Le passage du mot « transport » au mot « mobilité » traduit d'ailleurs bien la prise de conscience du fait que les acteurs principaux sont les humains mobiles. Le mouvement des Gilets jaunes et, précédemment, le mouvement des Bonnets rouges ont montré l'hypersensibilité d'une partie de la population à toute augmentation du coût de la mobilité automobile. Dans les deux cas, ils ont été capables de s'opposer victorieusement à des décisions politiques qui pouvaient paraître légitimes, parce qu'elles étaient élaborées dans le cadre de la démocratie représentative et parce qu'elles correspondaient à un bon équilibre entre la liberté de mouvement et d'autres considérations, notamment celle qui vous anime, à savoir le développement durable.
Contrairement à d'autres dimensions de la transition énergétique, comme l'isolation des bâtiments qui ne posent pas de problèmes de principe politiques et sociétaux, les questions de mobilité sont liées à des systèmes de pensée et à des visions de la vie réussie. Le choix des modèles d'habiter est plus accessible qu'avant. De nouvelles possibilités d'arbitrage sont apparues, y compris pour des catégories de personnes aux revenus relativement modestes. La différence entre habiter au centre d'une grande ville et habiter dans le périurbain tend à devenir économiquement neutre dans la mesure où le supplément de dépense entraîné par la mobilité privée est compensé par l'économie réalisée sur le prix du foncier. Des équivalences mises en évidence il y a une vingtaine d'années se sont confirmées dans le temps.
Contrairement à une légende, la pauvreté est moins forte dans le périurbain. Les gradients d'urbanité périurbains sont ceux où il y a le moins de pauvres, parce qu'on peut aussi économiser sur le foncier dans la zone centrale, notamment grâce au logement social.
Je dirai donc un peu caricaturalement que ça se joue donc surtout dans la tête de nos concitoyens. Les solutions techniques règlent un aspect du développement durable qu'est l'émission de CO2, mais d'autres aspects comme la biodiversité et la santé publique ne sont pas ou peu pris en compte. La santé publique l'est en partie dans la mesure où les carburants ne sont plus polluants, mais le changement de carburant ne modifie en rien l'organisation de l'espace. Si l'on veut desservir un espace à faible densité, on doit avoir un réseau viaire très consistant, ce qui n'est pas sans conséquence sur l'environnement naturel.
En outre, la mobilité est un pôle du modèle d'habiter lié à d'autres comme le pôle fixe, le pôle résidentiel et le pôle de l'emploi. Le système fonctionne de façon cohérente, l'un n'allant pas sans l'autre. Le rapport à l'espace public est décisif en matière de choix. Les gens qui préfèrent habiter dans les zones centrales aiment bien l'espace public, qu'ils soient fixes ou mobiles, alors que ceux qui décident d'habiter dans le périurbain sont plutôt en rupture avec ce qui leur semble être une promiscuité ou une coprésence avec des populations indésirables. Autant de critères reliant la mobilité et ce qui n'est pas la mobilité, c'est-à-dire les autres choix en matière d'habitat.
Par conséquent, c'est davantage par le débat, par un travail de lente évolution culturelle qu'on peut espérer faire bouger les choses que par des mesures exclusivement techniques. Il est partiellement faux de dire que les pauvres gens du périurbain aimeraient bien avoir les mêmes services et les mêmes aménités que dans les centres villes, dans la mesure où ils ont fait des choix et où une partie du mode de vie urbain inspire leurs motivations négatives. Ils ne souhaitent pas habiter en ville. Ils n'ont pas été déportés dans le périurbain.
Il faut avoir le courage de dire que faire évoluer la société prendra du temps et passera par le débat politique. C'est aussi un plaidoyer pour faire du « grand débat national » un dispositif permanent de mise en relation des initiatives de la scène politique et de la dynamique de la société. Nous avons nombre de dispositifs concrets pour écouter la société, ses mouvements, ce qu'elle accepte de changer, ce qu'elle refuse de changer ou sa division. La possibilité de choix en matière de modèle de mobilité et de mode d'habiter en général, la possibilité nouvelle de choix offerte à plus de gens se sont traduits par une sorte de sélection des espaces. Le clivage entre une partie de la société qui se « démotorise », valorise la marche à pied et les transports publics et l'autre partie pour qui l'automobile est un choix de vie très fort montre la nécessité du travail sociopolitique à réaliser.
Concernant l'action sur les transports, Marc Mortureux a raison de dire que le couple individuel-collectif et le couple privé-public, qui paraissent identiques, ne le sont pas. Un des enjeux est d'intégrer d'une façon ou d'une autre le transport individuel dans la sphère de la mobilité publique. À côté du covoiturage et de l'autopartage, qui existent déjà, le véhicule autonome, qui profitera des innovations énergétiques, représentera un élément très intéressant. En dissociant le mouvement du conducteur, il ouvrira des scénarios de collectifs d'usage, par exemple entre voisins qui amènent leurs enfants à l'école sans les conduire eux-mêmes, et un champ de relations beaucoup plus ouvertes et créatives entre l'individuel qui peut être collectif sans être nécessairement sociétal et le public. Ces marges de manoeuvre pourraient avoir des effets économiques intéressants. L'histoire a montré que les automobilistes avaient accepté de payer une grande partie du prix du transport qu'ils n'acceptaient pas de payer sous forme de transport public. Le véhicule autonome peut maintenir la mobilisation économique des usagers de l'automobile tout en facilitant le déplacement du transport individuel vers la sphère de la mobilité publique.