Intervention de Catherine Pignon

Réunion du jeudi 7 février 2019 à 14h05
Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice :

Madame la présidente, monsieur le rapporteur, je ferai, en guise de préambule, quelques observations destinées à préciser le rôle de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), que je dirige. Cette direction exerce les attributions du ministère de la justice en matière pénale, attributions qui consistent notamment à élaborer la législation et la réglementation en matière répressive, à préparer, coordonner et évaluer les instructions générales d'action publique et de politique pénale, et, enfin, à encadrer l'exercice de cette action publique par les procureurs généraux et les procureurs de la République.

En préparant cette audition, j'ai noté que, lors des débats sur la création de votre commission d'enquête, au mois de décembre dernier, la question s'était posée de savoir si celle-ci devait enquêter sur l'action nocive des seuls groupes d'extrême droite ou s'intéresser à l'ensemble des groupes violents. À cet égard, je tiens à vous indiquer d'emblée que l'administration centrale n'est pas en mesure de produire des chiffres qui isoleraient les faits commis par les groupuscules d'extrême droite. En effet, si notre base informatique d'enregistrement des infractions attribue un code à chaque incrimination, elle n'attribue pas un code propre à tel ou tel mouvement idéologique. Néanmoins, nous disposons d'une remontée d'informations sur les affaires les plus significatives, dont font nécessairement partie les affaires dans lesquelles sont impliqués des groupuscules d'extrême droite. Les parquets nous rendent compte, en effet, des affaires importantes et de leur évolution.

Notre arsenal juridique n'est cependant pas dépourvu d'outils de réponse pénale aux infractions commises par ces groupuscules. Ainsi, dans le cadre de la politique pénale, les faits de discrimination, de provocation à la haine, de violence raciste ou antisémite, qui peuvent caractériser la délinquance de ces groupuscules, sont des priorités pour la ministre de la justice – comme ils l'étaient pour ses prédécesseurs –, donc pour ma direction, dans la mesure où ils constituent des atteintes à la dignité humaine. Des instructions de fermeté sont données en la matière dans la réponse pénale avec notamment des comparutions de déferrement des mis en cause devant le procureur de la République pour l'administration des réponses pénales. Les circulaires insistent également sur le soutien qu'il convient d'apporter aux victimes.

Depuis la loi du 25 juillet 2013, il n'appartient plus au garde des sceaux et à son administration de donner des instructions individuelles sur une procédure. Ce n'est donc pas à cet objectif que répond la remontée d'informations mais à la nécessité de disposer d'une certaine photographie de la réalité et de l'activité de ces groupuscules et des réponses qui sont administrées.

La circulaire fondatrice de la politique pénale de la garde des sceaux, en date du 21 mars 2018, érige très précisément la lutte contre le racisme et les discriminations au rang de priorité. Il nous sera cependant impossible, j'y insiste, de vous communiquer des chiffres sur le nombre de ces groupuscules et leurs effectifs.

Par ailleurs, la direction des affaires criminelles a beaucoup travaillé, ces dernières semaines, sur la problématique des débordements lors des manifestations – un groupe de travail a récemment rendu ses conclusions, en plein mouvement des « gilets jaunes ». Nous nous efforçons avec ce groupe de judiciariser les comportements délictueux – violences, dégradations, rébellions… – pour pacifier ces manifestations. Bien entendu, ce travail peut concerner aussi bien les groupuscules d'extrême droite que d'autres groupes, tels que les Black Blocs, par exemple.

J'en viens aux réponses aux questions que vous m'avez posées. Tout d'abord, vous l'aurez compris, la notion de groupuscule et celle d'extrême droite ne recouvrent pas, chez nous, de réalité statistique, puisque ces notions ne sont pas définies par le droit pénal. Elles peuvent néanmoins recevoir des qualifications juridiques, soit par le biais des infractions spéciales de la loi relative à la liberté de la presse – provocation non publique à la haine ou à la discrimination, contestation de crimes contre l'humanité, apologie de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité ou de crimes de collaboration avec l'ennemi, diffamations commises en raison de l'origine, de l'appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race, une religion, et j'en passe –, soit par la prise en compte, dans notre droit pénal général, de circonstances aggravantes lorsque le mobile de l'infraction est fondé sur des considérations racistes, xénophobes ou antisémites. Ces circonstances aggravantes sont généralisées à toutes les infractions punies d'une peine d'un an d'emprisonnement.

Bien entendu, les instructions de politique pénale ne concernent pas uniquement les groupes extrémistes, de droite ou de gauche. Ils font cependant l'objet d'une préoccupation constante puisque, depuis 2003, pas moins d'une vingtaine de circulaires ou de dépêches ont été diffusées, non seulement pour accompagner les lois nouvelles comportant des dispositions de nature à améliorer la lutte contre le type d'actions que peuvent mener les groupes extrémistes, mais aussi pour élaborer des dispositifs visant à améliorer l'efficacité de l'action judiciaire dans ce domaine.

Je citerai deux de ces dispositifs spécifiques en cours dans les juridictions. Premièrement, ont été créés, au sein des parquets, des pôles anti-discriminations, animés par des magistrats spécialisés et chargés d'établir, en lien avec d'autres acteurs de la vie civile et administrative, des pratiques permettant à la fois d'améliorer la connaissance et de mener des actions coordonnées pour lutter contre des constats, des signalements, des situations, qui peuvent appeler une réponse non seulement judiciaire mais aussi administrative.

Deuxièmement, bon nombre de parquets ont conclu avec le Défenseur des droits, dont vous savez qu'il peut avoir une action opérationnelle en matière de lutte contre les discriminations et les discours de haine, des protocoles spécifiques afin, là aussi, de faciliter les échanges et de convenir d'actions menées conjointement, puisque le Défenseur des droits dispose de pouvoirs administratifs qui peuvent, à mon sens, être parfaitement articulés avec l'intervention judiciaire.

Quelle estimation faisons-nous du nombre des groupuscules d'extrême droite et de leurs effectifs ? Je ne suis pas en mesure de vous communiquer des chiffres en la matière, pour les raisons que je vous ai indiquées. Peut-être le ministère de l'intérieur a-t-il pu vous éclairer davantage sur ce point.

Qu'en est-il du niveau et de la ventilation des moyens budgétaires et humains consacrés par le ministère de la justice à la lutte contre ces groupuscules ? Là encore, je dois vous indiquer que ma direction ne possède pas d'éléments précis dans ce domaine. Je dirai, au vu de l'expérience qui est la mienne, que, dans les tribunaux, les procédures concernant l'action de ces groupuscules ou d'autres groupuscules sont traitées par des magistrats du parquet, des magistrats instructeurs et, le cas échéant, par des tribunaux correctionnels, parmi d'autres dossiers. Je ne suis donc pas capable d'isoler précisément la ressource humaine dédiée à la lutte contre les infractions commises par des groupuscules, qu'ils soient d'extrême droite ou non, du reste.

S'agissant de la coopération de l'autorité judiciaire avec les autorités administratives, civiles et militaires, dans le suivi de l'activité de ces groupes, je rappellerai que le suivi à proprement parler de l'activité de ces groupuscules relève au premier chef du renseignement. Bien entendu, l'autorité judiciaire peut avoir à en connaître. Je pense notamment aux mesures de surveillance ou de contrôle qui peuvent trouver leur place dans le cadre de procédures d'information judiciaire, telles que l'interdiction faite à un mis en examen, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, d'entrer en contact avec telle ou telle personne, de se livrer à une activité en lien avec celle d'un groupuscule ou de fréquenter des lieux où ceux-ci sont susceptibles de se déployer.

En ce qui concerne le suivi des activités de ces groupuscules au stade du jugement, votre question me conduit à faire état, au-delà de l'exécution des peines, du suivi et de la recherche des personnes au travers notamment du fichier des personnes recherchées. C'est en effet au procureur de la République, qui est chargé de l'exécution des décisions, d'inscrire sur ce fichier les personnes concernées et les obligations auxquelles elles sont soumises par jugement pour permettre une surveillance et une vérification du bon respect de leurs obligations, notamment à l'occasion d'interpellations.

Par ailleurs, la politique de prévention de la délinquance peut être l'occasion, selon les situations, d'échanges ou de partages d'informations, de surveillance ou d'élaboration d'actions concertées en lien avec les partenaires institutionnels que sont l'autorité préfectorale et les élus, compte tenu de la menace représentée par les membres de ces groupuscules. Je pense, par exemple, aux états-majors de sécurité, qui réunissent régulièrement un certain nombre d'acteurs de la sécurité et où peuvent être évoqués des signes tangibles de ces menaces. Je pense également aux conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), qui associent les collectivités territoriales et qui sont également des plateformes d'échanges et de discussions, où les activités, les inquiétudes, les signalements peuvent être évoqués et portés à la connaissance de l'autorité judiciaire, à charge pour elle d'y donner, le cas échéant, des suites judiciaires.

En ce qui concerne les liens des groupuscules d'extrême droite avec d'autres organisations, en France ou à l'étranger, et les flux financiers, je dois dire que les recherches auxquelles j'ai fait procéder, préalablement à cette audition, auprès du bureau chargé des questions de criminalité organisée et de la section antiterroriste du parquet de Paris, ne font pas apparaître, en tout cas jusqu'à présent et sous réserve de l'information qui est la mienne, de relations particulières récurrentes avec d'autres organisations à l'étranger. S'agissant des liens avec des organisations situées en France, certains individus actuellement sous main de justice, ont pu être affiliés de façon parfois ponctuelle, parfois plus pérenne, à des groupuscules de l'ultra-droite. Je pense, par exemple, aux Forces françaises unifiées, à l'Organisation armée secrète (OAS), aux Forces opérationnelles ou encore au groupe identitaire Les Barjols. D'autres procédures judiciaires ont pu mettre au jour des actions purement individuelles.

Par ailleurs, l'agence Tracfin, chargée de superviser les flux financiers qui peuvent susciter un certain nombre de questionnements, serait sans doute à même d'éclairer votre commission, y compris dans le cadre de sa mission de renseignement.

Les dernières évolutions de l'arsenal juridique de lutte contre les groupuscules d'extrême droite nous semblent-elles suffisamment efficaces et quelles modifications éventuelles la direction des affaires criminelles estime-t-elle souhaitables ? Notre dispositif, lorsqu'il est appliqué de manière effective, offre d'ores et déjà beaucoup de possibilités. Je pense notamment à la prise en compte quasi systématique de circonstances aggravantes lorsque les infractions sont commises à raison de l'appartenance ou de la non-appartenance de la victime à une prétendue race, une ethnie, une nation, qui concerne désormais tous les crimes et délits punis d'un an d'emprisonnement. Cette extension doit permettre de faciliter la qualification de cette circonstance et renforcer la lutte contre ce phénomène.

Par ailleurs, certaines recommandations formulées dans le rapport de votre collègue Laetitia Avia ont été suivies. Je pense, par exemple, à la publication des décisions de justice, que nous avons rappelée dans une dépêche récente du 7 novembre 2018, et à la possibilité, pour les victimes de propos racistes ou antisémites ou de violences qui ne font pas encore la démarche de franchir la porte d'un commissariat, de déposer plainte en ligne. Nous espérons que cette possibilité de plainte en ligne offerte par la loi de programmation pour la justice sera de nature à faciliter cette démarche.

La question m'a été posée de l'articulation du respect des principes constitutionnels de liberté d'expression, de liberté d'opinion, de liberté d'association et de manifestation avec la nécessité de prévenir les troubles à l'ordre public et de réprimer les crimes et les délits. Ma réponse vous paraîtra peut-être classique : la liberté d'expression est garantie, mais elle n'est pas absolue. Des limitations sont en effet nécessaires afin d'assurer le respect de l'ordre public. À ce propos, nous sommes préoccupés par l'augmentation très importante des incitations à la haine sur les réseaux sociaux, qui s'explique sans doute par le fait que leurs auteurs se sentent à l'abri derrière une adresse IP. Le droit pénal a son rôle à jouer dans ce domaine : il doit veiller au respect de la liberté de la presse, tout en réprimant les abus qui pourraient être faits de son exercice. Au reste, la loi fondatrice de la liberté de la presse prévoit clairement des limites à la liberté d'expression, notamment « lorsque les propos suscitent un sentiment d'hostilité ou de rejet envers un groupe de personnes déterminées ». C'est un repère fort de la jurisprudence de la Cour de cassation, lorsqu'elle est amenée à apprécier l'application de la loi.

De même, nous le savons, si les réunions publiques sont libres et peuvent avoir lieu sans autorisation préalable, la loi du 29 juillet 1881 dispose qu'elles ne peuvent être tenues sur la voie publique. Quant aux manifestations sur la voie publique, elles sont soumises à une obligation de déclaration préalable auprès des autorités administratives compétentes, lesquelles peuvent les interdire si elles estiment qu'elles sont de nature à troubler l'ordre public. À cet égard, les dispositions ne visent que les organisateurs de ces manifestations ; la simple participation à une manifestation non déclarée ou interdite n'est pas, à ce jour, réprimée.

La proposition de loi visant à modifier le régime des manifestations comporte, pour la direction des affaires criminelles, deux points importants : premièrement, la possibilité – qui, actuellement, n'est pas offerte au juge d'instruction – d'interdire à une personne mise en examen, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, de participer à une manifestation durant cette période ; deuxièmement, l'aménagement procédural qui permet, le cas échéant, de déférer rapidement devant le procureur de la République les personnes qui se rendent coupables de participation à un attroupement lors d'une manifestation, ce déferrement rapide n'étant pas permis par le régime procédural actuel, qui dépend de la loi sur la presse.

Voilà les considérations que je souhaitais exposer dans le délai qui m'est imparti.

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