La séance est ouverte à 14 heures 05.
Présidence de Mme Muriel Ressiguier, présidente.
La commission d'enquête entend en audition Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, accompagnée de M. Christian de Rocquigny, sous-directeur de la justice pénale.
Nous reprenons nos travaux avec l'audition de Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice.
Madame la directrice, nos travaux vont pouvoir bénéficier de votre expérience. Vous avez en effet occupé les fonctions de procureur général près les cours d'appel de Bordeaux et de Besançon et vous avez intégré, un temps, l'Inspection générale des services judiciaires (IGSJ). Vous avez également évolué au sein de la section financière du parquet de Paris.
Votre audition a pour objet de dresser un panorama des groupuscules d'extrême droite, de l'évolution de leur périmètre, de leur organisation, de leurs modes d'action et de leur éventuelle activité délictuelle et criminelle. Il s'agit également d'établir un état des lieux de la stratégie des pouvoirs publics à l'égard de ces groupes et d'évaluer l'arsenal juridique mis en oeuvre contre certaines de leurs activités et ses éventuelles limites.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle est retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale, où son enregistrement sera disponible pendant quelques mois. La commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition.
Conformément aux dispositions du troisième alinéa du II de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui prévoit qu'à l'exception des mineurs de seize ans, toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est entendue sous serment, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».
Mme Catherine Pignon prête serment.
Pour commencer, voici plusieurs questions auxquelles vous aurez la possibilité de répondre au cours d'un exposé introductif d'une quinzaine de minutes environ. La lutte contre le racisme et les groupuscules d'extrême droite figure-t-elle dans les orientations de la politique pénale ? Quels sont le niveau et la ventilation des moyens budgétaires et humains consacrés par le ministère de la justice à la lutte contre ces groupuscules ? De quelle manière l'autorité judiciaire coopère-t-elle avec les autorités administratives, civiles et militaires, s'agissant du suivi de l'activité de ces groupuscules et de leurs membres ? Comment l'autorité judiciaire est-elle amenée à analyser leurs relations avec d'autres organisations en France ou à l'étranger et, éventuellement, leurs flux financiers ? Enfin, les dispositions législatives existantes, notamment l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure et l'article L. 431-15 du code pénal, qui punit la reconstitution de groupes dissous, vous paraissent-elles suffisantes pour lutter contre ces groupuscules ?
Madame Pignon, je vous remercie pour votre présence. M. le secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur, que notre commission a entendu ce matin, nous a indiqué qu'il lui paraissait possible de dépoussiérer la loi pour améliorer la lutte contre les groupuscules d'extrême droite. Je souhaiterais donc que vous nous donniez votre sentiment sur ce point et que vous nous disiez quels sont, selon vous, les différents axes d'amélioration de la lutte contre ces groupuscules.
Nous sommes parfaitement conscients, madame Pignon, que, sur certains points, vous ne pourrez pas vous exprimer avec précision. Vous avez la parole.
Madame la présidente, monsieur le rapporteur, je ferai, en guise de préambule, quelques observations destinées à préciser le rôle de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), que je dirige. Cette direction exerce les attributions du ministère de la justice en matière pénale, attributions qui consistent notamment à élaborer la législation et la réglementation en matière répressive, à préparer, coordonner et évaluer les instructions générales d'action publique et de politique pénale, et, enfin, à encadrer l'exercice de cette action publique par les procureurs généraux et les procureurs de la République.
En préparant cette audition, j'ai noté que, lors des débats sur la création de votre commission d'enquête, au mois de décembre dernier, la question s'était posée de savoir si celle-ci devait enquêter sur l'action nocive des seuls groupes d'extrême droite ou s'intéresser à l'ensemble des groupes violents. À cet égard, je tiens à vous indiquer d'emblée que l'administration centrale n'est pas en mesure de produire des chiffres qui isoleraient les faits commis par les groupuscules d'extrême droite. En effet, si notre base informatique d'enregistrement des infractions attribue un code à chaque incrimination, elle n'attribue pas un code propre à tel ou tel mouvement idéologique. Néanmoins, nous disposons d'une remontée d'informations sur les affaires les plus significatives, dont font nécessairement partie les affaires dans lesquelles sont impliqués des groupuscules d'extrême droite. Les parquets nous rendent compte, en effet, des affaires importantes et de leur évolution.
Notre arsenal juridique n'est cependant pas dépourvu d'outils de réponse pénale aux infractions commises par ces groupuscules. Ainsi, dans le cadre de la politique pénale, les faits de discrimination, de provocation à la haine, de violence raciste ou antisémite, qui peuvent caractériser la délinquance de ces groupuscules, sont des priorités pour la ministre de la justice – comme ils l'étaient pour ses prédécesseurs –, donc pour ma direction, dans la mesure où ils constituent des atteintes à la dignité humaine. Des instructions de fermeté sont données en la matière dans la réponse pénale avec notamment des comparutions de déferrement des mis en cause devant le procureur de la République pour l'administration des réponses pénales. Les circulaires insistent également sur le soutien qu'il convient d'apporter aux victimes.
Depuis la loi du 25 juillet 2013, il n'appartient plus au garde des sceaux et à son administration de donner des instructions individuelles sur une procédure. Ce n'est donc pas à cet objectif que répond la remontée d'informations mais à la nécessité de disposer d'une certaine photographie de la réalité et de l'activité de ces groupuscules et des réponses qui sont administrées.
La circulaire fondatrice de la politique pénale de la garde des sceaux, en date du 21 mars 2018, érige très précisément la lutte contre le racisme et les discriminations au rang de priorité. Il nous sera cependant impossible, j'y insiste, de vous communiquer des chiffres sur le nombre de ces groupuscules et leurs effectifs.
Par ailleurs, la direction des affaires criminelles a beaucoup travaillé, ces dernières semaines, sur la problématique des débordements lors des manifestations – un groupe de travail a récemment rendu ses conclusions, en plein mouvement des « gilets jaunes ». Nous nous efforçons avec ce groupe de judiciariser les comportements délictueux – violences, dégradations, rébellions… – pour pacifier ces manifestations. Bien entendu, ce travail peut concerner aussi bien les groupuscules d'extrême droite que d'autres groupes, tels que les Black Blocs, par exemple.
J'en viens aux réponses aux questions que vous m'avez posées. Tout d'abord, vous l'aurez compris, la notion de groupuscule et celle d'extrême droite ne recouvrent pas, chez nous, de réalité statistique, puisque ces notions ne sont pas définies par le droit pénal. Elles peuvent néanmoins recevoir des qualifications juridiques, soit par le biais des infractions spéciales de la loi relative à la liberté de la presse – provocation non publique à la haine ou à la discrimination, contestation de crimes contre l'humanité, apologie de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité ou de crimes de collaboration avec l'ennemi, diffamations commises en raison de l'origine, de l'appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race, une religion, et j'en passe –, soit par la prise en compte, dans notre droit pénal général, de circonstances aggravantes lorsque le mobile de l'infraction est fondé sur des considérations racistes, xénophobes ou antisémites. Ces circonstances aggravantes sont généralisées à toutes les infractions punies d'une peine d'un an d'emprisonnement.
Bien entendu, les instructions de politique pénale ne concernent pas uniquement les groupes extrémistes, de droite ou de gauche. Ils font cependant l'objet d'une préoccupation constante puisque, depuis 2003, pas moins d'une vingtaine de circulaires ou de dépêches ont été diffusées, non seulement pour accompagner les lois nouvelles comportant des dispositions de nature à améliorer la lutte contre le type d'actions que peuvent mener les groupes extrémistes, mais aussi pour élaborer des dispositifs visant à améliorer l'efficacité de l'action judiciaire dans ce domaine.
Je citerai deux de ces dispositifs spécifiques en cours dans les juridictions. Premièrement, ont été créés, au sein des parquets, des pôles anti-discriminations, animés par des magistrats spécialisés et chargés d'établir, en lien avec d'autres acteurs de la vie civile et administrative, des pratiques permettant à la fois d'améliorer la connaissance et de mener des actions coordonnées pour lutter contre des constats, des signalements, des situations, qui peuvent appeler une réponse non seulement judiciaire mais aussi administrative.
Deuxièmement, bon nombre de parquets ont conclu avec le Défenseur des droits, dont vous savez qu'il peut avoir une action opérationnelle en matière de lutte contre les discriminations et les discours de haine, des protocoles spécifiques afin, là aussi, de faciliter les échanges et de convenir d'actions menées conjointement, puisque le Défenseur des droits dispose de pouvoirs administratifs qui peuvent, à mon sens, être parfaitement articulés avec l'intervention judiciaire.
Quelle estimation faisons-nous du nombre des groupuscules d'extrême droite et de leurs effectifs ? Je ne suis pas en mesure de vous communiquer des chiffres en la matière, pour les raisons que je vous ai indiquées. Peut-être le ministère de l'intérieur a-t-il pu vous éclairer davantage sur ce point.
Qu'en est-il du niveau et de la ventilation des moyens budgétaires et humains consacrés par le ministère de la justice à la lutte contre ces groupuscules ? Là encore, je dois vous indiquer que ma direction ne possède pas d'éléments précis dans ce domaine. Je dirai, au vu de l'expérience qui est la mienne, que, dans les tribunaux, les procédures concernant l'action de ces groupuscules ou d'autres groupuscules sont traitées par des magistrats du parquet, des magistrats instructeurs et, le cas échéant, par des tribunaux correctionnels, parmi d'autres dossiers. Je ne suis donc pas capable d'isoler précisément la ressource humaine dédiée à la lutte contre les infractions commises par des groupuscules, qu'ils soient d'extrême droite ou non, du reste.
S'agissant de la coopération de l'autorité judiciaire avec les autorités administratives, civiles et militaires, dans le suivi de l'activité de ces groupes, je rappellerai que le suivi à proprement parler de l'activité de ces groupuscules relève au premier chef du renseignement. Bien entendu, l'autorité judiciaire peut avoir à en connaître. Je pense notamment aux mesures de surveillance ou de contrôle qui peuvent trouver leur place dans le cadre de procédures d'information judiciaire, telles que l'interdiction faite à un mis en examen, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, d'entrer en contact avec telle ou telle personne, de se livrer à une activité en lien avec celle d'un groupuscule ou de fréquenter des lieux où ceux-ci sont susceptibles de se déployer.
En ce qui concerne le suivi des activités de ces groupuscules au stade du jugement, votre question me conduit à faire état, au-delà de l'exécution des peines, du suivi et de la recherche des personnes au travers notamment du fichier des personnes recherchées. C'est en effet au procureur de la République, qui est chargé de l'exécution des décisions, d'inscrire sur ce fichier les personnes concernées et les obligations auxquelles elles sont soumises par jugement pour permettre une surveillance et une vérification du bon respect de leurs obligations, notamment à l'occasion d'interpellations.
Par ailleurs, la politique de prévention de la délinquance peut être l'occasion, selon les situations, d'échanges ou de partages d'informations, de surveillance ou d'élaboration d'actions concertées en lien avec les partenaires institutionnels que sont l'autorité préfectorale et les élus, compte tenu de la menace représentée par les membres de ces groupuscules. Je pense, par exemple, aux états-majors de sécurité, qui réunissent régulièrement un certain nombre d'acteurs de la sécurité et où peuvent être évoqués des signes tangibles de ces menaces. Je pense également aux conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), qui associent les collectivités territoriales et qui sont également des plateformes d'échanges et de discussions, où les activités, les inquiétudes, les signalements peuvent être évoqués et portés à la connaissance de l'autorité judiciaire, à charge pour elle d'y donner, le cas échéant, des suites judiciaires.
En ce qui concerne les liens des groupuscules d'extrême droite avec d'autres organisations, en France ou à l'étranger, et les flux financiers, je dois dire que les recherches auxquelles j'ai fait procéder, préalablement à cette audition, auprès du bureau chargé des questions de criminalité organisée et de la section antiterroriste du parquet de Paris, ne font pas apparaître, en tout cas jusqu'à présent et sous réserve de l'information qui est la mienne, de relations particulières récurrentes avec d'autres organisations à l'étranger. S'agissant des liens avec des organisations situées en France, certains individus actuellement sous main de justice, ont pu être affiliés de façon parfois ponctuelle, parfois plus pérenne, à des groupuscules de l'ultra-droite. Je pense, par exemple, aux Forces françaises unifiées, à l'Organisation armée secrète (OAS), aux Forces opérationnelles ou encore au groupe identitaire Les Barjols. D'autres procédures judiciaires ont pu mettre au jour des actions purement individuelles.
Par ailleurs, l'agence Tracfin, chargée de superviser les flux financiers qui peuvent susciter un certain nombre de questionnements, serait sans doute à même d'éclairer votre commission, y compris dans le cadre de sa mission de renseignement.
Les dernières évolutions de l'arsenal juridique de lutte contre les groupuscules d'extrême droite nous semblent-elles suffisamment efficaces et quelles modifications éventuelles la direction des affaires criminelles estime-t-elle souhaitables ? Notre dispositif, lorsqu'il est appliqué de manière effective, offre d'ores et déjà beaucoup de possibilités. Je pense notamment à la prise en compte quasi systématique de circonstances aggravantes lorsque les infractions sont commises à raison de l'appartenance ou de la non-appartenance de la victime à une prétendue race, une ethnie, une nation, qui concerne désormais tous les crimes et délits punis d'un an d'emprisonnement. Cette extension doit permettre de faciliter la qualification de cette circonstance et renforcer la lutte contre ce phénomène.
Par ailleurs, certaines recommandations formulées dans le rapport de votre collègue Laetitia Avia ont été suivies. Je pense, par exemple, à la publication des décisions de justice, que nous avons rappelée dans une dépêche récente du 7 novembre 2018, et à la possibilité, pour les victimes de propos racistes ou antisémites ou de violences qui ne font pas encore la démarche de franchir la porte d'un commissariat, de déposer plainte en ligne. Nous espérons que cette possibilité de plainte en ligne offerte par la loi de programmation pour la justice sera de nature à faciliter cette démarche.
La question m'a été posée de l'articulation du respect des principes constitutionnels de liberté d'expression, de liberté d'opinion, de liberté d'association et de manifestation avec la nécessité de prévenir les troubles à l'ordre public et de réprimer les crimes et les délits. Ma réponse vous paraîtra peut-être classique : la liberté d'expression est garantie, mais elle n'est pas absolue. Des limitations sont en effet nécessaires afin d'assurer le respect de l'ordre public. À ce propos, nous sommes préoccupés par l'augmentation très importante des incitations à la haine sur les réseaux sociaux, qui s'explique sans doute par le fait que leurs auteurs se sentent à l'abri derrière une adresse IP. Le droit pénal a son rôle à jouer dans ce domaine : il doit veiller au respect de la liberté de la presse, tout en réprimant les abus qui pourraient être faits de son exercice. Au reste, la loi fondatrice de la liberté de la presse prévoit clairement des limites à la liberté d'expression, notamment « lorsque les propos suscitent un sentiment d'hostilité ou de rejet envers un groupe de personnes déterminées ». C'est un repère fort de la jurisprudence de la Cour de cassation, lorsqu'elle est amenée à apprécier l'application de la loi.
De même, nous le savons, si les réunions publiques sont libres et peuvent avoir lieu sans autorisation préalable, la loi du 29 juillet 1881 dispose qu'elles ne peuvent être tenues sur la voie publique. Quant aux manifestations sur la voie publique, elles sont soumises à une obligation de déclaration préalable auprès des autorités administratives compétentes, lesquelles peuvent les interdire si elles estiment qu'elles sont de nature à troubler l'ordre public. À cet égard, les dispositions ne visent que les organisateurs de ces manifestations ; la simple participation à une manifestation non déclarée ou interdite n'est pas, à ce jour, réprimée.
La proposition de loi visant à modifier le régime des manifestations comporte, pour la direction des affaires criminelles, deux points importants : premièrement, la possibilité – qui, actuellement, n'est pas offerte au juge d'instruction – d'interdire à une personne mise en examen, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, de participer à une manifestation durant cette période ; deuxièmement, l'aménagement procédural qui permet, le cas échéant, de déférer rapidement devant le procureur de la République les personnes qui se rendent coupables de participation à un attroupement lors d'une manifestation, ce déferrement rapide n'étant pas permis par le régime procédural actuel, qui dépend de la loi sur la presse.
Voilà les considérations que je souhaitais exposer dans le délai qui m'est imparti.
La question m'a également été posée de savoir dans quelle mesure les auteurs de délits pouvant être commis par voie de presse avaient pu être condamnés. Là encore, il ne m'est pas possible de vous dire précisément quel est le nombre des condamnations prononcées au titre de chacune des infractions concernées, faute de statistiques pertinentes disponibles. Je souhaite néanmoins appeler l'attention de votre commission sur le fait que la loi de juillet 1881 permet de réprimer toutes les infractions commises, quel qu'en soit le support. Par ailleurs, la possibilité est offerte au parquet d'utiliser une voie d'action sur le plan civil à travers ce que nous appelons la procédure de référé. La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique permet, en effet, d'imposer aux hébergeurs de sites, lorsqu'ils peuvent être touchés, le retrait des contenus illicites ou, à défaut, d'enjoindre aux fournisseurs d'accès à Internet de bloquer l'accès aux sites internet concernés ou aux contenus haineux sur le territoire national. Cette disposition a été récemment appliquée, il y a deux ou trois mois, par le parquet de Paris à propos du site « Démocratie participative », qui publiait ce type de propos haineux. C'est un fondement légal auquel on peut penser. La réponse judiciaire n'est donc pas nécessairement pénale : elle peut aussi être civile.
Vous nous avez demandé quelles peuvent être les conséquences de l'application de la loi organique et de la loi ordinaire du 22 décembre 2018 relatives à la lutte contre la manipulation de l'information en ce qui concerne les groupuscules d'extrême droite. Je répondrai très simplement qu'il s'agit d'un outil de plus pour les praticiens du droit afin de lutter contre la manipulation de l'information, notamment lorsqu'elle est porteuse de contenus tels que ceux que peuvent véhiculer les groupuscules dont nous parlons. C'est un outil supplémentaire, je le redis, pour essayer d'atteindre l'activité délictueuse qu'ils conduisent.
En ce qui concerne la dissolution, vous savez que la dissolution d'associations ou de groupements peut prendre plusieurs formes : elle peut être volontaire, lorsqu'elle est décidée par les membres de l'association elle-même, mais aussi statutaire ou judiciaire – elle est alors prononcée par le juge, notamment à raison de l'illicéité de l'objet de l'association. Je vais sans doute décevoir votre commission là encore en ce qui concerne les statistiques : je n'en dispose pas à propos des dissolutions d'associations qui peuvent être clairement reliées à des groupuscules d'extrême droite. Il est certain, en revanche, que l'une des conséquences de l'affaire « Méric » a été la dissolution de plusieurs organisations par décret en conseil des ministres, conformément aux hypothèses prévues par le code de la sécurité intérieure. J'imagine que le ministère de l'intérieur sera en mesure de vous apporter des éléments d'éclairage sur l'action administrative conduite dans ce domaine.
Quelles sont les principales qualifications pénales pouvant être retenues à l'encontre des membres de groupuscules d'extrême droite ? Elles sont extrêmement variées. Le droit pénal appréhende notamment les infractions de violences de manière différenciée en fonction de la gravité du préjudice causé à la victime, selon que l'on parle de violences mortelles ou ayant occasionné, ou non, des incapacités totales de travail. Il existe aussi de nombreuses circonstances aggravantes tenant aux conditions dans lesquelles les violences ont été commises : l'usage d'une arme, par exemple, la dissimulation du visage ou la pluralité des personnes qui agissent, soit en bande organisée, soit en réunion, soit en tant qu'auteurs ou complices. La circonstance aggravante peut aussi tenir à la qualité de personne vulnérable de la victime, à l'existence d'un guet-apens ou à la préméditation. L'arsenal législatif est ainsi en mesure d'affronter, ou d'assimiler, une grande diversité de situations, celles que les praticiens rencontrent sur le terrain. Il y a, dans les actions commises, des situations extrêmement diverses, selon les réalités et les agissements précis auxquels peuvent s'être mêlées les personnes condamnées à raison de violences.
Toujours dans le domaine pénal, j'ai évoqué le fait qu'une loi récente, la loi du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, a ajusté la circonstance aggravante de racisme applicable à certaines infractions. Je le redis : c'est désormais une circonstance aggravante d'application générale aux crimes et délits punis d'emprisonnement. Il est important de comprendre que la loi a cherché à donner une définition objective de cette circonstance dans le but d'éviter les débats, toujours complexes, devant les juridictions, qui résulteraient d'une définition subjective en fonction des mobiles des personnes. Apporter la preuve des motivations ou des mobiles de l'auteur des faits est, par nature, très difficile. Nous avons tiré les enseignements des difficultés rencontrées par les praticiens pour élaborer une définition objective pour la caractérisation de cette circonstance aggravante.
Le délit de participation à un groupement violent existe actuellement, comme vous le savez. J'ai aussi évoqué le délit d'attroupement : il s'agit de tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public.
J'en viens au suivi, à la connaissance, voire à la surveillance des activités des personnes mises en cause ou condamnées à raison d'activités en lien avec leur appartenance à des groupuscules, au stade de l'exécution et de l'application des peines. Permettez-moi de dire quelques mots sur ce volet qui est également judiciaire.
Depuis la loi du 3 juin 2016, l'action du renseignement pénitentiaire est inscrite dans le cadre légal du renseignement. L'administration pénitentiaire peut être conduite à participer à une action de surveillance, notamment lorsqu'elle s'exerce dans le cadre de la prévention du terrorisme, mais aussi de la criminalité et de la délinquance organisées. L'administration pénitentiaire s'est fortement structurée pour agir de manière efficiente. Elle sera peut-être en mesure de vous apporter un éclairage.
L'autorité judiciaire est également destinataire d'informations relatives à la situation des personnes placées sous main de justice, c'est-à-dire incarcérées ou suivies en « milieu ouvert », par exemple en cas de sursis probatoire. L'autorité judiciaire, qui peut être le procureur, le juge d'instruction et surtout le juge de l'application des peines, est destinataire d'informations sur le parcours des personnes placées sous main de justice, sur l'entourage qu'elles côtoient, notamment dans le cadre des parloirs et des visites, sur les contacts qu'elles peuvent avoir en détention et sur leur comportement. Tout cela fait partie des éléments d'information et d'appréciation pour les décisions judiciaires qui peuvent être prises en matière d'aménagement et de suivi du parcours d'exécution des peines. De tels éléments sont très régulièrement introduits dans les procédures et ils ont vocation à objectiver l'évolution des personnes concernées en vue des décisions qui doivent intervenir sur la poursuite ou les modalités d'exécution des peines.
Comme tous les fonctionnaires, les agents de l'administration pénitentiaire sont par ailleurs tenus de porter à la connaissance du procureur de la République les faits constitutifs d'une infraction dont ils viendraient à avoir connaissance dans le cadre de leur activité d'observation et du constat de ce qui peut se passer quant au comportement de la personne en prison. C'est une obligation légale au titre de la disposition générale qu'est l'article 40 du code de procédure pénale.
Je rappelle aussi que l'autorité judiciaire est régulièrement destinataire de listes de personnes susceptibles de radicalisation violente, dans le cadre des dispositions de lutte contre ce phénomène. Elle est également destinataire des synthèses pluridisciplinaires qui sont réalisées lors des passages dans les « quartiers d'évaluation de la radicalisation » ou au Centre national d'évaluation. Il va sans dire que l'ensemble de ces dispositifs est susceptible de concerner des personnes condamnées à raison de faits commis dans le cadre des activités qui vous intéressent, c'est-à-dire celles des groupuscules d'extrême droite.
Merci pour ces éléments.
Vous avez dit qu'il y avait une carence en ce qui concerne les statistiques sur les agissements de l'ultra-droite, qui ont quand même un caractère particulier du fait de ce qui les motive, de leur idéologie. Il est toujours bon de rappeler que le racisme, l'antisémitisme, la xénophobie et le sexisme sont à l'heure actuelle des délits et non des opinions. Je voudrais savoir s'il n'y aurait pas moyen de nous faire parvenir, par la suite, des documents, même si l'on utilise parfois, d'après ce que j'ai compris, le même code quand différentes infractions sont saisies, comportant, s'agissant de la caractérisation des faits, des données plus fines.
On sait par exemple, et vous l'avez dit, que les incitations à la haine augmentent sur les réseaux sociaux. C'est une tendance qui nous a été confirmée partout. On la constate aussi dans le cadre d'événements récents, avec les exactions commises par des groupuscules qui passent à l'acte soit par des menaces, contre des élus ou d'autres personnes, soit par des actes violents, dont certains s'apparentent de plus en plus à du terrorisme. Si vous pouviez nous faire parvenir des éléments, ce serait assez utile.
Afin de montrer l'importance de la caractérisation des faits, je voudrais revenir sur un exemple. Le 30 juin 2017, un groupuscule identitaire qui agit dans ma région, l'Occitanie, a mis à sac le local du Réseau d'accueil et d'insertion de l'Hérault (RAIH), association qui agit en faveur des mineurs isolés. Ce groupuscule en question s'est filmé – il a scandé des propos haineux et provocants : « assez, assez, les réfugiés », « pas de subventions pour financer l'invasion » ou encore « la France aux Français » – et une vidéo a été postée sur les réseaux sociaux sous le titre : « On est passé chez les collabos ». Dans cette affaire, la juridiction saisie n'a pas retenu la circonstance aggravante prévue par l'article 132-76 du code pénal lorsque les faits sont commis contre la victime « à raison de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une prétendue race, une ethnie, une nation ou une religion déterminée » – en l'occurrence les personnes prises en charge par l'association. Celle-ci ayant fermé depuis, le groupuscule s'est filmé en disant : « on a gagné, on les a fait fermer ». Dans le cadre de cette circonstance aggravante, le code pénal requiert que le délit soit « accompagné ou suivi de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature qui soit portent atteinte à l'honneur ou à la considération de la victime ou d'un groupe de personnes dont fait partie la victime [...] ».
Au vu des enjeux, même si j'ai bien compris que vous n'avez pas de personnel affecté – il n'y a pas de magistrats ou d'agents directement assignés, avec les spécificités que cela implique, à la lutte contre ce type de groupuscules et d'action violente – pouvez-vous nous expliquer comment les magistrats sont formés, si c'est le cas, et sensibilisés à la lutte contre le racisme, à l'antisémitisme et à la xénophobie ? Pouvez-vous aussi nous indiquer les difficultés que vous pouvez rencontrer pour caractériser les faits et aller jusqu'au bout sur le plan judiciaire ?
J'aimerais savoir s'il existe une harmonisation au niveau des textes européens et des différents États membres pour la lutte contre ce type de crimes et de délits.
S'agissant de l'affaire « RAIH » que vous avez évoquée, nous pourrons peut-être vous apporter des éléments complémentaires. Si vous le permettez, je vais d'abord laisser s'exprimer M. de Rocquigny du Fayel, qui est le sous-directeur en charge du suivi de ces affaires.
Avant de vous donner la parole, monsieur de Rocquigny du Fayel, conformément aux dispositions du troisième alinéa du II de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui prévoit qu'à l'exception des mineurs de seize ans, toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est entendue sous serment, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
M. Christian de Rocquigny du Fayel prête serment.
La condamnation d'individus peut se heurter à un problème lié aux preuves ou à la loi. Parfois, la loi interdit de prendre en considération plusieurs circonstances aggravantes. Dans l'hypothèse en question, il y a en particulier une dégradation volontaire de biens destinés à l'utilité publique, et elle a été commise en réunion. Nous n'avons pas précisément le détail de cette affaire, mais nous l'avons suivie – nous avons des éléments et nous avons aussi interrogé sur la relaxe. Je sais que cela peut sembler surprenant dans cette enceinte. Le dossier a été jugé en comparution immédiate le 5 décembre 2017, le parquet ayant déféré les individus concernés afin qu'il y ait un jugement rapide, compte tenu de la gravité des faits. Le tribunal a considéré que l'une des personnes jugées n'était pas coupable, et l'autre a été condamnée sans que la circonstance aggravante dont nous parlons soit retenue. S'agissant de la relaxe, nous comprenons, depuis Paris, qu'un problème probatoire se posait pour cet individu qui contestait les faits. C'est la raison pour laquelle le tribunal n'est pas entré en voie de condamnation pour les faits de dégradation. Voilà ce que je pouvais vous dire sur le problème de preuve et sur celui de la qualification, qui peuvent expliquer les choses.
Les magistrats sont formés à l'École nationale de la magistrature (ENM) lors de leur formation initiale. Ceux qui sont spécialisés dans ces affaires, et qui mènent notamment les travaux des pôles anti-discrimination, sont invités à participer aux formations, en vue de connaître précisément les infractions et le public amené à être jugé. Il existe une obligation de formation continue, de cinq jours par an, pour tous les magistrats de l'ordre judiciaire. Elle est globalement assurée : même si ce n'est pas à moi de le dire, cela fonctionne bien.
La direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) mène un projet appelé PRINT, sur financements européens et avec l'Allemagne, qui vise à réaliser une comparaison des dispositifs relatifs au racisme. Il y a notamment des visites d'études, par exemple en Espagne. Il s'agit de voir quels sont les dispositifs existants au sein de l'Union européenne et de les rapprocher. On sent bien qu'il faut regarder concrètement comment ça se passe ailleurs et on sait que des idées fleurissent. La problématique est un peu la même que pour les violences conjugales : quand on cherche à améliorer la lutte contre ces violences, le premier mouvement pourrait être de se dire qu'on a tout essayé – il y a le téléphone pour les femmes en très grand danger ou encore l'éviction du conjoint violent – mais il est important que l'institution judiciaire soit en mesure de se remettre en cause, en se demandant ce que l'on peut faire pour améliorer la prévention et la répression des comportements racistes ou antisémites, les comportements violents qui touchent une certaine communauté. C'est pourquoi nous avons besoin d'aller regarder ce qui se passe ailleurs dans l'Union européenne (UE). C'est ce que fait notre direction avec l'aide de l'UE.
Nous constatons que toutes les actions de lutte contre la haine et le racisme sont portées de manière forte au niveau de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe. Beaucoup de groupes travaillent au rapprochement des positions, à l'harmonisation. C'est une question qui donne lieu à beaucoup de déclarations et de résolutions communes.
Parmi les points importants, il a été question tout à l'heure de l'utilisation des nouveaux médias, notamment internet, pour les propos haineux. Toute une coopération est en train de se mettre en place en vue de faciliter la preuve de ces comportements. C'est aussi un monde qui investit beaucoup le cyberespace : afin d'identifier les auteurs des faits et de savoir où ils se trouvent, on a besoin d'une forte coopération en matière de lutte contre la cybercriminalité. La France joue un rôle très moteur, je crois, pour pousser toutes les actions qui permettent de développer la coopération, notamment de part et d'autre de l'Atlantique. Les hébergeurs ne sont pas chez nous, et il faut arriver à obtenir des éléments permettant d'identifier qui écrit, où les sites se trouvent et qui les gère. Il y a véritablement une action forte en ce qui concerne le « recueil de la preuve numérique ». C'est un levier important, car cette criminalité s'internationalise et bénéficie parfois d'un certain nombre de « paradis » en matière d'hébergement. Cela suppose une coopération très forte entre les États de manière à pouvoir contenir et réduire ces espaces de non-droit dans le cyberespace.
Merci pour ces éclairages qui contribueront à alimenter nos réflexions. Il faut rappeler, d'abord, que ce sont des délits, mais aussi veiller à avoir un arsenal plus complet, en particulier en matière de caractérisation. J'entends qu'il faut choisir ce que l'on considère comme des circonstances aggravantes, mais dans l'affaire en question les auteurs avaient commis la bêtise d'en faire eux-mêmes la publicité. Merci encore pour votre présence et vos réponses.
La séance est levée à 15 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Adrien Morenas, Mme Muriel Ressiguier
Excusée. - Mme Valérie Thomas