Permettez-moi tout d'abord de répondre à M. Maillard. Comprenons-nous bien : je dis depuis le début que je ne confonds pas la question grave de la fraude avec celle du travail détaché. J'ai la franchise de ne pas mélanger l'une et l'autre, tout en ajoutant que la fraude n'est possible que parce que ce statut ne permettra jamais de surmonter les difficultés que soulèvent les possibilités de montage frauduleux. J'ai donné l'exemple d'une grande entreprise qui embauche des travailleurs polonais en passant par une entreprise chypriote qui est elle-même sous-traitante d'une entreprise irlandaise. Je suis opposé à la prolifération de la bureaucratie : pour faire face à de telles situations, il faudrait que des milliers de gens brassent des papiers afin de contrôler et de recontrôler tout cela. C'est très excessif. Autant trouver des solutions qui ne rendent pas ce travail plus difficile.
S'agissant de la pénurie de qualifications, je vous donne raison : cette pénurie existe et la France ne tardera pas à la découvrir si elle retrouve un jour un taux de croissance de 2 % – en effet, 2 % suffiront, et non 3 %, 6 % ou 8 % – car des dizaines de professions se trouveront alors en tension. En 2000, la France avait un taux de croissance de 2 % : tous les chantiers spécialisés du pays tiraient la langue pour trouver des ouvriers ! Nous étions presque retournés au dix-neuvième siècle, les entrepreneurs se rendant à la sortie des chantiers pour débaucher les employés en améliorant leur paye. Ce pays manquera de plombiers, d'électriciens, de maçons. Prenons l'exemple du chantier naval de Saint-Nazaire, que j'ai approché de près à l'époque : il avait un mal de chien à trouver des ouvriers qualifiés. Vu de l'extérieur, un bateau n'est qu'un amas de tôle, mais la tôle et la coque ne sont presque rien : la quasi-totalité du travail requis pour bâtir un bon bateau consiste en second oeuvre et en équipements électriques et électroniques. Ce sont des métiers très pointus, je vous l'accorde.
Nous pourrons donc imputer la responsabilité de la pénurie à ceux qui n'ont pris aucune disposition pour rendre opérantes un certain nombre de filières de formation. J'ai rappelé cent fois le fait que certains départements côtiers n'ont pas de lycée de la mer : c'est une histoire de fous ! En particulier, il n'y avait pas de lycée de la mer en région Provence-Alpes-Côte-d'Azur ! Il faut le savoir pour croire ; cette incurie est incroyable.
Dans l'affaire qui nous occupe, cependant, il ne s'agit pas d'empêcher des gens de venir travailler lorsque nous en manquons, mais de boucher la voie d'eau que constituent les cotisations sociales payées dans le pays d'origine. Ce texte ne traite pas d'autre chose. Il vise à abolir un statut qui ne règle pas le problème pour en revenir au droit commun. Si vous êtes un bon plombier polonais et que vous venez travailler en France, très bien : vous aurez affaire à la sécurité sociale française. À l'embauche, l'important n'est pas de savoir si vous êtes polonais ou autre mais si vous êtes un bon plombier. Quant aux droits, il suffit que les deux pays s'accordent et passent des conventions entre leurs deux systèmes de sécurité sociale. Vous verrez alors apparaître, monsieur Maillard, des situations inverses à celle que je viens de décrire en Bulgarie et en Roumanie. Imaginez un travailleur roumain qui vient en France et qui est payé avec les cotisations sociales françaises : ce ne seront pas les mêmes dans son pays d'origine. Si une convention lie les sécurités sociales des deux pays, la Roumanie cessera de baisser les droits parce qu'elle voudra que le moment venu, ses ressortissants détachés cotisent plein pot à son propre régime grâce à la convention de sécurité sociale !
En clair, votre argument part d'un fait exact et avéré – la pénurie de qualifications – mais la réponse du travail détaché produit la situation ubuesque que je viens de décrire. Les mouvements de main-d'oeuvre deviennent une histoire de fous : des Roumains viennent travailler en France tandis que des Ukrainiens vont en Roumanie pour les remplacer. Nous n'avons pas fait l'Union européenne pour cela. Certains d'entre vous aiment peut-être les voyages mais tout le monde n'a pas forcément envie de quitter son pays d'origine, l'endroit où il se trouve bien et où il veut vivre en famille.
Quant à l'amendement AS4, monsieur Aviragnet, il vise à limiter les détachements intra-groupes. Vous avez raison, mais la solution n'est pas la règle « à travail égal, salaire égal » ; c'est le principe « à travail égal, cotisations égales ». Mieux vaut adopter mon texte que votre amendement, qui ne résoudra pas le problème. Les choses vont très vite. Lorsque vous êtes le plus fort, les autres se conforment à vos normes. C'est pourquoi nous avons intérêt à produire des normes sociales exigeantes. Songez à cette compagnie de navigation aérienne qui, face à l'évolution de la législation européenne, a exigé de ses pilotes qu'ils inscrivent leur point de départ au lieu du siège de la compagnie en question, en Asie. Or, de notoriété publique, tout le monde partait de France pour ensuite, une fois en Asie, monter dans des avions pilotés aux tarifs locaux. Lorsque les pilotes ont compris que ce mécanisme ne permettrait pas de faire respecter les droits sociaux de leur pays, ils se sont mis en grève. En clair, lorsque vous présentez des exigences sociales fortes, vous provoquez des décisions en chaîne des acteurs économiques qui cherchent à s'adapter à la situation nouvelle. Il est normal qu'un homme comme moi cherche à établir des rapports de force favorables aux travailleurs. Le meilleur rapport de force n'est pas votre amendement mais l'abrogation pure et simple du statut. Voilà pourquoi j'émets un avis défavorable.