils achètent « sur étagère » l'équivalent américain. Dans tous les cas, c'est l'industrie de défense européenne qui sera affaiblie. La France et l'Allemagne doivent donc réfléchir à élargir, dans une certaine mesure et peut-être après un certain délai, leurs coopérations bilatérales.

Enfin, s'agissant plus spécifiquement de la France, notre pays ne doit pas céder à la tentation de la coopération pour la coopération et s'interroger, au cas par cas, sur la plus-value de celle-ci par rapport à un programme national, comme le demande d'ailleurs la dernière Revue stratégique de Défense et de Sécurité nationale.

J'en viens alors à ma deuxième question : quelle forme pour ces coopérations ? Qui dit coopération dit plusieurs entreprises européennes, souvent concurrentes, qui doivent travailler ensemble (ainsi que leurs sous-traitants), avec tous les risques qui en résultent s'agissant de la gestion de projet. En effet, une fois que les gouvernements se sont accordés sur les spécifications de l'équipement, il leur faut faire de même sur la répartition des tâches entre les différentes entreprises impliquées. Celle-ci se fait en fonction de leur contribution financière : plus un État met d'argent dans le programme, plus il bénéficie d'un « retour » important pour ses entreprises nationales. Cette répartition géographique des tâches est inévitable dans les programmes d'armement européens et elle est source de frictions entre les États, qui tous cherchent évidemment à maximiser leur retour. Elle complique aussi considérablement, tout en la renchérissant, la production de l'équipement qui est ainsi éclatée entre les différents pays. Nous avons tous en mémoire les déboires, les retards et les surcoûts de l'A400M, lesquels découlent avant tout d'une mauvaise gestion de projets liée à des interférences politiques.

Une industrie de défense européenne plus concentrée autour d'entreprises leaders permettrait de pallier ces risques. Toutefois, les concentrations sont politiquement difficiles compte tenu de leurs conséquences sociales et stratégiques. En effet, elles impliquent une spécialisation des différents sites implantés dans les pays européens concernés.

Les conséquences sont doubles : les États concernés doivent accepter d'abandonner aux autres certaines compétences stratégiques. Un tel abandon implique une dépendance mutuelle et, par conséquent, un haut degré de confiance entre ces mêmes États. Les États concernés doivent aussi accepter que les doublons industriels soient supprimés, avec pour conséquence des fermetures de sites et la fin des emplois qu'ils procuraient aux populations auparavant. En effet, sans une telle spécialisation, l'intégration perd l'un de ses principaux avantages économiques.

La création de MBDA, l' « Airbus du missile », a été possible en raison d'une forte volonté politique des gouvernements français et britannique, reposant sur des intérêts partagés et une alliance militaire séculaire. En revanche, deux autres concentrations apparaissent bien plus problématiques. On pense notamment au rapprochement entre le Français Nexter et l'Allemand KMW qui se borne à un simple holding commun (KNDS) et au seul projet de char lourd MGCS, les deux entreprises restant concurrentes sur l'ensemble des autres équipements militaires terrestres. Dès lors, non seulement une fusion aurait des conséquences sociales considérables mais l'éventuel rachat de KMW par son concurrent allemand Rheinmetall serait susceptible de déséquilibrer KNDS, détenu à 5050 par l'État français et la famille allemande propriétaire de KMW . Le rapprochement entre le français Naval group et Fincantieri, propriété de l'État italien, est pour sa part bien moins ambitieux que prévu en raison des tensions entre les deux gouvernements. Il illustre d'ailleurs les risques stratégiques des concentrations dans le secteur de la Défense. La France peut-elle être dépendante, pour l'équipement de sa marine militaire, d'une entreprise d'un pays dont le vice-premier ministre soutient publiquement les « gilets jaunes », plaide la cause de Poutine et critique en permanence l'Union européenne ?

Enfin, troisième question : quelles règles d'exportation ? Même si je serai plus rapide, cette question qui peut apparaître technique est en réalité essentielle. Les armes sont des produits sensibles dont l'exportation est toujours soumise à autorisation du gouvernement. Par conséquent, dans le cas d'un équipement produit en coopération dans plusieurs pays, tous les gouvernements impliqués doivent donner leur autorisation. Le refus d'un seul d'entre eux pour un seul composant compromet donc la vente du produit tout entier. Or, ces règles peuvent être différentes d'un État à l'autre et surtout, leur application peut être plus ou moins stricte en fonction des intérêts politiques du gouvernement en place à un moment donné. C'est ainsi que le contrat de gouvernement de la « Grande coalition » en Allemagne interdit expressément toute exportation vers les pays impliqués dans la guerre au Yémen, c'est-à-dire principalement l'Arabie saoudite. Après la mort du journaliste Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat saoudien d'Istanbul, la Chancelière a encore accentué la pression en appelant à un embargo sur les ventes d'armes à ce pays. Au-delà du fait que ce pays se trouve être l'un des principaux clients de la France, ce cas met en évidence l'épée de Damoclès que constituent les règles nationales d'exportation pour les programmes d'armement en coopération. Ces programmes courant généralement sur des décennies et les exportations étant essentielles à leur équilibre économique, le risque financier est par conséquent majeur pour les entreprises en cause et, le cas échéant, pour les autres États.

Les dirigeants d'entreprises de défense que nous avons rencontrés, quelle que soit leur nationalité, ont tous insisté sur la nécessité de régler cette question des règles d'exportation le plus en amont possible afin de leur donner une visibilité à long terme. C'est pour les entreprises un enjeu absolument essentiel.

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