Comme vous l'avez rappelé, madame la présidente, avant d'entrer au Gouvernement j'ai été directeur général de la sécurité intérieure, numéro deux de la préfecture de police de Paris – donc en charge d'un service de renseignement – et numéro un de la préfecture de police de Marseille. Ce parcours fait que je connais bien les règles qui entourent le secret de la défense nationale. Cette audition se rapporte à des sujets sur lesquels travaillent un certain nombre de services dont les productions et les actions sont couvertes par le secret de la défense nationale. Il y a des choses que je pourrai dire. Il y en a d'autres que je ne pourrai pas révéler pour ne pas m'exposer à des poursuites au titre de la compromission. Il y a aussi des éléments dont je ne pourrai pas parler pour des raisons opérationnelles : des procédures de police administrative – notamment de dissolution – et des procédures judiciaires sont en cours. En matière de lutte contre les mouvements extrêmes, l'entrave est administrative mais elle peut aussi être judiciaire compte tenu de l'urgence à agir. Nous devons donc être extrêmement prudents pour ne pas compromettre des investigations en cours.
Après ce préambule, je voulais vous remercier, madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, de m'avoir convié à parler de ce fléau que sont les groupuscules extrémistes. Le périmètre retenu par le Gouvernement pour y faire face englobe tous les groupes et mouvements qui ne respectent pas les principes démocratiques et qui sont susceptibles de porter atteinte à nos institutions, notamment par des actions violentes. Ce périmètre englobe des idéologies véhiculées à l'extrême droite ou à l'extrême gauche, en particulier celles qui prônent le racisme, l'antisémitisme et celles qui encouragent le recours à la violence.
S'agissant de l'extrême droite radicale, seuls les groupuscules ou les individus embrassant un socle commun – racisme, antisémitisme et xénophobie – et qui sont porteurs d'un projet violent – c'est-à-dire ceux qui, par la subversion violente, visent à attenter à l'intégrité physique des personnes ou à la pérennité des institutions – font l'objet d'une surveillance étatique. La frontière entre ce qui relève du monde politique et ce qui relève du domaine de la subversion violente est parfois ténue. Lors des investigations, nous devons veiller à bien respecter cette frontière. C'est une exigence démocratique. Les services de renseignement, qui suivent ces mouvements et qui sont placés sous l'autorité exclusive du ministère de l'intérieur, s'intéressent moins à la radicalité des opinions politiques qu'à la radicalité des comportements afin de prévenir des troubles à l'ordre public ou des actions violentes.
La lutte contre les groupuscules est un sujet d'actualité permanente. L'apparition de mouvements d'ultras dans la vie publique ou politique et sur la voie publique peut prendre des formes diverses et variées. Certains participent à des manifestations de voie publique pour y commettre des exactions. C'est l'une des formes auxquelles nous sommes actuellement confrontés, mais ce phénomène n'est pas nouveau. Depuis plusieurs années, des groupes extrémistes infiltrent des cortèges de manifestants, provoquent des violences, des dégradations, de la peur. La violence peut s'exprimer dans d'autres types d'actions sur lesquels nous reviendrons. Autre dimension importante de la vie de ces groupuscules d'ultradroite : l'opposition inhérente et violente entre eux et à l'égard des groupes d'ultragauche. Nous avons pu constater cette opposition violente lors de manifestations récentes mais aussi dans le cadre de dégradations de locaux ou de rixes sur la voie publique.
Le reste de mon propos introductif se décomposera en trois points : les mouvements d'extrême droite et d'ultradroite et leur idéologie ; leurs différents types d'action ; les moyens dont l'État dispose pour les contrer. Je vais rester concis mais je suis à votre disposition pour répondre à vos questions, même si je ne pourrai pas m'étendre sur les techniques opérationnelles utilisées pour lutter contre ces groupes. En revanche, nous pourrons revenir sur le dispositif juridique que vous avez évoqué, madame la présidente, et notamment sur son caractère perfectible ou non.
Dans les groupes auxquels s'intéresse votre commission, on distingue plusieurs familles : les néo-nazis et les skinheads, les néo-populistes, les ultra-nationalistes, les identitaires. Dans cette dernière famille, nous rangeons ceux que l'on appelle les survivalistes, qui, dans la clandestinité, se préparent au cas où notre pays tomberait dans l'islamisme. Ils se préparent à s'opposer, au besoin par la violence, à cette évolution qu'ils pressentent. Des groupes de cette mouvance ont donné lieu à des actions de police judiciaire au cours de l'année 2018.
Ces groupes ont quelques points communs.
Le premier, qui fonde la compétence des services de renseignement et de police, est la violence. Elle est souvent intrinsèque à leur idéologie, à leur propagande, aux thématiques de leurs réunions ou de leurs entraînements. Il leur arrive de porter la violence aux nues. Elle est souvent un moyen de recrutement et d'identification au sein du groupe.
Deuxième point commun : la haine. C'est le plus petit dénominateur commun de tous ces groupes qui sont le plus souvent animés par les clivages et la division. Cette caractéristique nous amène à l'alinéa 6 de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, que vous citiez, madame la présidente. C'est l'un des éléments pouvant justifier le recours à cette disposition légale mais ce n'est pas le plus facile à établir. L'appel à la haine est souvent fondé sur des considérations racistes, xénophobes, antisémites. On constate aussi une haine de l'État ou de l'autorité.
Troisième point commun : ces groupes sont rivaux entre eux et à l'égard d'autres groupes violents d'extrême gauche. Il ne règne pas forcément une grande cohésion dans ces rangs-là. On peut comprendre la rivalité entre l'ultragauche et l'ultradroite, mais elle peut exister au sein des mouvements d'ultradroite. On assiste parfois à des règlements de comptes assez violents contre les opposants idéologiques. C'est d'ailleurs l'un des moteurs importants de l'action de ces groupuscules d'ultradroite. Je dois dire que l'on observe exactement la même chose dans la mouvance d'ultragauche.
Quatrième et dernier point commun : leur communication et leur propagande se font essentiellement sur internet ou par le biais des réseaux sociaux.
Quelle est la nature des actions commises par ces groupuscules ? Le constat est assez clair : on observe surtout des actes de violences volontaires et des dégradations. On peut d'ailleurs établir une typologie des affaires provoquées par les groupuscules et des raisons de leur passage à l'acte. Il va s'agir de rixes entre groupes antagonistes, de dégradations de biens privés – par exemple de locaux d'opposants ou d'associations pro-migrants –, d'outrages ou d'actes de rébellion dirigés vers les forces de l'ordre, d'agressions racistes. Les dégradations de biens sont parfois revendiquées. Les actes de violence peuvent être commis en marge de manifestations, comme ce fut le cas le 1er décembre 2018, à l'occasion du mouvement des « Gilets jaunes ».
Certains groupuscules ont préparé des actions plus violentes qui s'apparentent à des actions de type terroriste. Depuis environ un an et demi, des procédures judiciaires ont été engagées à l'encontre d'individus appartenant à ces mouvances et qui projetaient des actions violentes. Je ne pourrai pas m'étendre sur ces affaires judiciaires mais je peux rappeler celles qui ont été évoquées par la presse. Dans le Sud de la France, un jeune garçon a été interpellé avec un groupe qui projetait d'agir contre des cibles, notamment des élus. Une procédure a été engagée au plus vite pour essayer d'y voir plus clair. En 2018, deux affaires ont été médiatisées. Dans l'Est de la France, un individu a été interpellé alors qu'il se rendait sur l'itinéraire que devait suivre le Président de la République au moment des commémorations du 11 novembre. En juin 2018, des individus ont été interpellés alors qu'ils envisageaient un passage à l'action violente contre des imams salafistes ou des boutiques halal. Dans la première de ces trois affaires, on est confronté à un individu qui a fréquenté les formations d'ultradroite. Dans les deux autres, nous avons plutôt affaire à des survivalistes qui s'organisent pour être en mesure de réagir le jour où, comme ils le pensent, les islamistes auront conquis notre pays. Ces préparatifs peuvent inclure des actions violentes. Je vais revenir sur ces procédures judiciaires en cours au moment où j'aborderai l'entrave et la manière dont on met un terme à ces projets d'actions violentes.
Que faisons-nous ? On ne peut pas dissoudre un mouvement seulement en raison de son idéologie, s'il respecte la loi. La liberté d'expression et la liberté d'association sont deux principes fondamentaux de la République, qui sont aussi reconnus par le droit international, je pense en particulier à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Il faut donc des raisons sérieuses de menaces de trouble à l'ordre public pour permettre la dissolution d'une association. Des critères jurisprudentiels illustrent ce que sont ces raisons sérieuses de penser qu'il y a une menace de trouble à l'ordre public.
Les services de renseignement ont une stratégie pour prévenir la violence des groupuscules extrémistes de droite comme de gauche. Un suivi extrêmement strict des activités de ces groupuscules est effectué au niveau national et, en lien avec les préfets, au niveau local. Il permet de détecter des menaces et de prévoir d'éventuelles mobilisations. Nous sommes également dotés d'outils de surveillance sur internet et les réseaux sociaux, notamment en milieu ouvert.
Nous menons une action de renseignement, de documentation sur la vie de ces mouvements, leur intérêt, leur mobilisation, le type d'actions envisagées. Ce travail est effectué par plusieurs services français qui relèvent tous du ministère de l'intérieur et dont la particularité est d'échanger en permanence de l'information sur ces thématiques. Ils suivent des individus et des groupements, des structures. Ce travail est couvert par le secret de la défense nationale.
Dans certains cas, ce travail de renseignement peut conduire les services de police mais aussi de gendarmerie à procéder à une judiciarisation. S'ils considèrent que les éléments matériels recueillis sont suffisamment probants, ils saisissent un juge plutôt que d'aller vers une procédure administrative de dissolution ou d'entrave. Quand les éléments matériels laissent à penser que des individus sont sur le point de commettre une action violente, on en vient à l'entrave judiciaire qui permet de les mettre hors d'état de nuire.
Nous luttons avec la même vigueur contre tous les extrémismes et toutes les violences. Quelle que soit l'idéologie qui sous-tend les actes ultra-violents, un cocktail Molotov reste un cocktail Molotov, des abribus détruits restent des abribus détruits, les blessures commises restent des blessures commises. La violence des divers groupuscules obéit à des dynamiques très semblables. Ce sont en réalité les deux faces d'une même pièce, même si les idéologies sont à l'opposé. Ces groupes ont parfois les mêmes modes opératoires, les mêmes techniques de dissimulation, les mêmes procédés pour faire déraper une réunion ou une manifestation. Il n'y a pas de méchants ultra-violents ou de gentils ultra-violents. Il y a une mouvance ultra qui nous préoccupe et, en tant que républicains, nous devons unir nos efforts pour les stopper.
Au cours de la discussion, nous pourrons revenir sur ce qui a été fait par le passé. En 2013, plusieurs groupes – L'Œuvre française, Troisième Voie et les Jeunesses nationalistes révolutionnaires – ont été dissous. Cette procédure a son efficacité, elle a porté ses fruits et eu un réel impact.
Dans le monde de l'ultradroite, il y a les mouvements et les individus. Les services de renseignement se préoccupent des deux. En Norvège, un attentat très meurtrier a été perpétré par Anders Breivik, un homme qualifié de « loup solitaire », expression que je n'aime pas beaucoup en tant qu'ancien professionnel du renseignement et des services de police. Les services de renseignement français n'écartent pas la possibilité qu'un individu de la mouvance ultra puisse passer à l'action de manière un peu isolée. C'est une vraie préoccupation. Dans l'une des trois affaires que j'ai précédemment évoquées, le dossier a été judiciarisé parce que nous craignions que l'individu passe à l'action de cette manière, notamment parce qu'il étalait sur les réseaux sociaux son admiration pour Anders Breivik. Dans l'ensemble de ces groupes – c'est vrai aussi pour la mouvance ultragauche et anarcho-autonome –, il y a des individus qui baignent dans une philosophie de violence et qui peuvent connaître une dérive individuelle. Nous devons être capables de détecter le phénomène le plus rapidement possible.
Voilà ce que je voulais dire en introduction. Encore une fois, je m'excuse par avance si je ne peux pas répondre à certaines de vos questions. En tant que secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur, je suis l'un des premiers à devoir respecter le secret de la défense nationale. Quand on ne le fait pas, on s'expose à des sanctions pénales. En tant que responsable au ministère de l'intérieur, je dois veiller à ce que mes propos n'affectent pas certaines procédures très opérationnelles, administratives ou judiciaires. On ne peut pas tout se dire. Quoi qu'il en soit, je vous remercie de votre attention.