Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Réunion du jeudi 21 février 2019 à 9h05

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 9 heures 05.

Présidence de Mme Muriel Ressiguier, présidente.

La commission d'enquête entend en audition Mme Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur, accompagné de Mme Pascale Léglise, directrice adjointe, cheffe du service du conseil juridique et du contentieux.

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C'est avec M. Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur, accompagné de Mme Pascale Léglise, directrice adjointe, cheffe du service du conseil juridique et du contentieux, que nous débutons les auditions de la journée.

Monsieur le directeur, votre parcours a débuté au Conseil d'État ; vous avez ensuite évolué vers le corps préfectoral, dans les départements de la Meuse et de La Réunion, avant d'intégrer l'administration centrale comme adjoint au directeur général de l'administration et de la fonction publique, puis comme directeur adjoint du cabinet du ministre de l'intérieur et enfin dans votre poste actuel, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques.

Ce matin, nous allons profiter de votre expertise pour tenter de mieux cerner les réponses légales adéquates face aux groupuscules de l'ultradroite. Il va s'agir, en particulier, de s'interroger sur l'arsenal législatif et réglementaire actuel, son actualité et sa pertinence.

Je rappelle que le périmètre de cette commission d'enquête, conformément aux dispositions de la proposition de résolution du 8 novembre 2018 est exclusivement limité à l'objectif suivant : évaluer l'ampleur du caractère délictuel et criminel des pratiques des groupuscules d'extrême droite et émettre des propositions relatives notamment à la création d'outils visant à lutter plus efficacement contre la menace qu'ils représentent pour nos institutions et leurs agents, ainsi que pour les citoyennes et les citoyens.

J'attire votre attention sur le fait que cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'une retransmission en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale ; son enregistrement sera visible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l'Assemblée. Je vous signale également que la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui prévoit qu'à l'exception des mineurs de seize ans toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est entendue sous serment, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. ».

M. Thomas Campeaux prête serment.

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Avant de vous entendre, je souhaite vous soumettre plusieurs questions liminaires.

Ma première question concerne le suivi des groupes d'ultradroite : votre direction effectue-t-elle un suivi des activités criminelles et délictuelles des groupuscules et de leurs membres ? Le cas échéant, observez-vous une évolution de ces phénomènes au cours de ces dernières années et, si oui, laquelle ?

Ma seconde question a trait à la qualification de leurs agissements : comment peut-on qualifier juridiquement les actions de ces groupuscules, visant à se substituer aux missions régaliennes de l'État, comme, par exemple, l'affaire du col de l'Échelle ? Quelles sont les qualifications retenues pour les personnes mises en cause dans cette affaire ?

Ma dernière question concerne enfin la réponse légale de l'État : à quelle fréquence et sur quels fondements les autorités préfectorales ou municipales sont-elles amenées à prendre des arrêtés visant à interdire la tenue de manifestations organisées par des groupuscules d'extrême droite ou auxquelles ces derniers seraient susceptibles de participer ? De même, à quelle fréquence sont-elles amenées à fermer des lieux servant de locaux à ces groupuscules ?

Concernant plus précisément les dissolutions administratives, quels sont les différents motifs utilisés ? Pensez-vous qu'une évolution de la liste prévue à l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure soit utile et, si oui, dans quel sens ?

Enfin vis-à-vis des discours de provocation, d'incitation à la haine raciale, à la violence ou à la discrimination, la loi de 1881 sur la presse et le droit applicable en matière de délits de presse et de délits commis par voie de presse sont-ils encore adaptés et, s'ils ne le sont pas, que préconisez-vous ?

Permalien
Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur

À titre de propos liminaire, je vais brièvement vous expliquer le rôle que joue la direction que j'ai l'honneur de diriger au sein du ministère de l'intérieur, dans l'exercice de ses différentes attributions.

Comme vous l'a expliqué le secrétaire d'État Laurent Nuñez, l'organisation en matière de lutte contre des groupements ou des individus qui prôneraient des agissements violents visant à déstabiliser l'État, à menacer ses institutions ou à porter atteinte à sa sûreté repose sur le travail des services de renseignement, au premier rang desquels le service central du renseignement territorial (SCRT) et son pendant parisien, la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), ainsi que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). L'ensemble de ces services de renseignements alimente le service administratif qu'est la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) en informations relatives aux agissements de certains de ces groupements ou de certaines associations qui ont la personnalité morale, à charge ensuite pour la DLPAJ d'apprécier les suites juridiques qu'il est possible d'y apporter.

La direction des libertés publiques et des affaires juridiques, qui compte 180 agents, est d'abord le conseiller juridique du ministère de l'intérieur : elle conseille le ministère, ses direction, les préfectures, et pilote l'ensemble du contentieux de ce ministère – ce qui mobilise en gros la moitié des effectifs de la direction. Parallèlement, elle possède des attributions qui touchent précisément à l'exercice des libertés publiques, ou à leur restriction, dans l'application de mesures de police administrative, soit qu'elle exerce directement ces compétences au nom du ministre de l'intérieur, soit qu'elle pilote l'action des services déconcentrés – des préfectures, essentiellement – dans la mise en oeuvre de ces mesures, lorsque ces dernières sont de leur ressort.

À ce titre-là, la DLPAJ est compétente dans des domaines très variés : les cultes, les associations et fondations, les casinos, les expulsions d'étrangers pour motif d'ordre public et l'ensemble de l'exercice des libertés de réunion et d'association, pour ne citer que les plus flagrantes. Elle prépare et met en oeuvre les dispositions législatives et réglementaires après approbation des différentes institutions, ce qui implique parfois la prise de mesures individuelles.

S'agissant de la mesure principale sur laquelle vous m'interrogez, qui est la mesure de dissolution des associations prévue par l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, c'est la DLPAJ qui, comme je le disais en préambule, ayant reçu des informations de la part des services de renseignement porte sur ces éléments une appréciation et opère une qualification juridique pour savoir si les faits rapportés sont susceptibles d'entrer dans l'une des catégories de faits prévues à cet article.

Tel est le rôle principal de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques en matière de lutte contre les agissements de ces associations et de ces groupements, mais uniquement sous l'angle des catégories posées par le législateur entre 1936 et 1986, date à laquelle ces dispositions ont été modifiées pour la dernière fois.

En revanche, nous ne nous livrons à aucune analyse du positionnement de ces associations ou de ces groupements sur l'échiquier politique. Par conséquent, nous ne tenons aucun compte des catégories et sous-catégories politiques ou idéologiques – ultragauche, ultradroite – dans lesquelles peuvent par ailleurs être rangés ces groupes et ceux qui les composent, et analysons les faits qui nous sont soumis par les services de renseignement exclusivement sous l'angle de leur qualification juridique.

Les services de renseignement que vous auditionnez par ailleurs pourront vous donner, eux, une appréciation plus fine et plus politique de ces différentes catégories, mais, sous l'angle juridique, la qualification d'extrême droite n'existe pas pour nous : ce sont les agissements de tel ou tel groupement ou association qui vous nous conduire à proposer à l'autorité décisionnaire une mesure de dissolution.

Bien évidemment, on peut, en fonction du motif retenu, approcher la nature des agissements de ces groupements. Selon qu'il s'agira, par exemple de groupes de combat ou de milices privées, selon que le fondement sera la discrimination, l'incitation à la haine ou à la violence, ou encore des actes de terrorisme, se dessineront nécessairement des contours politiques ou idéologiques.

D'ailleurs, l'histoire même de l'article qui est aujourd'hui l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure reflète de manière assez fidèle l'histoire politique et sociale de la France sur près d'un siècle ; les évolutions qui ont été apportées à ce texte visaient à répondre, à des moments précis de l'histoire, à des crises politiques et sociétales de nature différente et dont les enjeux apparaissent à la seule lecture des différents motifs de dissolution énumérés.

J'en viens à vos questions. Nous ne suivons pas les groupuscules d'extrême droite, pas plus que nous ne suivons leurs activités que vous qualifiez de criminelles de délictuelles : il s'agit là de qualifications pénales, mais il arrive en effet, lorsque certains agissements sont susceptibles de relever d'une telle qualification, que, sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale, le ministre ou, par délégation, nous-mêmes, soyons amenés à faire un signalement au procureur de la République. Notre rôle néanmoins est un rôle de police administrative et non de répression pénale. Nous n'assurons donc aucun suivi, et je ne suis donc pas en mesure de retracer l'évolution de l'activité des groupuscules d'extrême droite, autrement qu'au regard des mesures que nous avons pu prendre.

S'agissant ensuite des qualifications juridiques susceptibles d'être appliquées aux actions de groupuscules visant à se substituer aux missions régaliennes de l'État, il est un principe fondamental qui ne souffre aucune exception, c'est que seul l'État est en charge de la sécurité intérieure. D'autres que l'État peuvent y concourir – les polices municipales, la sécurité privée dans un champ très restreint et en association avec la sécurité intérieure – mais seul l'État a le monopole de la violence légitime ; c'est l'essence même de son pouvoir régalien et nul ne saurait s'y substituer.

De ce que nous avons pu en voir, les faits commis par Génération identitaire dans l'affaire du col de l'Échelle, dans les Hautes-Alpes, ne relevaient pas d'une qualification pénale spécifique. S'il y a bien eu in situ des manifestations d'opposition au principe du franchissement de la frontière par des migrants, en revanche il n'y a pas eu, à notre connaissance, de contrainte ou d'opposition physique qui aurait pu faire regarder ces agissements comme visant à se substituer au monopole de maintien de la sécurité qui appartient à l'État.

Cela étant, sont souvent mises en avant dans ce type de situation les fameuses dispositions sur la flagrance de l'article 73 du code de procédure pénale. Cet article prévoit la possibilité, pour toute personne, d'appréhender l'auteur d'un crime ou d'un délit et de le conduire devant l'officier de police judiciaire le plus proche, si tant est que deux conditions soient réunies : d'une part, le crime ou le délit doit être commis devant les yeux de la personne – c'est la commission en flagrance ; d'autre part, il doit s'agir d'un crime ou délit passible d'une peine d'emprisonnement. Cela suppose que la personne qui veut mettre en oeuvre les dispositions de l'article 73 sans encourir de reproches soit à la fois capable d'analyser les conditions de la flagrance et connaisse suffisamment le code pénal ou les autres textes d'incrimination pénale pour savoir qu'est en train de se commettre devant lui un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement. Ce sont des cas évidemment très résiduels pour ne pas dire rarissimes, et je n'ai pas en tête d'exemples à vous citer, sachant que, dans l'affaire du col de l'Échelle, nous ne pensons pas qu'il y ait eu de telles tentatives.

De manière plus générale, certains agissements peuvent revêtir des qualifications pénales spécifiques en raison de leur nature même : il peut s'agir de violences, commises isolément ou réunion, ou de la participation à un groupement en vue de commettre des violences. De même, il existe des incriminations spécifiques, datant d'ailleurs de la même époque que les premiers éléments de l'article L. 212-1, qui sont la participation à un groupe de combat ou l'organisation d'un groupe de combat. Ce sont des incriminations pénales qui sont placées dans la grande catégorie des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation et qui, à ce titre, pourraient être mises en oeuvre, dès lors que les faits seraient avérés et pourraient recevoir une telle qualification. Je n'ai pas de souvenir ou d'exemple en tête de mise en oeuvre par la justice de ces qualifications pénales de participation ou d'organisation d'un groupe de combat, mais ce n'est pas directement de notre compétence.

S'agissant de la réponse légale de l'État, vous m'avez interrogé sur deux types de mesures de police administrative, les mesures d'interdiction de manifestations et les mesures de fermeture de locaux. Bien que notre coeur de métier soit plutôt la dissolution d'associations ou de groupements de fait, les atteintes légitimes et donc légales, conventionnelles ou constitutionnelles à la liberté de manifestation ressortissent également à notre compétence.

Comme je le disais en préambule, il n'y a pas de spécificité pour les groupuscules d'extrême droite. L'autorité de police administrative, c'est-à-dire les maires et les préfets, ces derniers agissant soit dans les zones de compétence de la police, soit par substitution aux maires en cas de carence de ces derniers et après mise en demeure restée sans effet, peut interdire une manifestation uniquement lorsqu'il y a des risques de troubles à l'ordre public qu'elle n'est pas en mesure de prévenir par d'autres moyens que l'interdiction.

La liberté étant le principe et l'interdiction l'exception, on ne peut procéder à une mesure d'interdiction que lorsque l'on n'a pas d'autre moyen d'empêcher la survenue de troubles à l'ordre public dont la probabilité est avérée que d'interdire la manifestation. Du point de vue de l'autorité responsable du maintien de l'ordre, cela va dépendre de l'anticipation du nombre de personnes susceptibles de participer à la manifestation, de l'objet de cette manifestation, des circonstances dans lesquelles elle se déroule, de la possibilité d'avoir affaire à des mouvements contestataires donc, éventuellement, à des oppositions violentes et des combats ; cela va dépendre également des moyens à la disposition de l'autorité de police pour maintenir l'ordre public. Un préfet qui dispose de suffisamment de forces mobiles ne pourra donc pas légalement interdire une manifestation. Je ne suis pas en mesure de vous donner des statistiques nationales sur le nombre d'interdictions de manifestations auxquelles il est procédé car, dans la mesure où il s'agit d'une compétence déconcentrée, nous ne les recensons pas au niveau national, sachant qu'il s'agit pour nous de mesures assez banales, même s'il y est assez rarement fait recours. S'agissant de la fermeture administrative de lieux servant de locaux à ces groupuscules, c'est encore plus délicat. La liberté de réunion est, elle aussi, constitutionnellement garantie et, hormis l'existence de régimes juridiques spécifiques permettant de fermer durablement des lieux de réunion, il n'existe pas de possibilité de fermer un lieu de réunion ou d'interdire une réunion autrement que sur le fondement de la fameuse jurisprudence Benjamin du Conseil d'État de 1933, qui obéit strictement à la même logique que celle que je viens de citer pour les manifestations sur la voie publique, logique qui d'ailleurs, s'est historiquement d'abord appliquée à liberté de réunion avant d'être étendue à la liberté de manifestation sur la voie publique. C'est-à-dire que le préfet ou l'autorité de police administrative au sens plus large ne peut interdire la tenue d'une réunion ni, donc, fermer provisoirement un lieu de réunion que s'il peut établir que vont s'y dérouler des événements entraînant probablement des troubles à l'ordre public et qu'il n'a pas d'autre moyen de les empêcher. C'est ce qui fait d'ailleurs que la disposition de la loi de 1955 sur l'état d'urgence, qui permet au préfet de fermer les lieux de réunion dans son département, est de portée plus large que le droit commun, puisque c'est une loi applicable à des circonstances exceptionnelles, qui n'a pas d'équivalent hormis dans des régimes spécifiques comme celui relatif à la fermeture des débits de boissons, lequel est un régime de police spéciale par lequel le préfet peut fermer un établissement, soit pour une durée de quelques semaines ou de quelques mois fixée par la loi, soit définitivement, quand s'y sont produits des crimes ou délits ou quand le fonctionnement de l'établissement génère des troubles. Un lieu de réunion comme un théâtre, ou une salle louée pour y tenir des réunions publiques ne pourront en revanche pas être fermés sur ce fondement, mais uniquement de manière ponctuelle, sur le fondement de la jurisprudence Benjamin.

Ces restrictions expliquent que le Gouvernement ait proposé au législateur d'inclure dans la loi du 30 octobre 2017 sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme une disposition spécifique, très encadrée juridiquement, autorisant la fermeture des lieux de culte pour prévenir la commission d'actes de terrorisme, les débats sur le projet de loi ayant fait apparaître qu'il n'était guère possible de fermer durablement ces lieux de culte sur le seul fondement de l'arrêt Benjamin, car cela aurait porté atteinte non seulement à la liberté de réunion mais également à la liberté d'exercice du culte.

Il est donc très difficile, voire impossible, de prononcer autrement que ponctuellement, hors les cas spécifiques que j'ai évoqués, la fermeture administrative de locaux pour prévenir des troubles à l'ordre public.

J'en viens au régime de dissolution administrative et aux différents motifs qui peuvent fonder la dissolution d'une association possédant la personnalité morale ou de groupements de fait, la différence étant que ces derniers ne possèdent pas la personnalité morale, n'ont pas été déclarés en préfecture et n'ont pas fait l'objet de la mesure de publicité que la loi de 1901 sur la liberté d'association exige pour que naisse la personne morale associative. Cela signifie que, par définition, ces groupements de fait se constatent, ce qui suppose d'avoir affaire à un groupe d'individus, à des objectifs communs, à des actions communes, souvent des slogans ou des signes, qui nous permettent, sous le contrôle du juge administratif, d'établir l'existence, au-delà du regroupement de personnes physiques, d'un groupement de fait, qui a toutes les apparences d'une association sans avoir été déclaré et donc sans posséder la personnalité morale.

Cependant, dès 1936 puisque l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure est issu de la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et aux milices privées, le législateur a souhaité ne pas être limité par le fait que des individus auraient évité de créer une association pour ne pas encourir la dissolution administrative. Il est donc possible de dissoudre à la fois des associations, dont il n'est pas nécessaire de démontrer l'existence, et des groupements de fait, dont il aura fallu au préalable démontrer l'existence.

Cet article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure est issu, comme je le disais, en tout cas pour ses trois premiers motifs, de la loi du 10 janvier 1936, promulguée dans le contexte de crise politique, économique et sociale que connaît à l'époque la France, qui a vu la multiplication des ligues visant très directement à remettre en cause la forme républicaine du régime, à bousculer voire à renverser les institutions. Ces ligues prenant parfois la forme de groupements armés, cela explique la formulation qui est encore aujourd'hui celle de l'article L. 212-1 après sa codification lors de la création du code la sécurité intérieure, en 2012.

Après l'affaire Stavisky, la journée du 6 février 1934 et la tentative de ligues factieuses d'investir le Palais Bourbon pour empêcher l'investiture du gouvernement Daladier, le législateur met un certain temps à légiférer, conscient qu'il est de porter atteinte à la liberté d'association proclamée par la loi de 1901. Il autorise néanmoins la dissolution pour trois motifs.

Le premier motif est la provocation « à des manifestations armées dans la rue ». Nous l'utilisons toujours, mais avec une difficulté qui tient à ses termes mêmes, très imprégnés du contexte historique dans lequel ils ont été rédigés.

Le deuxième motif est le fait, pour une association ou un groupement de fait, de présenter « par leur forme et leur organisation militaires le caractère de groupes de combat ou de milices privées ». Il s'agit, là encore, de la formulation originelle, à ceci près qu'a été supprimée, au moment de la codification, la référence aux associations d'éducation de la jeunesse, qui existaient à l'époque mais ont disparu aujourd'hui.

Le troisième motif de dissolution est le fait de « porter atteinte à l'intégrité du territoire national ou d'attenter, par la force, à la forme républicaine du gouvernement ». C'est là aussi une formulation historiquement datée, même s'il en a été fait un usage plus étalé dans le temps, au-delà des années 1930, notamment après la Seconde Guerre mondiale, au moment de la décolonisation, contre des groupements à visée indépendantiste menaçant l'intégrité du territoire national car visant à détacher de ce dernier, qui s'étendait à l'époque au territoire de l'empire, certains de ses éléments. De Madagascar à l'Algérie, les mouvements de décolonisation ont tous donné lieu à des mesures de dissolution sur ce fondement-là.

Le quatrième motif a été rajouté par ordonnance en 1944, à la Libération, et vise les associations ou groupements « dont l'activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine », en d'autres termes, les groupements vichystes qui n'avaient pas tous été dissous ou s'étaient reconstitués.

À ce quatrième motif, le législateur en adjoint un cinquième en 1951 contre les groupements dont le but est « soit de rassembler des d'individus ayant fait l'objet de condamnation du chef de collaboration avec l'ennemi », ce qui est totalement obsolète, « soit d'exalter cette collaboration », motif qui, pour le coup, peut encore servir de fondement à une dissolution ; il y est rarement fait recours, mais des cas existent dans les années récentes.

En 1972, la loi du 1er juillet relative à la lutte contre le racisme rajoute un sixième item, qui vise les groupements qui « soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race, une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ».

Si l'on peut donc, sur ce fondement, dissoudre une association ou un groupement, on retrouve la même formulation dans l'incrimination pénale de la provocation à cette même discrimination, haine ou violence, à raison des mêmes motifs, dans la loi de 1881 ; on la retrouve encore pour l'injure publique ou la diffamation, qui sont également des délits de presse, comme circonstance aggravante ; enfin, les mêmes termes définissent également l'une des rares circonstances aggravantes de portée générale inscrites dans le code pénal, qui aggrave les sanctions pénales à l'encontre des personnes ayant commis toute forme de crime ou de délit. J'ajoute qu'il s'agit sans doute du motif qui intéresse le plus votre commission d'enquête.

En 1986 enfin, reflet des événements frappant la société française, le législateur a ajouté la possibilité de dissoudre les associations ou groupements « qui se livrent sur le territoire français, ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger ». Jusqu'à cette date, il fallait, pour pouvoir dissoudre des groupements dont le caractère terroriste ne faisait aucun doute, s'appuyer sur un autre fondement, le fait par exemple de présenter l'apparence et les caractéristiques d'un groupe de combat, motif qui fut utilisé notamment pour la dissolution d'Action directe.

Depuis 1986, ce régime juridique n'a plus évolué et n'a connu aucun ajout à ces différents motifs visant, au fil de l'histoire, à prendre en compte de nouveaux faits politiques et sociétaux qui présentaient les mêmes risques pour les institutions et leur stabilité. Protéger les institutions contre ces risques a été reconnu par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et la Cour européenne des droits de l'homme comme un motif légitime pour apporter à la liberté d'association des limitations pouvant aller jusqu'à la dissolution, pourvu que ce soit établi par la loi – ce qui est le cas ici –, que le but soit légitime et que ce soit proportionné aux agissements de ladite association ou dudit groupement, ceci étant évidemment laissé à l'appréciation des juges nationaux.

Pour ce qui concerne le recours aux différents motifs énumérés par l'article L. 212-1, nous avons essayé d'établir des statistiques, qui restent incomplètes car certains décrets anciens se contentent de faire référence à la loi de 1936, sans davantage préciser la motivation de la décision, même s'il est souvent possible de le deviner au vu de la dénomination des groupements visés et du contexte historique.

Nos chiffres divergent de ceux de certains professeurs de droit qui ont également recensé de leur côté l'ensemble des dissolutions mais, sous toutes réserves, nous comptabilisons cent sept associations ou groupements de fait dissous depuis le vote de la loi du 10 janvier 1936, chiffre qui ne prend pas en compte les cinq dissolutions annulées par la juridiction administrative, dont deux pour des motifs de forme, un défaut de motivation et un défaut de procédure contradictoire – l'association ayant vu dans les années 1980 sa dissolution annulée pour ce dernier défaut ayant été dissoute ultérieurement pour les mêmes motifs de fond, mais après une procédure contradictoire et aux termes d'un décret mieux motivé.

Ne sont pas comptabilisées non plus, d'une part, les associations dissoutes sur la base de lois spéciales, c'est-à-dire par le régime de Vichy, mais dont la dissolution a été déclarée nulle et non avenue lors du rétablissement de la légalité républicaine en 1944 ; d'autre part, les treize associations datant du régime de Vichy et qui ont été dissoutes directement par une ordonnance du Gouvernement provisoire de la République française du 9 août 1944.

Enfin, ce décompte n'inclut pas la petite dizaine de dissolutions qui ont été prononcées sur le fondement du régime très spécifique de l'article L. 332-18 du code du sport, issu d'une loi de 2006, qui permet de dissoudre des associations ou groupements de fait ayant pour objet le soutien à une association sportive et dont les membres ont commis en réunion, en relation ou à l'occasion d'une manifestation sportive – les critères sont très restrictifs – des actes répétés, ou un acte d'une particulière gravité, constitutifs de dégradations de biens, de violence sur les personnes ou d'incitation à la haine ou à la discrimination.

Dans ce panorama très large, la répartition entre les différentes catégories dépend des circonstances historiques et de la nature même des différents motifs. Ainsi, une dizaine d'associations ou de groupements de fait ont été dissous pour provocation à des manifestations armées dans la rue. Nous avons recensé, sous réserve des précautions méthodologiques que j'ai indiquées, quatorze associations ou groupements de fait dissous au motif qu'ils présentaient le caractère de groupes de combat ou de milices privées. Une quinzaine d'associations ou de groupements de fait ont été dissous au motif qu'ils avaient pour objectif de porter atteinte à l'intégrité du territoire national ou d'attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement. Quant aux dissolutions d'associations ou de groupements de fait ayant pour but de faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine, elles sont très circonscrites dans le temps puisqu'elles sont intervenues dans l'immédiat après-guerre – quatre dissolutions seulement ont été prononcées sur ce fondement –, de même que celles, au nombre de deux, d'associations ou groupements ayant pour but soit de rassembler des individus qui ont fait l'objet de condamnation du chef de collaboration avec l'ennemi, soit d'exalter cette collaboration. La provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence – qui recouvre notamment, pour le dire de manière imprécise mais parlante, les propos racistes et antisémites – a servi de fondement à la dissolution de vingt et une associations ou groupements de fait. Enfin, dix associations ou groupements de fait ont été dissous, surtout ces dernières années, pour des motifs liés au terrorisme.

J'ajoute que certaines dissolutions ont pu être prononcées sur plusieurs fondements. Ainsi, s'agissant des groupes qui intéressent votre commission d'enquête, sont souvent réunis les critères suivants : la provocation à des manifestations armées dans la rue ou la constitution de groupes de combat et de milices privées et les incitations ou la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence. De même, au cours des dernières années, des associations ou des groupements de fait affiliés à l'islamisme radical ont été dissous, soit en tant que gestionnaires de mosquées, fermées par ailleurs, soit au titre du soutien qu'ils apportaient à certaines personnes, notamment des détenus, sur le fondement et de l'incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence et de la qualification terroriste.

Ce tableau brossé à très grands traits pourrait faire l'objet d'une analyse historique plus précise. En effet, on voit bien que, si la lutte contre les ligues factieuses a surtout marqué les années 1930, les trois premiers items, surtout les deux premiers – provocation à des manifestations armées dans la rue et constitution de groupes de combat ou de milices privées – ont été utilisés tout au long du siècle, avec une intensité variable selon les époques, pour dissoudre des mouvements que leurs agissements pourraient classer à l'extrême droite de l'échiquier politique. Inversement, la dissolution d'une dizaine d'associations, plutôt d'extrême gauche cette fois, a été prononcée immédiatement après les événements de mai 1968. Enfin, entre 1947 et le début des années 1960, les dissolutions visaient souvent des associations malgaches, vietnamiennes, indochinoises, camerounaises et, finalement, algériennes ; elles sont le reflet de la décolonisation et des soubresauts politiques qui ont marqué la France à cette époque-là.

Encore une fois, les 4° et 5° sont très datés : ils ont été utilisés surtout au cours des dix années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Il convient de noter, du reste, que le 5° a été introduit par une loi d'amnistie de 1951, qui atténue les effets de l'indignité nationale tout en permettant de dissoudre des groupements de fait rassemblant des personnes condamnées pour collaboration avec l'ennemi.

Quant aux dissolutions prononcées pour des motifs liés au terrorisme, elles sont très récentes. Non seulement le fondement juridique lui-même est récent, mais nous l'avons utilisé essentiellement depuis 2016 pour dissoudre des associations ou des groupements d'islamistes radicaux. Je pense aux gestionnaires des mosquées de Lagny et de Torcy, à l'association Sanabil ou à l'association marseillaise As Sounna. On s'inscrit là dans la stratégie de lutte contre l'emprise de l'islamisme radical sur des lieux de culte, qui se traduit, sous l'état d'urgence, par des mesures relevant de l'état d'urgence et, depuis l'adoption de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite « loi SILT », par la fermeture de lieux de culte, le cas échéant le gel des avoirs, des expulsions – lorsque des personnes de nationalité étrangère peuvent se voir imputer soit des actions à caractère terroriste, soit des faits de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence – et, lorsque les conditions juridiques sont réunies, la dissolution de l'association gestionnaire.

Je conclurai sur ce point en disant que, tout au long de l'histoire et encore récemment, en 2013, des associations qui peuvent être classées à l'extrême droite ont été dissoutes – même si, vous l'avez bien compris, cette classification n'est pas un motif juridique. Je pense aux associations Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR), Troisième voie, Envie de rêver – dont la dissolution, nous pourrons y revenir, a été annulée par le Conseil d'État –, L'oeuvre française et les Jeunesses nationalistes. Ces dissolutions datent du 12 et du 25 juillet 2013 et font suite aux affrontements violents entre groupes extrémistes qui ont été marqués par la mort de Clément Méric.

Vous m'interrogez, par ailleurs, sur le point de savoir si ces dispositions sont suffisantes ou s'il faut les faire évoluer. Le secrétaire d'État vous a indiqué qu'il estimait que la loi respectait un bon équilibre entre, d'une part, protection des libertés, en l'occurrence la liberté d'association, et, d'autre part, maintien de l'ordre public. Cet équilibre est une exigence constitutionnelle et conventionnelle. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) permettent d'apporter à cette liberté des restrictions pouvant aller jusqu'à la dissolution, mais le législateur doit constamment rechercher cet équilibre, faute de quoi il s'expose à une condamnation de la CEDH, ce qui n'a encore jamais été le cas, ou à une censure pour inconstitutionnalité, notamment dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

L'article L. 212-1, issu de la loi du 10 janvier 1936, n'a jamais fait l'objet d'une QPC et n'a donc pas été soumis au contrôle de constitutionnalité du Conseil constitutionnel. Quant à la Cour européenne des droits de l'homme, elle a été saisie par les responsables des associations dissoutes en 2013, mais l'affaire n'a toujours pas été jugée. Toutefois, dans d'autres dossiers concernant notamment la dissolution d'associations de supporters, la CEDH a jugé que la mesure était prévue par la loi, qu'elle poursuivait un but légitime et était proportionnée.

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Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur

Je reviens à l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Force est de constater que la formulation des trois premiers items – ceux qui sont le plus susceptibles d'être mobilisés pour répondre à des faits de violence, en particulier sur la voie publique, et d'appels à l'organisation d'actions violentes menaçant la société et la stabilité des institutions – est un peu ancienne. Je ne peux pas dire qu'elle soit obsolète, puisque ces dispositions ont été utilisées encore récemment et continueront de l'être, mais la formulation même est un peu datée, en particulier celle du premier item, relatif à la provocation à des manifestations armées dans la rue. La jurisprudence a parfois été assez accommodante et bienveillante, en appréciant chacun de ces termes (« provocation », « manifestation armée » et « rue ») dans les circonstances de l'espèce pour qualifier des situations qui, spontanément, pouvaient susciter quelques interrogations. Par exemple, dans la décision « Simeoni », le Conseil d'État a considéré que le lieu privé dans lequel s'étaient déroulés les agissements incriminés – il s'agissait d'une cave viticole dont l'invasion a marqué le début du mouvement nationaliste corse contemporain – pouvait être assimilé à « la rue », au sens des dispositions de la loi du 10 janvier 1936, dès lors que les auteurs de ces agissements en avaient fait la publicité, avaient occupé ce lieu par la force et invité le public à s'y rendre pour y tenir des manifestations et s'opposer à l'autorité. Il a ainsi validé la dissolution des groupements à l'origine de cette occupation. Mais on voit bien qu'il a étendu le plus possible l'acception qu'il est possible de donner au mot « rue », en lui substituant en quelque sorte la notion de publicité, et même de volonté de publicité et d'ouverture au public.

Quant à l'expression « manifestations armées », si elle évoque, dans le contexte des années 1930, des bruits de bottes et le fusil à l'épaule, ce n'est évidemment plus le cas aujourd'hui. En revanche, elle peut bien entendu intégrer la présence d'armes par destination, donc un appel explicite, voire implicite, pourvu que l'effet soit obtenu, à l'usage de la violence. « Manifestation armée », « usage de la violence » : les termes ne sont pas tout à fait les mêmes, mais les premiers sont peut-être un peu datés. On aurait donc probablement intérêt à moderniser ces formulations pour prendre davantage en compte les situations d'organisation ou de participation à des actions violentes. Il faut rechercher la formulation appropriée et parvenir à un équilibre, afin de ne pas avoir à « solliciter », comme on dit, le texte littéral.

S'agissant du critère relatif aux associations ou groupements présentant le caractère de groupes de combat ou de milices privées, je ne suis pas certain qu'une évolution très importante soit nécessaire. Un caractère paramilitaire, une organisation très structurée et hiérarchisée, des entraînements, des symboles, éventuellement des uniformes, permettent de caractériser l'existence d'un tel groupe. Par ailleurs, l'atteinte à l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du Gouvernement est un concept assez connu et balisé qui se retrouve dans d'autres textes ; je ne crois donc pas qu'il soit nécessaire d'y toucher.

En ce qui concerne le 6°, c'est-à-dire la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, sa formulation me paraît satisfaisante, que ce soit dans le cadre de dispositions pénales ou, comme c'est le cas ici, de dispositions permettant de prendre des mesures de police administrative. Elle évite en effet l'écueil que constitue l'utilisation de termes dont l'existence et la signification précise font débat – je pense aux qualificatifs « racial » ou « antisémite », par exemple. Adoptée par le législateur dès 1972 dans une loi relative à la lutte contre le racisme, cette formulation s'abstient précisément d'utiliser le terme de racisme – et on pourrait extrapoler à l'antisémitisme. Certes, dans le langage courant ou dans les actes de procédure judiciaire, voire dans les codes NATINF, on utilise, par raccourci, l'énumération étant un peu longue, l'expression « provocation à la haine raciale ». Mais la formulation retenue me semble très équilibrée et permet de prendre en compte de nombreux agissements. On peut bien entendu discuter de la légitimité du maintien du mot « race » dans un texte de loi : le débat a eu lieu lors de l'examen de la loi du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté et du projet de révision constitutionnelle. Mais cela permet de prendre ce type de mesures et de fonder des incriminations pénales. En tout cas, nous n'avons pas rencontré de difficultés pour qualifier des agissements sur le fondement du 6°. Le Conseil d'État a pu, à propos des mesures concernant les associations Jeunesses nationalistes révolutionnaires et Troisième voie, estimer qu'en l'espèce, les éléments caractérisant ce motif n'étaient pas suffisants pour qu'il soit retenu, mais sa décision n'est pas liée à la formulation retenue.

Enfin, la formulation du 7°, qui vise les agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme, est, là encore, assez fréquente et se retrouve – comme le 6°, du reste – dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers car ils peuvent servir de fondement à une expulsion. Ces dispositions ne posent pas de problème de compréhension et d'application, contrairement aux formulations héritées de la loi du 10 janvier 1936, qui sont peut-être un peu désuètes et que l'on pourrait moderniser.

Par ailleurs, nous rencontrons une difficulté, mais elle est consubstantielle à ce régime. Très souvent, bien que nous ayons affaire à des agissements de personnes qui manifestent, par leur apparence physique ou celle de leur site internet par exemple, leur appartenance à un groupement, donc l'existence de ce groupement, il n'est pas toujours évident d'imputer au groupement lui-même ou à l'association, lorsqu'elle existe, les agissements qui permettent de les dissoudre. En effet, la jurisprudence est très claire sur ce point : une somme d'agissements individuels ne constitue pas des agissements imputables au collectif. Au-delà des faits qui peuvent nous être soumis par les services de renseignement, nous devons donc prouver l'imputabilité au collectif, c'est-à-dire à l'association ou au groupement. Nous réfléchissons au moyen de faciliter cette imputabilité, mais cette réflexion est toujours en cours.

J'en viens à la loi de 1881, qui est la grande loi sur la liberté de la presse. Elle permet, depuis qu'elle a été complétée par la loi de 1972, de sanctionner pénalement les provocations directes à la discrimination, à la haine et à la violence et d'aggraver la sanction pénale en cas d'injure publique ou de diffamation lorsque celles-ci sont mues par une volonté de provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance. Tout ce qui concerne la répression des délits de presse ou des délits d'expression à raison de ces éléments est dans la loi.

Se pose la grande question de savoir si le régime procédural spécifique de la loi de 1881 est toujours adapté. Je rappelle en effet que celui-ci comporte des règles de prescription particulières – le délai est de trois mois, étendu à un an en cas de provocation à la haine raciale, pour le dire rapidement –, qu'il ne prévoit pas de comparution immédiate et que la victime joue un rôle majeur dans la procédure, de sorte que, si elle se désiste, le ministère public ne peut pas continuer à poursuivre, autant d'éléments qui distinguent le droit pénal de la presse du droit pénal commun. Faut-il aligner le droit pénal de la presse sur le droit pénal commun ? La question revient de manière récurrente devant le Parlement. Pour notre part, nous avons plutôt tendance à estimer que, parce qu'il encadre l'exercice d'une liberté absolument fondamentale qui constitue peut-être le socle de la démocratie – je veux parler de la liberté d'expression –, ce régime procédural spécial nous semble toujours adapté. Il ne nous empêche pas, dans l'exercice de nos attributions, de signaler des agissements sur le fondement de l'article 40 ni de porter plainte lorsque le ministre de l'intérieur ou les corps du ministère de l'intérieur – la police nationale, par exemple – sont attaqués directement.

Ce dispositif nous semble donc globalement équilibré. Au demeurant, il a été renforcé par la loi de 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, qui a aligné la peine encourue pour injure sur celle encourue pour diffamation ou provocation. Cette peine est tout de même d'un an de prison et de 45 000 euros d'amende : il me paraît difficile d'aller plus loin en matière d'injures. En outre, une procédure permet au ministère public de saisir le juge des référés pour obtenir la fermeture d'un site internet contenant des messages incitant à la haine raciale, et cette mesure a été étendue aux messages d'injure et de diffamation. Les trois délits de presse – provocation, diffamation, injure – ont été alignés en ce qui concerne le régime procédural. Ils sont passibles des mêmes peines et les actions destinées à y mettre un terme lorsqu'ils sont commis sur internet sont les mêmes.

L'application de ces règles soulève néanmoins une difficulté, bien connue, lorsque les sites internet concernés sont hébergés ou lorsque l'éditeur réside ailleurs que sur le territoire français, mais c'est une difficulté, d'ordre pratique plus que juridique, consubstantielle au fait que la loi est d'application nationale. Des réflexions sont en cours pour tenter d'y apporter une réponse plus appropriée – la garde des sceaux y a d'ailleurs fait allusion hier, je crois. Une réflexion est également en cours au niveau européen sur la prévention de la diffusion de contenus terroristes en ligne par les fournisseurs de services d'hébergement. Ce droit est en évolution perpétuelle, et il n'est pas du ressort de ma direction, même si nous le mettons en oeuvre et si nous assistons les services de police spécialisée qui le font appliquer au quotidien.

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Merci beaucoup pour vos réponses assez claires et complètes. Vous avez mentionné deux éléments qui vont nourrir notre réflexion sur les préconisations que nous pourrions faire. Je pense, tout d'abord, à la question de l'imputabilité au collectif. Il est vrai que beaucoup des membres de groupuscules qui se font prendre au cours d'actions violentes ont pour consigne d'affirmer agir en leur nom propre. Je pense ensuite à l'usurpation de la fonction régalienne de l'État, qui risque de se reproduire, puisque ces personnes, déplorant ce qu'ils estiment être une faillite de l'État, ont en ligne de mire nos institutions. Nous verrons ce que donnera l'instruction ouverte concernant les faits qui se sont déroulés dans les Alpes, mais je sais que, près du Havre, des douaniers ont également porté plainte contre des personnes qui avaient usurpé leurs fonctions en recherchant eux-mêmes des migrants. Nous suivrons donc tout cela avec attention.

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Monsieur Campeaux, je vous remercie d'avoir partagé ces éléments avec nous. Je souhaiterais savoir si vous souscrivez à l'affirmation selon laquelle la dissolution dessert la capacité des autorités de police et des services de renseignement à suivre l'activité des groupuscules et de leurs membres. Ce critère a-t-il une influence sur certaines décisions de l'autorité administrative ou, dans le cadre d'un contentieux, du juge administratif ? Ensuite, pourriez-vous nous indiquer la manière dont s'articulent dissolutions judiciaire et administrative ? Par ailleurs, pouvez-vous nous expliquer quelles sont vos relations avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC) ? À votre avis, l'arsenal juridique à votre disposition est-il suffisant ? Les pistes d'amélioration proposées notamment dans le rapport Avia, dans le domaine du numérique, vous semblent-elles opportunes ? Enfin, j'aurais aimé savoir quel est le délai moyen d'une procédure, entre le moment où un groupuscule est repéré et sa dissolution ?

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Ma question sera brève, monsieur le directeur, car votre exposé a été très complet. Il nourrira, du reste, d'autres réflexions de la commission d'enquête dans les prochaines semaines puisque vous avez soulevé un certain nombre de questions et fait des suggestions d'amélioration de notre arsenal juridique. Ma question, très simple, a trait à l'annonce, hier soir, par le Président de la République, lors du dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), de la dissolution de trois groupuscules d'extrême droite : Bastion social – que nous avons, hélas ! évoqué ici à de nombreuses reprises, en raison de ses agissements dans un certain nombre de nos villes –, Blood and Honour Hexagone et Combat 18. Je souhaiterais savoir si l'instruction de la dissolution de ces groupuscules était engagée depuis un certain temps, de sorte que le dossier était suffisamment mûr pour que le Président annonce, hier, l'accélération de la décision administrative. En effet, si Bastion social a été créé en 2017 – mais on sait qu'il est la continuation d'autres groupuscules dissous, notamment le fameux Groupe Union Défense (GUD) –, la création de Blood and Honour Hexagone, qui est un groupuscule néonazi, date de 1987 et celle de Combat 18 de 1991. Ces groupuscules étaient-ils dans vos radars depuis longtemps et en ciblez-vous d'autres – nous avons quelques noms à vous suggérer ?

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Nous pouvons en effet vous communiquer une petite liste…

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Je vous remercie, monsieur le directeur, pour votre exposé très clair. Vous avez indiqué que la liste des fondements sur lesquels la dissolution d'un groupement de fait ou d'une association pouvait être prononcée n'a pas été modifiée depuis 1986. Mais un fait majeur est intervenu depuis cette date : l'apparition des réseaux sociaux. Or, ceux-ci peuvent favoriser la création de groupements de fait tout aussi évidents que des réunions physiques. Pourriez-vous donc nous citer des exemples de groupements de fait qui auraient été qualifiés comme tels en raison, par exemple, d'appels à l'insurrection sur les réseaux sociaux ? La notion de groupement de fait s'est-elle adaptée au phénomène des réseaux sociaux ?

Par ailleurs, je suis très satisfait de l'annonce du Président de la République concernant Bastion social. J'ai cru comprendre, du reste, qu'il n'avait pas annoncé sa dissolution à proprement parler, mais qu'il avait demandé au ministre de l'intérieur d'entreprendre cette démarche. Je souhaiterais donc que vous nous indiquiez quelle est la procédure. J'ai été moi-même confronté aux agissements de Bastion social et j'ai pu constater que le préfet était un peu démuni : à part l'insalubrité du local, il lui était difficile de trouver des éléments pour aller plus loin.

Enfin, une fois qu'on a dissous une association ou un groupement, ses membres ne deviennent pas de doux agneaux : je suppose qu'ils poursuivent leurs activités sous une autre forme. Je souhaiterais donc savoir s'il existe de nombreux cas de reconstitution de ligues dissoutes, si je puis dire, et si l'arsenal juridique réprime sévèrement de telles reconstitutions, car c'est, à mon sens, d'une particulière gravité.

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La fermeture des écoles hors contrat qui ont des liens, sinon avec le terrorisme, du moins avec le salafisme, est-elle soumise à la même procédure que la dissolution d'associations ou dépend-elle du seul ministère de l'éducation nationale ?

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Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur

Tout d'abord, la dissolution d'une association ou d'un groupement de fait ne peut pas desservir l'action des services de renseignement, puisque ce sont précisément ces services qui nous proposent la mesure de dissolution. Je n'ai peut-être pas été assez précis sur ce point, mais nous ne prenons pas d'initiative en la matière. Il peut nous arriver, au vu des informations qui nous parviennent, de suggérer que l'on réfléchisse à une dissolution, mais nous agissons toujours en parfaite intelligence avec les services de renseignement. En outre, la décision n'est prise ni par eux ni par moi, mais par le Président de la République en Conseil des ministres. Une telle mesure se prend au plus haut niveau de l'État ; ce sont les termes de la loi depuis 1936. Dès lors, vous vous en doutez, la proposition de dissolution suit la voie hiérarchique : elle est soumise par le ministre de l'intérieur, le Premier ministre donne son accord et le Président décide.

Une dissolution ne saurait donc gêner les services de renseignement et être prononcée à leur insu. Ces derniers apprécient en opportunité. Bien entendu, il est possible, je suppose – même si, de ce fait, cela ne m'est pas directement rapporté – que l'on choisisse de ne pas engager la procédure de dissolution de certains groupements ou associations pour pouvoir continuer à observer leur activité et suivre les individus plus facilement. Ce choix relève de la stratégie de lutte contre ces agissements.

On peut effectivement se poser la question de l'articulation entre la dissolution judiciaire et la dissolution administrative, dans la mesure où l'on retrouve dans les deux régimes juridiques des termes assez proches, voire identiques. Que sont les dissolutions judiciaires ? Je commencerai par le cas le plus simple, mais aussi le plus rare, qui ne concerne pas spécifiquement les associations : depuis l'entrée en vigueur du nouveau code pénal, il est possible de dissoudre une personne morale, à titre de peine complémentaire. Une association peut ainsi être dissoute lorsqu'elle est condamnée pour des crimes ou des délits. Mais on pense plutôt à la dissolution civile : le juge judiciaire, siégeant au tribunal de grande instance, saisi par « tout intéressé » ou par le procureur de la République – aux termes de l'article 7 de la loi de 1901 relative à la liberté d'association –, peut prononcer la dissolution d'une association dont l'objet serait « illicite, contraire aux lois, aux bonnes moeurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement ». Comme on le voit, certaines de ces formulations sont exactement les mêmes que quelques-uns des motifs de dissolution administrative.

Comment les compétences s'articulent-elles entre les deux domaines ? Dans le domaine judiciaire, c'est l'objet de l'association qui est illicite et peut entraîner la dissolution du fait de la constatation, par le juge judiciaire, de la nullité de cet objet. En effet, aux termes de la loi de 1901, une association ne peut pas avoir un objet illicite – l'article 3 énumère les éléments caractérisant la nullité. Lorsqu'il est saisi, le juge judiciaire constate cette nullité et prononce la dissolution par voie de conséquence en quelque sorte et de manière indépendante des activités de l'association. En matière de police administrative, c'est au vu des agissements d'une association ou d'un groupement que, pour empêcher leur réitération et, ainsi, prévenir des troubles graves à l'ordre public énumérés à l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, nous pouvons dissoudre l'entité en question. Il s'agit d'une mesure de police administrative qui a donc toujours une finalité préventive. Ainsi, intellectuellement et juridiquement, les deux régimes sont bien distincts, même si certains des motifs justifiant la dissolution – soit dans l'objet de l'association soit dans ses activités – peuvent être les mêmes. Concrètement, je n'ai pas connaissance de cas de concurrence entre les deux procédures. Je crois que la Cour de cassation avait été saisie de la question et qu'elle avait évoqué une complémentarité entre ces régimes plutôt qu'une concurrence.

L'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC), qui dépend de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), suit l'activité sur Internet, notamment les réseaux sociaux. Son rôle principal, en dehors de l'exercice de certaines prérogatives spécifiques, consiste à saisir les fournisseurs d'accès, les hébergeurs ou les éditeurs pour leur demander le retrait de certains contenus et le déréférencement de sites. La DLPAJ joue seulement le rôle de conseiller juridique : quand l'office a un doute sur la qualification de certains éléments trouvés sur Internet, il peut arriver qu'il nous saisisse. Le bureau des questions pénales, dont le chef est ici présent, lui apporte alors son concours de conseil juridique, sans que cela lie l'office dans l'exercice de ses compétences, bien entendu. Nous n'avons pas d'autre rôle à jouer en cette matière, tout en sachant que la procédure de retrait de contenu ne peut être engagée que pour deux incriminations très particulières : la provocation à des actes de terrorisme et la pédopornographie.

Lorsque l'office met en oeuvre cette procédure, intervient effectivement, aux termes de la loi, une personnalité qualifiée, membre du collège de la CNIL. Ce n'est pas la CNIL en tant que telle qui est consultée et rend une décision collégiale : la position donnée est celle de la personnalité qualifiée, qui regarde si les demandes de retrait de contenu sont justifiées ou pas au regard de la qualification de pédopornographie ou de provocation à des actes de terrorisme. Nous avons pu avoir des divergences d'appréciation. M. le secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur a fait allusion à la décision d'un tribunal administratif déniant le caractère d'apologie du terrorisme à des publications sur Internet se félicitant de l'incendie de la caserne de gendarmerie de Grenoble. Il y avait effectivement un doute quant à la qualification d'apologie du terrorisme – au sens de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, pas au sens pénal, même si, évidemment, les deux peuvent se recouper assez largement. L'autorité administrative avait demandé le retrait de ces contenus ; la personnalité qualifiée avait estimé, quant à elle, qu'ils ne correspondaient pas aux prescriptions de la loi et avait saisi le tribunal administratif, lequel a fini par statuer dans son sens. Au titre de notre compétence en matière contentieuse, nous avons défendu l'office, mais la DLPAJ n'intervient que dans des cas comme celui-ci.

S'agissant des améliorations qu'il serait possible d'apporter à l'arsenal législatif, je ne pense pas – et, en disant cela, je réponds également à une question de M. Waserman – qu'il faille modifier l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, relatif aux dissolutions pour tenir compte des activités numériques : nous pouvons tout à fait nous fonder sur l'existence de sites internet, voire de publications sur les réseaux sociaux – des comptes Twitter ou Facebook, notamment – pour caractériser l'existence d'un groupement de fait. Cela n'a pas encore été fait – ni jugé, par conséquent – mais, comme tout élément peut être pris en compte pour caractériser l'existence d'un groupement de fait, il n'y a pas de raison que nous ne puissions pas nous fonder sur les moyens de publication résultant de cette révolution technologique. Il y a quelques décennies, alors que ces dispositions commençaient tout juste à être mises en oeuvre, on s'appuyait évidemment sur les publications par voie de presse ou encore sur les tracts – il existe une jurisprudence sur la diffusion de tracts, par exemple. Aujourd'hui, on peut bien évidemment prendre en compte les éléments publiés sur les réseaux numériques. La loi de 1881 prend explicitement en compte les nouveaux supports. Dans la mesure où, en ce qui nous concerne, ils n'interviennent que pour établir l'existence d'un groupement de fait, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de les inclure explicitement dans la loi.

Cela dit, toutes les initiatives permettant de contrecarrer les difficultés liées à Internet – je pense à son caractère extrêmement décentralisé, qui rend compliqué, juridiquement et pratiquement, le fait de s'y attaquer – seront les bienvenues. Il convient certainement d'apporter des améliorations – je le dis même si ce domaine n'est pas directement de notre compétence. Toutefois, ce n'est pas simple car on touche là à la liberté d'expression et que toute restriction doit être soigneusement pesée, pour ne pas encourir un risque d'inconstitutionnalité ou d'inconventionalité.

En ce qui concerne le temps moyen d'une procédure de dissolution, pour des agissements connus du grand public et rapportés par la presse, il est vrai qu'il peut paraître très long mais, vous l'avez compris, il nous faut parfois non seulement caractériser l'existence d'un groupement de fait, mais aussi être capables d'apporter des qualifications correspondant à un ou plusieurs des motifs énumérés à l'article L. 212-1, ce qui peut prendre du temps. Cela repose d'abord sur un travail de renseignement, qui est souvent de longue haleine : les services de renseignement rassemblent des éléments et nous les soumettent. Parfois, nous leur disons qu'ils ne nous semblent pas suffisants pour caractériser les faits. Nous leur demandons donc de creuser, de chercher d'autres éléments, éventuellement en leur indiquant quelques pistes. Tout cela prend du temps. Ensuite, entre le moment où nous disposons de notes de renseignement et celui où la décision finale est prise, il faut franchir toutes les étapes hiérarchiques que j'évoquais – et qui sont parfaitement légitimes. Il faut également mener une procédure contradictoire avec le président ou le responsable de l'association – quand il existe une personne morale, c'est plus simple – ou le responsable de fait du groupement de fait. Cette procédure contradictoire est obligatoire, sur le fondement des dispositions générales du code des relations entre le public et l'administration (CRPA) – antérieurement, il s'agissait du décret no 83-1025 du 28 novembre 1983. D'ailleurs, comme je le rappelais tout à l'heure, le fait de ne pas avoir respecté cette procédure a été l'un des motifs des rares annulations prononcées à l'encontre de dissolutions.

C'est aussi la raison pour laquelle je ne peux m'étendre sur les déclarations faites hier par le Président de la République, et j'espère que vous le comprendrez : la procédure contradictoire à l'encontre des trois groupements en question – il y en a même plus car, s'agissant de Bastion social, plusieurs personnes morales sont en cause – n'a pas encore été engagée. Cela dit, évidemment, nous y avons déjà travaillé et continuons à le faire : c'est pour cela que le Président de la République les a évoquées. Toutefois, la décision n'est pas prise ; elle ne le sera qu'après que la procédure contradictoire aura eu lieu, et donc que les responsables d'association – pour les personnes morales – ou de groupement de fait auront été mis en situation, aux termes du CRPA, de présenter leurs observations écrites ou orales – libre à eux de le faire ou pas.

Vous m'avez interrogé sur les cas de reconstitution de ligue dissoute – c'est une terminologie familière, qui correspond effectivement à une incrimination spécifique, figurant à l'article 431-15 du code pénal. Celui-ci pénalise, théoriquement d'une façon assez lourde, le fait de reconstituer une association ou un groupement dissous sur le fondement de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. À ma connaissance – mais il s'agit là de procédures judiciaires, puisque cela relève du domaine pénal –, peu de procédures sont engagées. Cela demande un travail de suivi très attentif, qui peut certes être engagé dans le champ du renseignement administratif mais qui, pour déboucher sur une procédure judiciaire, doit nécessairement, à un moment, faire l'objet d'une enquête judiciaire, qu'il y ait une enquête préliminaire ou que le groupement en question fasse l'objet d'une information judiciaire.

La dernière procédure en date, à ma connaissance, a fait suite, justement, aux dissolutions prononcées en 2013, que nous évoquions tout à l'heure. Elle concernait deux individus pour lesquels une information avait été ouverte, et un jugement rendu. Il ne m'appartient pas de porter un jugement sur les peines prononcées. Toutefois, elles ont été, me semble-t-il, respectivement de 80 et 50 jours-amendes, quand les personnes en question risquaient plusieurs années d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende, voire davantage. Cela dit, le niveau des peines est évidemment à l'appréciation du juge judiciaire.

Pour engager ces procédures judiciaires, il faut mener, je le répète, un travail d'enquête assez lourd et procéder à un suivi méticuleux des individus eux-mêmes, sachant que les responsables des groupements et associations dissous sont tout aussi capables que vous et moi de lire la loi et d'essayer d'échapper à la sanction – je ne saurais dire s'il est très facile de le faire, mais on peut imaginer des façons de maquiller une reconstitution.

La fermeture des écoles hors contrat, quant à elle, est effectivement soumise à un régime juridique totalement distinct. S'il existe une association – par exemple assurant la gestion de l'établissement – dont les agissements tombent sous le coup de l'article L. 212-1, je ne vois pas a priori de motifs qui empêcheraient de mobiliser la procédure de dissolution. Toutefois, la fermeture de l'école en elle-même relève d'une procédure prévue par le code de l'éducation et qui relève des services du ministère de l'éducation nationale.

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Je voudrais rebondir sur vos propos et être sûr de bien comprendre. Il me semble que, s'agissant des deux points que j'ai soulevés, il existe des dispositions juridiques, et elles semblent adéquates. Or elles ne sont pas utilisées. Voilà qui pose problème au regard de notre rôle de législateur, mais aussi, peut-être, de notre mission de contrôle de l'action du Gouvernement. Hier, par exemple, j'étais au cimetière de Quatzenheim. France 3 a dû arrêter son Facebook Live tellement il y avait d'insultes racistes telles que « Sales juifs », et autres « Heil Hitler ». De la même façon, sur certaines pages Facebook, foisonnent des propos qui tombent manifestement sous le coup de la loi. Ne peut-on parler de groupement de fait, dès lors que les auteurs de ces pages sont actifs pendant des mois ? J'ai bien compris que l'existence de telles pages pouvait être invoquée pour incriminer un groupement de fait mais, si la loi n'est pas utilisée, n'est-ce pas parce qu'elle n'est pas assez opérationnelle ? Il en va de même pour la reconstitution de ligue dissoute : vous dites que l'arsenal nécessaire existe mais que, dans les faits, il est peu utilisé. J'ai du mal à comprendre : le droit peut être bien construit, mais s'il n'est pas utilisé, cela ne tient peut-être pas seulement à un problème de mise en oeuvre. Je pose donc la question très ouvertement : le droit est-il suffisamment opérationnel ?

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Les auteurs de profanations de cimetières à caractère raciste encourent des peines inférieures à celles qui existaient auparavant : c'est l'un des effets inattendus de la loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, promulguée en 2017. Ce n'était évidemment pas le but poursuivi, et la situation est regrettable. Que nous conseillez-vous pour rétablir des peines qui soient au moins aussi importantes que celles qui existaient auparavant ?

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Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur

Quand je dis que nous pouvons utiliser des éléments qui sont sur Internet pour tenter de caractériser l'existence d'un groupement de fait, cela ne veut pas dire que n'importe quel élément que l'on trouve sur Internet nous permette de le faire.

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Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur

En l'occurrence, un fil avec des posts – modérés ou non ; dans l'exemple que vous donniez, ils ne l'étaient pas, a priori, et le service a fini par être interrompu – dans lesquels des individus, presque toujours sous couvert d'anonymat, évidemment, profèrent des propos qui, s'ils pouvaient être imputés directement à une personne physique, seraient tout à fait susceptibles d'être poursuivis, en particulier sur le fondement de la loi de 1881, pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, ne permet pas de caractériser l'existence d'un groupement. Je pense d'ailleurs que, dans la plupart des cas, il s'agit vraiment d'expressions individuelles : il n'y a pas de groupement constitué derrière. Un groupement a toutes les apparences d'une association mais sans être doté de la personnalité morale, parce qu'il n'y a pas eu la démarche de déclaration en préfecture. Il suppose un groupe de personnes, une structure, un responsable – ou un chef –, un objectif commun et des actions collectives : autant d'éléments qui se démontrent par un faisceau d'indices. Il est plus aisé de caractériser un groupement de fait lorsqu'il dispose d'un site internet, ou encore d'une page Facebook, avec des symboles, une bannière, un slogan ou d'autres signes d'appartenance visibles. Dans le cas de commentaires individuels, de surcroît anonymes, comment relier leurs auteurs à un groupe, quand bien même celui-ci existerait ? Je ne dis pas que ce soit impossible, mais je ne crois pas que cela soit approprié.

Quelles mesures faut-il prendre pour faire cesser le phénomène ? C'est toute la question du contrôle, lequel ne peut être que très prudent s'agissant de la liberté d'expression. Il existe d'ailleurs des différences d'attitude très marquées en fonction de l'endroit où l'on se trouve. Les États européens sont plus sensibles aux excès. Les fournisseurs, les éditeurs et les grands groupes américains, eux, ont une conception de la liberté d'expression plus large que la nôtre – en tout cas, elle tolère moins de restrictions que notre droit national, voire que le droit européen, s'agissant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. C'est un sujet extrêmement compliqué et très délicat. Certaines considérations techniques et pratiques limitent effectivement l'efficacité des dispositions juridiques existantes. Il est probablement possible d'améliorer le dispositif, même s'il tend, depuis une dizaine d'années, à être de plus en plus fourni et complexe. La complexité, le foisonnement, les différences entre les régimes juridiques et leur juxtaposition ne facilitent pas forcément leur mise en oeuvre.

Les propos tenus sur Internet relèvent d'abord de la responsabilité individuelle. Par ailleurs, il s'agit d'un fait de société : l'existence d'Internet, les réseaux sociaux et les contenus en ligne font qu'il est beaucoup plus facile qu'avant de s'exprimer. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, il fallait trouver un éditeur ou un rédacteur en chef qui accepte de publier vos idées ; dorénavant, n'importe qui peut clamer à la face du monde ses opinions, quels que soient leur nature et leur caractère haineux. C'est un fait de société ; je ne crois pas qu'on puisse le contrer dans son existence. On peut essayer d'en limiter les conséquences, mais c'est un des sujets les plus difficiles auxquels nous soyons confrontés collectivement.

S'agissant spécifiquement de la dissolution, comme je le disais, il arrive que nous ne puissions pas utiliser certains éléments pour caractériser un groupement de fait. En ce qui concerne la reconstitution de ligue dissoute, j'ai dit que je n'avais connaissance que d'un nombre réduit de condamnations : c'est peut-être aussi parce qu'il y a peu de cas, même si je ne saurais l'affirmer – je n'ai pas suffisamment d'éléments pour porter un tel jugement. Certains individus essaient, effectivement, de contourner les décisions de dissolution. Lors du procès que j'évoquais à l'instant, l'un des prévenus a ouvertement dit qu'il contestait la légitimité de la décision qui avait été prise de dissoudre son groupe et qu'il continuerait donc à essayer de le reconstituer. Avec de tels individus, on n'est plus dans le registre de la prévention : on entre dans celui de la répression, qui n'est absolument pas le mien.

Monsieur Touraine, vous m'avez interrogé, me semble-t-il, sur le montant des sanctions pour injures raciales.

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La loi de 2017 prévoit des sanctions – peine de prison et amende – d'un certain niveau pour les profanations de cimetière. Ces sanctions sont doublées si le caractère raciste ou antisémite de la profanation est démontré. Or le niveau est inférieur à ce qu'il était précédemment. Ce n'est évidemment pas intentionnel : on s'est rendu compte après que la législation allégeait les sanctions. La question est donc de savoir par quels moyens nous pouvons au moins revenir au niveau de sanctions antérieur, voire, si nécessaire, rendre ces dernières encore plus sévères.

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Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur

Je suis un peu embarrassé pour vous répondre car je n'avais pas connaissance de cet élément. Il faudrait que j'analyse la question avec mes collaborateurs. Je sais, en revanche, qu'il existe dans le code pénal, indépendamment de la nature même et de la qualification du crime ou du délit, une circonstance aggravante de portée générale reposant sur le fait que le crime ou le délit « est précédé, accompagné ou suivi de propos […] ou actes de toute nature qui […] portent atteinte à l'honneur ou à la considération de la victime ou d'un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une prétendue race, une ethnie, une nation ou une religion déterminée ». C'est ce que l'on appelle, dans le langage commun, la circonstance aggravante à caractère racial ou antisémite. Sous toutes réserves, je ne vois pas pourquoi elle ne s'appliquerait pas à l'incrimination spécifique de profanation.

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Elle s'applique, mais le résultat, même doublé, est inférieur à ce qu'il était auparavant.

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Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur

Dans ce cas, c'est peut-être le quantum de la peine encourue pour profanation qui a été diminué. Je n'en sais pas plus et ne peux donc vous répondre immédiatement. En revanche, comme je le disais tout à l'heure, la loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, en matière de délits de presse, a aligné la peine encourue pour injures à caractère racial ou antisémite, qui était de six mois d'emprisonnement et 22 500 euros d'amende, sur celle qui est encourue pour diffamation ou provocation à la haine, également à caractère racial ou antisémite, qui est d'un an d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende. Peut-être y a-t-il eu, s'agissant des profanations, une malfaçon législative, mais l'intention du législateur de 2017 était bien, au contraire, de durcir les sanctions pour les actes à caractère raciste ou antisémite, et cela a bien été le cas pour les injures. Or celles-ci sont, hélas, plus courantes que la diffamation. Le fait d'avoir aggravé la sanction encourue me semble donc être quelque chose d'important, et ce n'est pas seulement symbolique : c'est une bonne chose que des peines plus lourdes soient prononcées par les juridictions.

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Je voudrais tout de même signaler que, parfois, interdire des sites internet ou des chaînes YouTube, cela marche : un groupe sectaire qui interprétait des chansons d'extrême droite a publié un communiqué dans lequel il s'indigne de la fermeture de sa chaîne YouTube – ce qui est une excellente chose, parce qu'on les y voyait ponctuer certaines chansons de saluts nazis. Bien évidemment, il y a d'autres sites ou plateformes où les gens peuvent continuer à avoire accès à leur propagande, mais je pense qu'il faut continuer dans ce sens et améliorer ce qui peut l'être, notamment en étudiant les rapports qui ont été produits récemment et qui peuvent se révéler intéressants.

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Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur

Je n'ai pas du tout évoqué le dispositif judiciaire existant, auquel vous avez fait allusion, madame la présidente, parce que ce n'est pas mon domaine de compétence naturel. Il permet d'interdire des sites, ou encore de les bloquer. Il est assez efficace ; pour l'être encore plus, il devrait être mobilisé très fréquemment. Or le foisonnement d'Internet fait que ce n'est pas totalement possible, bien sûr. Je n'ai évoqué que le blocage administratif, qui, lui, n'est permis que dans les cas de provocation à des actes de terrorisme et de pédopornographie. Il ne requiert pas l'intervention d'un juge : il existe simplement un contrôle a posteriori, sur requête de la personnalité qualifiée membre de la CNIL auprès du tribunal administratif. Cette procédure, on le voit bien, n'offre pas tout à fait les mêmes garanties. Elle doit donc rester limitée. Quand bien même on pourrait l'étendre à d'autres champs, je ne pense pas qu'on puisse imaginer un système de blocage administratif généralisé : ce serait, en définitive, une forme moderne de censure.

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Tout à fait.

Je vous remercie tous pour votre présence et pour la qualité de nos débats.

La séance est levée à 10 heures 35.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Régis Juanico, M. Pascal Lavergne, M. Adrien Morenas, Mme Muriel Ressiguier, M. Jean-Louis Touraine, Mme Michèle Victory, M. Sylvain Waserman