Intervention de Thomas Campeaux

Réunion du jeudi 21 février 2019 à 9h05
Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur :

À titre de propos liminaire, je vais brièvement vous expliquer le rôle que joue la direction que j'ai l'honneur de diriger au sein du ministère de l'intérieur, dans l'exercice de ses différentes attributions.

Comme vous l'a expliqué le secrétaire d'État Laurent Nuñez, l'organisation en matière de lutte contre des groupements ou des individus qui prôneraient des agissements violents visant à déstabiliser l'État, à menacer ses institutions ou à porter atteinte à sa sûreté repose sur le travail des services de renseignement, au premier rang desquels le service central du renseignement territorial (SCRT) et son pendant parisien, la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), ainsi que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). L'ensemble de ces services de renseignements alimente le service administratif qu'est la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) en informations relatives aux agissements de certains de ces groupements ou de certaines associations qui ont la personnalité morale, à charge ensuite pour la DLPAJ d'apprécier les suites juridiques qu'il est possible d'y apporter.

La direction des libertés publiques et des affaires juridiques, qui compte 180 agents, est d'abord le conseiller juridique du ministère de l'intérieur : elle conseille le ministère, ses direction, les préfectures, et pilote l'ensemble du contentieux de ce ministère – ce qui mobilise en gros la moitié des effectifs de la direction. Parallèlement, elle possède des attributions qui touchent précisément à l'exercice des libertés publiques, ou à leur restriction, dans l'application de mesures de police administrative, soit qu'elle exerce directement ces compétences au nom du ministre de l'intérieur, soit qu'elle pilote l'action des services déconcentrés – des préfectures, essentiellement – dans la mise en oeuvre de ces mesures, lorsque ces dernières sont de leur ressort.

À ce titre-là, la DLPAJ est compétente dans des domaines très variés : les cultes, les associations et fondations, les casinos, les expulsions d'étrangers pour motif d'ordre public et l'ensemble de l'exercice des libertés de réunion et d'association, pour ne citer que les plus flagrantes. Elle prépare et met en oeuvre les dispositions législatives et réglementaires après approbation des différentes institutions, ce qui implique parfois la prise de mesures individuelles.

S'agissant de la mesure principale sur laquelle vous m'interrogez, qui est la mesure de dissolution des associations prévue par l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, c'est la DLPAJ qui, comme je le disais en préambule, ayant reçu des informations de la part des services de renseignement porte sur ces éléments une appréciation et opère une qualification juridique pour savoir si les faits rapportés sont susceptibles d'entrer dans l'une des catégories de faits prévues à cet article.

Tel est le rôle principal de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques en matière de lutte contre les agissements de ces associations et de ces groupements, mais uniquement sous l'angle des catégories posées par le législateur entre 1936 et 1986, date à laquelle ces dispositions ont été modifiées pour la dernière fois.

En revanche, nous ne nous livrons à aucune analyse du positionnement de ces associations ou de ces groupements sur l'échiquier politique. Par conséquent, nous ne tenons aucun compte des catégories et sous-catégories politiques ou idéologiques – ultragauche, ultradroite – dans lesquelles peuvent par ailleurs être rangés ces groupes et ceux qui les composent, et analysons les faits qui nous sont soumis par les services de renseignement exclusivement sous l'angle de leur qualification juridique.

Les services de renseignement que vous auditionnez par ailleurs pourront vous donner, eux, une appréciation plus fine et plus politique de ces différentes catégories, mais, sous l'angle juridique, la qualification d'extrême droite n'existe pas pour nous : ce sont les agissements de tel ou tel groupement ou association qui vous nous conduire à proposer à l'autorité décisionnaire une mesure de dissolution.

Bien évidemment, on peut, en fonction du motif retenu, approcher la nature des agissements de ces groupements. Selon qu'il s'agira, par exemple de groupes de combat ou de milices privées, selon que le fondement sera la discrimination, l'incitation à la haine ou à la violence, ou encore des actes de terrorisme, se dessineront nécessairement des contours politiques ou idéologiques.

D'ailleurs, l'histoire même de l'article qui est aujourd'hui l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure reflète de manière assez fidèle l'histoire politique et sociale de la France sur près d'un siècle ; les évolutions qui ont été apportées à ce texte visaient à répondre, à des moments précis de l'histoire, à des crises politiques et sociétales de nature différente et dont les enjeux apparaissent à la seule lecture des différents motifs de dissolution énumérés.

J'en viens à vos questions. Nous ne suivons pas les groupuscules d'extrême droite, pas plus que nous ne suivons leurs activités que vous qualifiez de criminelles de délictuelles : il s'agit là de qualifications pénales, mais il arrive en effet, lorsque certains agissements sont susceptibles de relever d'une telle qualification, que, sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale, le ministre ou, par délégation, nous-mêmes, soyons amenés à faire un signalement au procureur de la République. Notre rôle néanmoins est un rôle de police administrative et non de répression pénale. Nous n'assurons donc aucun suivi, et je ne suis donc pas en mesure de retracer l'évolution de l'activité des groupuscules d'extrême droite, autrement qu'au regard des mesures que nous avons pu prendre.

S'agissant ensuite des qualifications juridiques susceptibles d'être appliquées aux actions de groupuscules visant à se substituer aux missions régaliennes de l'État, il est un principe fondamental qui ne souffre aucune exception, c'est que seul l'État est en charge de la sécurité intérieure. D'autres que l'État peuvent y concourir – les polices municipales, la sécurité privée dans un champ très restreint et en association avec la sécurité intérieure – mais seul l'État a le monopole de la violence légitime ; c'est l'essence même de son pouvoir régalien et nul ne saurait s'y substituer.

De ce que nous avons pu en voir, les faits commis par Génération identitaire dans l'affaire du col de l'Échelle, dans les Hautes-Alpes, ne relevaient pas d'une qualification pénale spécifique. S'il y a bien eu in situ des manifestations d'opposition au principe du franchissement de la frontière par des migrants, en revanche il n'y a pas eu, à notre connaissance, de contrainte ou d'opposition physique qui aurait pu faire regarder ces agissements comme visant à se substituer au monopole de maintien de la sécurité qui appartient à l'État.

Cela étant, sont souvent mises en avant dans ce type de situation les fameuses dispositions sur la flagrance de l'article 73 du code de procédure pénale. Cet article prévoit la possibilité, pour toute personne, d'appréhender l'auteur d'un crime ou d'un délit et de le conduire devant l'officier de police judiciaire le plus proche, si tant est que deux conditions soient réunies : d'une part, le crime ou le délit doit être commis devant les yeux de la personne – c'est la commission en flagrance ; d'autre part, il doit s'agir d'un crime ou délit passible d'une peine d'emprisonnement. Cela suppose que la personne qui veut mettre en oeuvre les dispositions de l'article 73 sans encourir de reproches soit à la fois capable d'analyser les conditions de la flagrance et connaisse suffisamment le code pénal ou les autres textes d'incrimination pénale pour savoir qu'est en train de se commettre devant lui un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement. Ce sont des cas évidemment très résiduels pour ne pas dire rarissimes, et je n'ai pas en tête d'exemples à vous citer, sachant que, dans l'affaire du col de l'Échelle, nous ne pensons pas qu'il y ait eu de telles tentatives.

De manière plus générale, certains agissements peuvent revêtir des qualifications pénales spécifiques en raison de leur nature même : il peut s'agir de violences, commises isolément ou réunion, ou de la participation à un groupement en vue de commettre des violences. De même, il existe des incriminations spécifiques, datant d'ailleurs de la même époque que les premiers éléments de l'article L. 212-1, qui sont la participation à un groupe de combat ou l'organisation d'un groupe de combat. Ce sont des incriminations pénales qui sont placées dans la grande catégorie des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation et qui, à ce titre, pourraient être mises en oeuvre, dès lors que les faits seraient avérés et pourraient recevoir une telle qualification. Je n'ai pas de souvenir ou d'exemple en tête de mise en oeuvre par la justice de ces qualifications pénales de participation ou d'organisation d'un groupe de combat, mais ce n'est pas directement de notre compétence.

S'agissant de la réponse légale de l'État, vous m'avez interrogé sur deux types de mesures de police administrative, les mesures d'interdiction de manifestations et les mesures de fermeture de locaux. Bien que notre coeur de métier soit plutôt la dissolution d'associations ou de groupements de fait, les atteintes légitimes et donc légales, conventionnelles ou constitutionnelles à la liberté de manifestation ressortissent également à notre compétence.

Comme je le disais en préambule, il n'y a pas de spécificité pour les groupuscules d'extrême droite. L'autorité de police administrative, c'est-à-dire les maires et les préfets, ces derniers agissant soit dans les zones de compétence de la police, soit par substitution aux maires en cas de carence de ces derniers et après mise en demeure restée sans effet, peut interdire une manifestation uniquement lorsqu'il y a des risques de troubles à l'ordre public qu'elle n'est pas en mesure de prévenir par d'autres moyens que l'interdiction.

La liberté étant le principe et l'interdiction l'exception, on ne peut procéder à une mesure d'interdiction que lorsque l'on n'a pas d'autre moyen d'empêcher la survenue de troubles à l'ordre public dont la probabilité est avérée que d'interdire la manifestation. Du point de vue de l'autorité responsable du maintien de l'ordre, cela va dépendre de l'anticipation du nombre de personnes susceptibles de participer à la manifestation, de l'objet de cette manifestation, des circonstances dans lesquelles elle se déroule, de la possibilité d'avoir affaire à des mouvements contestataires donc, éventuellement, à des oppositions violentes et des combats ; cela va dépendre également des moyens à la disposition de l'autorité de police pour maintenir l'ordre public. Un préfet qui dispose de suffisamment de forces mobiles ne pourra donc pas légalement interdire une manifestation. Je ne suis pas en mesure de vous donner des statistiques nationales sur le nombre d'interdictions de manifestations auxquelles il est procédé car, dans la mesure où il s'agit d'une compétence déconcentrée, nous ne les recensons pas au niveau national, sachant qu'il s'agit pour nous de mesures assez banales, même s'il y est assez rarement fait recours. S'agissant de la fermeture administrative de lieux servant de locaux à ces groupuscules, c'est encore plus délicat. La liberté de réunion est, elle aussi, constitutionnellement garantie et, hormis l'existence de régimes juridiques spécifiques permettant de fermer durablement des lieux de réunion, il n'existe pas de possibilité de fermer un lieu de réunion ou d'interdire une réunion autrement que sur le fondement de la fameuse jurisprudence Benjamin du Conseil d'État de 1933, qui obéit strictement à la même logique que celle que je viens de citer pour les manifestations sur la voie publique, logique qui d'ailleurs, s'est historiquement d'abord appliquée à liberté de réunion avant d'être étendue à la liberté de manifestation sur la voie publique. C'est-à-dire que le préfet ou l'autorité de police administrative au sens plus large ne peut interdire la tenue d'une réunion ni, donc, fermer provisoirement un lieu de réunion que s'il peut établir que vont s'y dérouler des événements entraînant probablement des troubles à l'ordre public et qu'il n'a pas d'autre moyen de les empêcher. C'est ce qui fait d'ailleurs que la disposition de la loi de 1955 sur l'état d'urgence, qui permet au préfet de fermer les lieux de réunion dans son département, est de portée plus large que le droit commun, puisque c'est une loi applicable à des circonstances exceptionnelles, qui n'a pas d'équivalent hormis dans des régimes spécifiques comme celui relatif à la fermeture des débits de boissons, lequel est un régime de police spéciale par lequel le préfet peut fermer un établissement, soit pour une durée de quelques semaines ou de quelques mois fixée par la loi, soit définitivement, quand s'y sont produits des crimes ou délits ou quand le fonctionnement de l'établissement génère des troubles. Un lieu de réunion comme un théâtre, ou une salle louée pour y tenir des réunions publiques ne pourront en revanche pas être fermés sur ce fondement, mais uniquement de manière ponctuelle, sur le fondement de la jurisprudence Benjamin.

Ces restrictions expliquent que le Gouvernement ait proposé au législateur d'inclure dans la loi du 30 octobre 2017 sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme une disposition spécifique, très encadrée juridiquement, autorisant la fermeture des lieux de culte pour prévenir la commission d'actes de terrorisme, les débats sur le projet de loi ayant fait apparaître qu'il n'était guère possible de fermer durablement ces lieux de culte sur le seul fondement de l'arrêt Benjamin, car cela aurait porté atteinte non seulement à la liberté de réunion mais également à la liberté d'exercice du culte.

Il est donc très difficile, voire impossible, de prononcer autrement que ponctuellement, hors les cas spécifiques que j'ai évoqués, la fermeture administrative de locaux pour prévenir des troubles à l'ordre public.

J'en viens au régime de dissolution administrative et aux différents motifs qui peuvent fonder la dissolution d'une association possédant la personnalité morale ou de groupements de fait, la différence étant que ces derniers ne possèdent pas la personnalité morale, n'ont pas été déclarés en préfecture et n'ont pas fait l'objet de la mesure de publicité que la loi de 1901 sur la liberté d'association exige pour que naisse la personne morale associative. Cela signifie que, par définition, ces groupements de fait se constatent, ce qui suppose d'avoir affaire à un groupe d'individus, à des objectifs communs, à des actions communes, souvent des slogans ou des signes, qui nous permettent, sous le contrôle du juge administratif, d'établir l'existence, au-delà du regroupement de personnes physiques, d'un groupement de fait, qui a toutes les apparences d'une association sans avoir été déclaré et donc sans posséder la personnalité morale.

Cependant, dès 1936 puisque l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure est issu de la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et aux milices privées, le législateur a souhaité ne pas être limité par le fait que des individus auraient évité de créer une association pour ne pas encourir la dissolution administrative. Il est donc possible de dissoudre à la fois des associations, dont il n'est pas nécessaire de démontrer l'existence, et des groupements de fait, dont il aura fallu au préalable démontrer l'existence.

Cet article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure est issu, comme je le disais, en tout cas pour ses trois premiers motifs, de la loi du 10 janvier 1936, promulguée dans le contexte de crise politique, économique et sociale que connaît à l'époque la France, qui a vu la multiplication des ligues visant très directement à remettre en cause la forme républicaine du régime, à bousculer voire à renverser les institutions. Ces ligues prenant parfois la forme de groupements armés, cela explique la formulation qui est encore aujourd'hui celle de l'article L. 212-1 après sa codification lors de la création du code la sécurité intérieure, en 2012.

Après l'affaire Stavisky, la journée du 6 février 1934 et la tentative de ligues factieuses d'investir le Palais Bourbon pour empêcher l'investiture du gouvernement Daladier, le législateur met un certain temps à légiférer, conscient qu'il est de porter atteinte à la liberté d'association proclamée par la loi de 1901. Il autorise néanmoins la dissolution pour trois motifs.

Le premier motif est la provocation « à des manifestations armées dans la rue ». Nous l'utilisons toujours, mais avec une difficulté qui tient à ses termes mêmes, très imprégnés du contexte historique dans lequel ils ont été rédigés.

Le deuxième motif est le fait, pour une association ou un groupement de fait, de présenter « par leur forme et leur organisation militaires le caractère de groupes de combat ou de milices privées ». Il s'agit, là encore, de la formulation originelle, à ceci près qu'a été supprimée, au moment de la codification, la référence aux associations d'éducation de la jeunesse, qui existaient à l'époque mais ont disparu aujourd'hui.

Le troisième motif de dissolution est le fait de « porter atteinte à l'intégrité du territoire national ou d'attenter, par la force, à la forme républicaine du gouvernement ». C'est là aussi une formulation historiquement datée, même s'il en a été fait un usage plus étalé dans le temps, au-delà des années 1930, notamment après la Seconde Guerre mondiale, au moment de la décolonisation, contre des groupements à visée indépendantiste menaçant l'intégrité du territoire national car visant à détacher de ce dernier, qui s'étendait à l'époque au territoire de l'empire, certains de ses éléments. De Madagascar à l'Algérie, les mouvements de décolonisation ont tous donné lieu à des mesures de dissolution sur ce fondement-là.

Le quatrième motif a été rajouté par ordonnance en 1944, à la Libération, et vise les associations ou groupements « dont l'activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine », en d'autres termes, les groupements vichystes qui n'avaient pas tous été dissous ou s'étaient reconstitués.

À ce quatrième motif, le législateur en adjoint un cinquième en 1951 contre les groupements dont le but est « soit de rassembler des d'individus ayant fait l'objet de condamnation du chef de collaboration avec l'ennemi », ce qui est totalement obsolète, « soit d'exalter cette collaboration », motif qui, pour le coup, peut encore servir de fondement à une dissolution ; il y est rarement fait recours, mais des cas existent dans les années récentes.

En 1972, la loi du 1er juillet relative à la lutte contre le racisme rajoute un sixième item, qui vise les groupements qui « soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race, une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ».

Si l'on peut donc, sur ce fondement, dissoudre une association ou un groupement, on retrouve la même formulation dans l'incrimination pénale de la provocation à cette même discrimination, haine ou violence, à raison des mêmes motifs, dans la loi de 1881 ; on la retrouve encore pour l'injure publique ou la diffamation, qui sont également des délits de presse, comme circonstance aggravante ; enfin, les mêmes termes définissent également l'une des rares circonstances aggravantes de portée générale inscrites dans le code pénal, qui aggrave les sanctions pénales à l'encontre des personnes ayant commis toute forme de crime ou de délit. J'ajoute qu'il s'agit sans doute du motif qui intéresse le plus votre commission d'enquête.

En 1986 enfin, reflet des événements frappant la société française, le législateur a ajouté la possibilité de dissoudre les associations ou groupements « qui se livrent sur le territoire français, ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger ». Jusqu'à cette date, il fallait, pour pouvoir dissoudre des groupements dont le caractère terroriste ne faisait aucun doute, s'appuyer sur un autre fondement, le fait par exemple de présenter l'apparence et les caractéristiques d'un groupe de combat, motif qui fut utilisé notamment pour la dissolution d'Action directe.

Depuis 1986, ce régime juridique n'a plus évolué et n'a connu aucun ajout à ces différents motifs visant, au fil de l'histoire, à prendre en compte de nouveaux faits politiques et sociétaux qui présentaient les mêmes risques pour les institutions et leur stabilité. Protéger les institutions contre ces risques a été reconnu par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et la Cour européenne des droits de l'homme comme un motif légitime pour apporter à la liberté d'association des limitations pouvant aller jusqu'à la dissolution, pourvu que ce soit établi par la loi – ce qui est le cas ici –, que le but soit légitime et que ce soit proportionné aux agissements de ladite association ou dudit groupement, ceci étant évidemment laissé à l'appréciation des juges nationaux.

Pour ce qui concerne le recours aux différents motifs énumérés par l'article L. 212-1, nous avons essayé d'établir des statistiques, qui restent incomplètes car certains décrets anciens se contentent de faire référence à la loi de 1936, sans davantage préciser la motivation de la décision, même s'il est souvent possible de le deviner au vu de la dénomination des groupements visés et du contexte historique.

Nos chiffres divergent de ceux de certains professeurs de droit qui ont également recensé de leur côté l'ensemble des dissolutions mais, sous toutes réserves, nous comptabilisons cent sept associations ou groupements de fait dissous depuis le vote de la loi du 10 janvier 1936, chiffre qui ne prend pas en compte les cinq dissolutions annulées par la juridiction administrative, dont deux pour des motifs de forme, un défaut de motivation et un défaut de procédure contradictoire – l'association ayant vu dans les années 1980 sa dissolution annulée pour ce dernier défaut ayant été dissoute ultérieurement pour les mêmes motifs de fond, mais après une procédure contradictoire et aux termes d'un décret mieux motivé.

Ne sont pas comptabilisées non plus, d'une part, les associations dissoutes sur la base de lois spéciales, c'est-à-dire par le régime de Vichy, mais dont la dissolution a été déclarée nulle et non avenue lors du rétablissement de la légalité républicaine en 1944 ; d'autre part, les treize associations datant du régime de Vichy et qui ont été dissoutes directement par une ordonnance du Gouvernement provisoire de la République française du 9 août 1944.

Enfin, ce décompte n'inclut pas la petite dizaine de dissolutions qui ont été prononcées sur le fondement du régime très spécifique de l'article L. 332-18 du code du sport, issu d'une loi de 2006, qui permet de dissoudre des associations ou groupements de fait ayant pour objet le soutien à une association sportive et dont les membres ont commis en réunion, en relation ou à l'occasion d'une manifestation sportive – les critères sont très restrictifs – des actes répétés, ou un acte d'une particulière gravité, constitutifs de dégradations de biens, de violence sur les personnes ou d'incitation à la haine ou à la discrimination.

Dans ce panorama très large, la répartition entre les différentes catégories dépend des circonstances historiques et de la nature même des différents motifs. Ainsi, une dizaine d'associations ou de groupements de fait ont été dissous pour provocation à des manifestations armées dans la rue. Nous avons recensé, sous réserve des précautions méthodologiques que j'ai indiquées, quatorze associations ou groupements de fait dissous au motif qu'ils présentaient le caractère de groupes de combat ou de milices privées. Une quinzaine d'associations ou de groupements de fait ont été dissous au motif qu'ils avaient pour objectif de porter atteinte à l'intégrité du territoire national ou d'attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement. Quant aux dissolutions d'associations ou de groupements de fait ayant pour but de faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine, elles sont très circonscrites dans le temps puisqu'elles sont intervenues dans l'immédiat après-guerre – quatre dissolutions seulement ont été prononcées sur ce fondement –, de même que celles, au nombre de deux, d'associations ou groupements ayant pour but soit de rassembler des individus qui ont fait l'objet de condamnation du chef de collaboration avec l'ennemi, soit d'exalter cette collaboration. La provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence – qui recouvre notamment, pour le dire de manière imprécise mais parlante, les propos racistes et antisémites – a servi de fondement à la dissolution de vingt et une associations ou groupements de fait. Enfin, dix associations ou groupements de fait ont été dissous, surtout ces dernières années, pour des motifs liés au terrorisme.

J'ajoute que certaines dissolutions ont pu être prononcées sur plusieurs fondements. Ainsi, s'agissant des groupes qui intéressent votre commission d'enquête, sont souvent réunis les critères suivants : la provocation à des manifestations armées dans la rue ou la constitution de groupes de combat et de milices privées et les incitations ou la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence. De même, au cours des dernières années, des associations ou des groupements de fait affiliés à l'islamisme radical ont été dissous, soit en tant que gestionnaires de mosquées, fermées par ailleurs, soit au titre du soutien qu'ils apportaient à certaines personnes, notamment des détenus, sur le fondement et de l'incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence et de la qualification terroriste.

Ce tableau brossé à très grands traits pourrait faire l'objet d'une analyse historique plus précise. En effet, on voit bien que, si la lutte contre les ligues factieuses a surtout marqué les années 1930, les trois premiers items, surtout les deux premiers – provocation à des manifestations armées dans la rue et constitution de groupes de combat ou de milices privées – ont été utilisés tout au long du siècle, avec une intensité variable selon les époques, pour dissoudre des mouvements que leurs agissements pourraient classer à l'extrême droite de l'échiquier politique. Inversement, la dissolution d'une dizaine d'associations, plutôt d'extrême gauche cette fois, a été prononcée immédiatement après les événements de mai 1968. Enfin, entre 1947 et le début des années 1960, les dissolutions visaient souvent des associations malgaches, vietnamiennes, indochinoises, camerounaises et, finalement, algériennes ; elles sont le reflet de la décolonisation et des soubresauts politiques qui ont marqué la France à cette époque-là.

Encore une fois, les 4° et 5° sont très datés : ils ont été utilisés surtout au cours des dix années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Il convient de noter, du reste, que le 5° a été introduit par une loi d'amnistie de 1951, qui atténue les effets de l'indignité nationale tout en permettant de dissoudre des groupements de fait rassemblant des personnes condamnées pour collaboration avec l'ennemi.

Quant aux dissolutions prononcées pour des motifs liés au terrorisme, elles sont très récentes. Non seulement le fondement juridique lui-même est récent, mais nous l'avons utilisé essentiellement depuis 2016 pour dissoudre des associations ou des groupements d'islamistes radicaux. Je pense aux gestionnaires des mosquées de Lagny et de Torcy, à l'association Sanabil ou à l'association marseillaise As Sounna. On s'inscrit là dans la stratégie de lutte contre l'emprise de l'islamisme radical sur des lieux de culte, qui se traduit, sous l'état d'urgence, par des mesures relevant de l'état d'urgence et, depuis l'adoption de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite « loi SILT », par la fermeture de lieux de culte, le cas échéant le gel des avoirs, des expulsions – lorsque des personnes de nationalité étrangère peuvent se voir imputer soit des actions à caractère terroriste, soit des faits de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence – et, lorsque les conditions juridiques sont réunies, la dissolution de l'association gestionnaire.

Je conclurai sur ce point en disant que, tout au long de l'histoire et encore récemment, en 2013, des associations qui peuvent être classées à l'extrême droite ont été dissoutes – même si, vous l'avez bien compris, cette classification n'est pas un motif juridique. Je pense aux associations Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR), Troisième voie, Envie de rêver – dont la dissolution, nous pourrons y revenir, a été annulée par le Conseil d'État –, L'oeuvre française et les Jeunesses nationalistes. Ces dissolutions datent du 12 et du 25 juillet 2013 et font suite aux affrontements violents entre groupes extrémistes qui ont été marqués par la mort de Clément Méric.

Vous m'interrogez, par ailleurs, sur le point de savoir si ces dispositions sont suffisantes ou s'il faut les faire évoluer. Le secrétaire d'État vous a indiqué qu'il estimait que la loi respectait un bon équilibre entre, d'une part, protection des libertés, en l'occurrence la liberté d'association, et, d'autre part, maintien de l'ordre public. Cet équilibre est une exigence constitutionnelle et conventionnelle. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) permettent d'apporter à cette liberté des restrictions pouvant aller jusqu'à la dissolution, mais le législateur doit constamment rechercher cet équilibre, faute de quoi il s'expose à une condamnation de la CEDH, ce qui n'a encore jamais été le cas, ou à une censure pour inconstitutionnalité, notamment dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

L'article L. 212-1, issu de la loi du 10 janvier 1936, n'a jamais fait l'objet d'une QPC et n'a donc pas été soumis au contrôle de constitutionnalité du Conseil constitutionnel. Quant à la Cour européenne des droits de l'homme, elle a été saisie par les responsables des associations dissoutes en 2013, mais l'affaire n'a toujours pas été jugée. Toutefois, dans d'autres dossiers concernant notamment la dissolution d'associations de supporters, la CEDH a jugé que la mesure était prévue par la loi, qu'elle poursuivait un but légitime et était proportionnée.

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