Intervention de Roch-Olivier Maistre

Réunion du mardi 29 janvier 2019 à 16h15
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Roch-Olivier Maistre :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de votre accueil. En me présentant devant votre commission cet après-midi et en me soumettant à vos suffrages, j'ai pleinement conscience de l'importance de la mission que le Président de la République a proposé de me confier. La perspective d'oeuvrer dans un secteur au coeur des libertés publiques et de l'expression culturelle française est bien plus qu'un honneur, c'est une grande responsabilité.

Je me présenterai en quelques mots – même si votre commission me connaît déjà, le président l'a rappelé. Je souhaite surtout vous exposer ma vision de certains enjeux auxquels le Conseil supérieur de l'audiovisuel – et donc son président – sont et seront confrontés. Je veux mettre mon expérience au service de cette grande institution. Actuellement président de chambre à la Cour des comptes où j'exerce les fonctions de rapporteur général, j'ai consacré toute ma vie au service public et, en particulier, au monde de la culture et de la communication. Avec Michel Boyon – qui fut plus tard président du CSA – et Xavier Gouyou-Beauchamps – qui vient malheureusement de nous quitter –, j'étais tout jeune conseiller au cabinet du ministre de la culture et de la communication lorsque la grande loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication, dite loi « Léotard », a été élaborée. Aujourd'hui encore, elle fixe le cadre législatif applicable au secteur.

J'ai vécu en direct ce moment particulier pour l'audiovisuel et pour les Français, marqué par la fin d'un quasi-monopole public. Depuis plus trente ans, le paysage s'est totalement métamorphosé. Les différentes fonctions que j'ai occupées ou missions que j'ai remplies pour les gouvernements successifs m'ont permis de suivre en « spectateur engagé » – pour reprendre une belle formule de Raymond Aron – cette extraordinaire évolution. J'en ai pris la mesure aux côtés du président Jacques Chirac, dont j'ai été pendant cinq ans le conseiller « éducation, culture et communication ». J'ai ainsi vécu l'émergence de la télévision numérique terrestre (TNT). Je me souviens très précisément des oppositions qu'elle a suscitées. Mais le projet a finalement été mené à bien, avec le président du CSA Dominique Baudis, et cette révolution a transformé les rapports des Français avec la télévision.

C'est aussi de cette époque que datent la genèse et le lancement de France 24 – que le Président appelait à l'époque le « CNN à la française ». Mais j'ai surtout vécu le formidable combat réussi pour la reconnaissance de l'exception culturelle. J'ai à nouveau pris la mesure des mutations du secteur audiovisuel en participant en 2017 et 2018 aux réflexions sur l'évolution de notre audiovisuel public avec mon ami Marc Tessier, ancien président de France Télévisions.

Je pense avoir acquis une bonne connaissance des acteurs et des problématiques de l'univers des médias audiovisuels et de presse écrite. Je suis également très attaché à tous les créateurs, qui font la vitalité de notre vie culturelle, de notre cinéma, de notre production audiovisuelle, de notre théâtre, de notre musique et, en définitive, participent à notre rayonnement mondial.

En outre, mon parcours m'a permis de me confronter à deux reprises à l'exercice singulier de la régulation : dans l'univers du cinéma d'abord, en qualité de Médiateur – fonction que j'ai occupée pendant six ans ; dans le domaine de la presse écrite ensuite, en qualité de président de l'Autorité de régulation de la distribution de la presse, pendant cinq ans. Cette double expérience m'a appris que la régulation est un art subtil et exigeant, la recherche permanente d'un équilibre entre le droit et les acteurs en présence, afin de préserver les principes essentiels posés par le législateur. Cet art exige capacité d'écoute, diplomatie, impartialité, équité dans la décision et sens de l'intérêt général, mais aussi souvent du courage.

Enfin, grâce à mes différentes responsabilités à la Ville de Paris, à la direction générale de la Comédie-Française, comme président du conseil d'administration de la Cité de la musique ou comme administrateur de France Médias Monde, je crois avoir acquis une solide expérience de la gestion publique et de l'animation d'une équipe de collaborateurs. Mes années passées comme magistrat de la Cour des comptes, outre l'indépendance et la neutralité qu'elles m'ont enseignées, n'ont fait que renforcer cette expérience. Elles ont aussi conforté ma conviction – c'est un point important concernant le CSA – que la délibération collective et la collégialité ne peuvent qu'enrichir le processus de décision. Fort de ces expériences diversifiées et d'un attachement profond aux valeurs républicaines qui fondent les missions du CSA, je souhaite m'engager dans cette nouvelle mission.

Je le fais en considération du moment que nous vivons. J'ai évoqué les « évolutions » intervenues depuis l'adoption de la loi de 1986. J'aurais pu parler de révolution, tant les mutations à l'oeuvre sont puissantes. Elles constituent autant d'enjeux pour le CSA.

Je souhaite partager trois convictions. La première, c'est que le CSA est une institution au coeur de la demande sociale : l'environnement dans lequel il inscrit son action est en profonde mutation – le récent rapport de votre mission d'information l'a parfaitement mis en lumière. Révolution numérique, multiplication et fragmentation de l'offre, transformation des usages avec la diversification des écrans et des modes de réception du média radio – et le déploiement de la radio numérique terrestre –, irruption de nouveaux acteurs, et en particulier Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM), disparition des barrières nationales : à la télévision, à la radio, sur tous les supports, les puissantes forces à l'oeuvre n'ont pas fini de faire sentir leurs effets.

Dans ce contexte mouvant, j'estime que les principes posés par la loi de 1986 demeurent d'une brûlante actualité : défense du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion – à l'heure où l'audiovisuel est concurrencé par les réseaux sociaux et les sites internet –, vigilance sur la diversité et la juste représentation de toutes les composantes de la société et de tous les territoires, promotion inlassable de la parité, protection de l'enfance et de l'adolescence, respect de la dignité de la personne humaine et de ses représentations, lutte contre la diffusion de contenus contraires à toutes les valeurs de la République. Chacun de ces principes fait écho à de fortes attentes de la société : nécessaire éducation aux images et aux écrans, lutte contre les contenus haineux, racistes et antisémites – un rapport a été remis par Mme Avia, M. Amellal et M. Taieb –, inquiétant développement du phénomène des fausses nouvelles qui met en péril le débat public. De même, où est la liberté d'informer quand les journalistes sont attaqués dans l'exercice de leur métier ? Pourtant, cette liberté est protégée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et dispose que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ».

Avec l'explosion des réseaux sociaux, la question de la déontologie de l'information est devenue centrale : centrale pour la confiance de citoyens envers l'information, centrale pour les professionnels eux-mêmes, centrale pour notre vie collective et notre démocratie. La dernière étude du CEVIPOF, le Centre de recherches politiques de Sciences Po, dresse le constat cruel de la défiance de nos concitoyens à l'égard de la sphère publique et des médias. Du fait de son champ d'intervention, le CSA a un rôle éminent à jouer : en amont, par les recommandations qu'il émet et le dialogue qu'il engage avec les éditeurs ; en aval, par les mises en demeure et les sanctions qu'il peut être amené à prononcer, dans les cas les plus difficiles. En adoptant la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information – que vous connaissez mieux que personne, monsieur le président –, le Parlement a conforté et étendu ce rôle.

Alors que se dessine une importante réforme de notre audiovisuel public, le Conseil doit également, et en toute indépendance, tenir toute sa place pour que les valeurs et les spécificités du service public, son rôle majeur en matière d'information, d'éducation, de culture, de savoirs, soient préservés et confortés. Il doit être attentif à ce que le service public accélère sa transformation numérique pour rajeunir ses audiences et conforte ses offres de proximité. S'il n'appartient pas au régulateur de se substituer à l'État pour définir la réforme à venir, il lui reviendra – et j'y veillerai – de donner son avis et d'accompagner sa mise en oeuvre.

Ma deuxième conviction, c'est que le CSA a déjà beaucoup évolué, mais qu'il est encore appelé à se transformer. Aux attentes de la société répondent celles de tous les acteurs de la filière audiovisuelle : ils aspirent à une régulation des rapports entre les différents maillons de la chaîne – création production, diffusion ; auteurs, producteurs, diffuseurs, distributeurs – afin de défendre la création et de garantir son financement conformément aux principes de l'exception culturelle.

Face aux asymétries de régulation, beaucoup d'acteurs de la filière aspirent aussi à la restauration d'une concurrence équitable avec les nouveaux acteurs du numérique. Si l'on veut préserver durablement notre modèle au service de la création, il faut entendre ces attentes. Nul ne saurait ignorer la dimension économique et culturelle de la sphère audiovisuelle, formidable atout pour notre pays et puissant vecteur de rayonnement au-delà de nos frontières.

Ces attentes interrogent sur le périmètre, les règles du jeu applicables et les modalités de la régulation. Dans le prolongement de l'intégration des chaînes non-hertziennes, puis des services de vidéo à la demande, il faut poursuivre l'adaptation du périmètre de la régulation et intégrer les nouveaux acteurs – plateformes de diffusion ou réseaux sociaux.

Des avancées importantes ont été obtenues dans le cadre de la nouvelle directive sur les services de médias audiovisuels (SMA), qui constituent une première étape encourageante dans la perspective d'une meilleure régulation des GAFAM : modification du périmètre de la régulation, adaptation des règles du jeu et de la réglementation – sa stratification et sa complexité la rendent en partie inintelligible et souvent inadaptée à la nouvelle donne.

La loi de 1986, consolidée après plus de quatre-vingts modifications – que je relisais la semaine dernière – est devenue un document extraordinairement volumineux et totalement inintelligible. Il est temps de codifier les règles applicables, mais aussi d'assouplir et d'étendre ce qui doit l'être.

Nous devons adapter les modalités de la régulation. Notre modèle fait intervenir une pluralité d'acteurs et repose sur une approche profondément normative : c'est probablement lié au goût français pour le choc de simplification… Face à des évolutions toujours plus rapides, et comme s'y est d'ailleurs engagé le collège du CSA et le président Schrameck – dont je salue l'action –, nous devons donner une place accrue au droit souple et à la corégulation : les principes généraux doivent être posés par la loi, déclinés dans des engagements négociés avec les acteurs, puis mis en oeuvre sous la supervision du régulateur. Nous devons développer les chartes, énonçant des principes que les parties s'engagent à respecter, la médiation et la conciliation. Nous devons jouer la carte de la responsabilité des acteurs : nous avons plus besoin de régulation que de réglementations supplémentaires.

Dans le même esprit, une collaboration renforcée entre les différents régulateurs s'impose pour tendre vers plus de mutualisation, plus de cohérence et plus d'efficacité dans l'action. Le projet de loi annoncé par le Gouvernement pour cette année sera naturellement décisif. Le collège du CSA, qui a récemment formulé de nombreuses propositions pour refonder la régulation, jouera le rôle qui lui revient.

Ma troisième conviction : le CSA doit être toujours plus ouvert sur l'extérieur. L'indépendance, qui est sa marque et que j'entends défendre et préserver, ne saurait être synonyme d'isolement et de repli sur soi. Comment bien réguler sans être à l'écoute de l'écosystème ? Le CSA doit d'abord être ouvert à la représentation nationale. En la matière, ma vision est simple et sans ambiguïté : je me tiendrai toujours à la disposition du Parlement, en particulier de votre commission, pour enrichir nos travaux, expliquer nos objectifs et nos choix, mais aussi imaginer ensemble les évolutions souhaitables et utiles.

Il appartient au seul législateur de définir nos missions et d'allouer à l'institution les ressources nécessaires à leur exécution. Il nous revient de les remplir au mieux et au meilleur coût pour les Françaises et les Français. Le dialogue permanent entre le Parlement et le Conseil est essentiel pour asseoir la pleine légitimité de son action.

Ouvert à la représentation nationale, le CSA doit également l'être envers nos concitoyens, premiers destinataires de la liberté de communication. Au-delà du traitement – normal – des plaintes, l'institution doit s'attacher à prendre en compte les attentes des Français ; elle doit veiller à la transparence de ses interventions, à la pédagogie de ses initiatives et de ses décisions car la régulation aura une dimension de plus en plus participative.

L'institution doit également s'ouvrir aux acteurs, afin d'anticiper les mutations économiques, technologiques et sociologiques, de se projeter dans le futur et de prendre la juste mesure des problématiques du moment. Bien malin celui qui peut dire ce que sera notre paysage dans les années qui viennent… Il est très important que le CSA renforce sa capacité prospective – comme il a commencé à le faire avec le CSA Lab – pour tenter d'anticiper ces évolutions.

L'institution doit également continuer à s'ouvrir sur le monde, et plus particulièrement sur l'Europe et la francophonie. J'entends poursuivre les efforts de coopération engagés, notamment avec la création du Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels – European Regulators Group for Audiovisual Media Services (ERGA) – et avec le réseau des autorités de régulation francophones. L'émergence d'une Europe des médias constitue un enjeu majeur ; en témoignent les initiatives en cours sur la responsabilité et le régime fiscal des acteurs du numérique, traduites dans la nouvelle directive SMA et, demain, je le souhaite, dans la nouvelle directive relative aux droits d'auteur.

La conception européenne des médias ne doit pas se réduire à la seule régulation d'un marché : elle est indissociable de l'histoire du continent et de la richesse de sa culture. J'observe avec confiance et optimisme les évolutions en cours et souhaite que l'Europe s'attache à mieux préserver son exception culturelle.

Face à ces défis, trente ans après sa création, je suis convaincu que le CSA dispose de solides atouts pour se renouveler : richesse et diversité des expériences des membres de son collège ; compétence et sens du bien public de ses trois cents collaborateurs. Sans sous-estimer la tâche, c'est avec conviction et détermination que je souhaite m'engager dans cette belle mission.

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