Intervention de Thomas Campeaux

Réunion du jeudi 21 février 2019 à 9h05
Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur :

Tout d'abord, la dissolution d'une association ou d'un groupement de fait ne peut pas desservir l'action des services de renseignement, puisque ce sont précisément ces services qui nous proposent la mesure de dissolution. Je n'ai peut-être pas été assez précis sur ce point, mais nous ne prenons pas d'initiative en la matière. Il peut nous arriver, au vu des informations qui nous parviennent, de suggérer que l'on réfléchisse à une dissolution, mais nous agissons toujours en parfaite intelligence avec les services de renseignement. En outre, la décision n'est prise ni par eux ni par moi, mais par le Président de la République en Conseil des ministres. Une telle mesure se prend au plus haut niveau de l'État ; ce sont les termes de la loi depuis 1936. Dès lors, vous vous en doutez, la proposition de dissolution suit la voie hiérarchique : elle est soumise par le ministre de l'intérieur, le Premier ministre donne son accord et le Président décide.

Une dissolution ne saurait donc gêner les services de renseignement et être prononcée à leur insu. Ces derniers apprécient en opportunité. Bien entendu, il est possible, je suppose – même si, de ce fait, cela ne m'est pas directement rapporté – que l'on choisisse de ne pas engager la procédure de dissolution de certains groupements ou associations pour pouvoir continuer à observer leur activité et suivre les individus plus facilement. Ce choix relève de la stratégie de lutte contre ces agissements.

On peut effectivement se poser la question de l'articulation entre la dissolution judiciaire et la dissolution administrative, dans la mesure où l'on retrouve dans les deux régimes juridiques des termes assez proches, voire identiques. Que sont les dissolutions judiciaires ? Je commencerai par le cas le plus simple, mais aussi le plus rare, qui ne concerne pas spécifiquement les associations : depuis l'entrée en vigueur du nouveau code pénal, il est possible de dissoudre une personne morale, à titre de peine complémentaire. Une association peut ainsi être dissoute lorsqu'elle est condamnée pour des crimes ou des délits. Mais on pense plutôt à la dissolution civile : le juge judiciaire, siégeant au tribunal de grande instance, saisi par « tout intéressé » ou par le procureur de la République – aux termes de l'article 7 de la loi de 1901 relative à la liberté d'association –, peut prononcer la dissolution d'une association dont l'objet serait « illicite, contraire aux lois, aux bonnes moeurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement ». Comme on le voit, certaines de ces formulations sont exactement les mêmes que quelques-uns des motifs de dissolution administrative.

Comment les compétences s'articulent-elles entre les deux domaines ? Dans le domaine judiciaire, c'est l'objet de l'association qui est illicite et peut entraîner la dissolution du fait de la constatation, par le juge judiciaire, de la nullité de cet objet. En effet, aux termes de la loi de 1901, une association ne peut pas avoir un objet illicite – l'article 3 énumère les éléments caractérisant la nullité. Lorsqu'il est saisi, le juge judiciaire constate cette nullité et prononce la dissolution par voie de conséquence en quelque sorte et de manière indépendante des activités de l'association. En matière de police administrative, c'est au vu des agissements d'une association ou d'un groupement que, pour empêcher leur réitération et, ainsi, prévenir des troubles graves à l'ordre public énumérés à l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, nous pouvons dissoudre l'entité en question. Il s'agit d'une mesure de police administrative qui a donc toujours une finalité préventive. Ainsi, intellectuellement et juridiquement, les deux régimes sont bien distincts, même si certains des motifs justifiant la dissolution – soit dans l'objet de l'association soit dans ses activités – peuvent être les mêmes. Concrètement, je n'ai pas connaissance de cas de concurrence entre les deux procédures. Je crois que la Cour de cassation avait été saisie de la question et qu'elle avait évoqué une complémentarité entre ces régimes plutôt qu'une concurrence.

L'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC), qui dépend de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), suit l'activité sur Internet, notamment les réseaux sociaux. Son rôle principal, en dehors de l'exercice de certaines prérogatives spécifiques, consiste à saisir les fournisseurs d'accès, les hébergeurs ou les éditeurs pour leur demander le retrait de certains contenus et le déréférencement de sites. La DLPAJ joue seulement le rôle de conseiller juridique : quand l'office a un doute sur la qualification de certains éléments trouvés sur Internet, il peut arriver qu'il nous saisisse. Le bureau des questions pénales, dont le chef est ici présent, lui apporte alors son concours de conseil juridique, sans que cela lie l'office dans l'exercice de ses compétences, bien entendu. Nous n'avons pas d'autre rôle à jouer en cette matière, tout en sachant que la procédure de retrait de contenu ne peut être engagée que pour deux incriminations très particulières : la provocation à des actes de terrorisme et la pédopornographie.

Lorsque l'office met en oeuvre cette procédure, intervient effectivement, aux termes de la loi, une personnalité qualifiée, membre du collège de la CNIL. Ce n'est pas la CNIL en tant que telle qui est consultée et rend une décision collégiale : la position donnée est celle de la personnalité qualifiée, qui regarde si les demandes de retrait de contenu sont justifiées ou pas au regard de la qualification de pédopornographie ou de provocation à des actes de terrorisme. Nous avons pu avoir des divergences d'appréciation. M. le secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur a fait allusion à la décision d'un tribunal administratif déniant le caractère d'apologie du terrorisme à des publications sur Internet se félicitant de l'incendie de la caserne de gendarmerie de Grenoble. Il y avait effectivement un doute quant à la qualification d'apologie du terrorisme – au sens de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, pas au sens pénal, même si, évidemment, les deux peuvent se recouper assez largement. L'autorité administrative avait demandé le retrait de ces contenus ; la personnalité qualifiée avait estimé, quant à elle, qu'ils ne correspondaient pas aux prescriptions de la loi et avait saisi le tribunal administratif, lequel a fini par statuer dans son sens. Au titre de notre compétence en matière contentieuse, nous avons défendu l'office, mais la DLPAJ n'intervient que dans des cas comme celui-ci.

S'agissant des améliorations qu'il serait possible d'apporter à l'arsenal législatif, je ne pense pas – et, en disant cela, je réponds également à une question de M. Waserman – qu'il faille modifier l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, relatif aux dissolutions pour tenir compte des activités numériques : nous pouvons tout à fait nous fonder sur l'existence de sites internet, voire de publications sur les réseaux sociaux – des comptes Twitter ou Facebook, notamment – pour caractériser l'existence d'un groupement de fait. Cela n'a pas encore été fait – ni jugé, par conséquent – mais, comme tout élément peut être pris en compte pour caractériser l'existence d'un groupement de fait, il n'y a pas de raison que nous ne puissions pas nous fonder sur les moyens de publication résultant de cette révolution technologique. Il y a quelques décennies, alors que ces dispositions commençaient tout juste à être mises en oeuvre, on s'appuyait évidemment sur les publications par voie de presse ou encore sur les tracts – il existe une jurisprudence sur la diffusion de tracts, par exemple. Aujourd'hui, on peut bien évidemment prendre en compte les éléments publiés sur les réseaux numériques. La loi de 1881 prend explicitement en compte les nouveaux supports. Dans la mesure où, en ce qui nous concerne, ils n'interviennent que pour établir l'existence d'un groupement de fait, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de les inclure explicitement dans la loi.

Cela dit, toutes les initiatives permettant de contrecarrer les difficultés liées à Internet – je pense à son caractère extrêmement décentralisé, qui rend compliqué, juridiquement et pratiquement, le fait de s'y attaquer – seront les bienvenues. Il convient certainement d'apporter des améliorations – je le dis même si ce domaine n'est pas directement de notre compétence. Toutefois, ce n'est pas simple car on touche là à la liberté d'expression et que toute restriction doit être soigneusement pesée, pour ne pas encourir un risque d'inconstitutionnalité ou d'inconventionalité.

En ce qui concerne le temps moyen d'une procédure de dissolution, pour des agissements connus du grand public et rapportés par la presse, il est vrai qu'il peut paraître très long mais, vous l'avez compris, il nous faut parfois non seulement caractériser l'existence d'un groupement de fait, mais aussi être capables d'apporter des qualifications correspondant à un ou plusieurs des motifs énumérés à l'article L. 212-1, ce qui peut prendre du temps. Cela repose d'abord sur un travail de renseignement, qui est souvent de longue haleine : les services de renseignement rassemblent des éléments et nous les soumettent. Parfois, nous leur disons qu'ils ne nous semblent pas suffisants pour caractériser les faits. Nous leur demandons donc de creuser, de chercher d'autres éléments, éventuellement en leur indiquant quelques pistes. Tout cela prend du temps. Ensuite, entre le moment où nous disposons de notes de renseignement et celui où la décision finale est prise, il faut franchir toutes les étapes hiérarchiques que j'évoquais – et qui sont parfaitement légitimes. Il faut également mener une procédure contradictoire avec le président ou le responsable de l'association – quand il existe une personne morale, c'est plus simple – ou le responsable de fait du groupement de fait. Cette procédure contradictoire est obligatoire, sur le fondement des dispositions générales du code des relations entre le public et l'administration (CRPA) – antérieurement, il s'agissait du décret no 83-1025 du 28 novembre 1983. D'ailleurs, comme je le rappelais tout à l'heure, le fait de ne pas avoir respecté cette procédure a été l'un des motifs des rares annulations prononcées à l'encontre de dissolutions.

C'est aussi la raison pour laquelle je ne peux m'étendre sur les déclarations faites hier par le Président de la République, et j'espère que vous le comprendrez : la procédure contradictoire à l'encontre des trois groupements en question – il y en a même plus car, s'agissant de Bastion social, plusieurs personnes morales sont en cause – n'a pas encore été engagée. Cela dit, évidemment, nous y avons déjà travaillé et continuons à le faire : c'est pour cela que le Président de la République les a évoquées. Toutefois, la décision n'est pas prise ; elle ne le sera qu'après que la procédure contradictoire aura eu lieu, et donc que les responsables d'association – pour les personnes morales – ou de groupement de fait auront été mis en situation, aux termes du CRPA, de présenter leurs observations écrites ou orales – libre à eux de le faire ou pas.

Vous m'avez interrogé sur les cas de reconstitution de ligue dissoute – c'est une terminologie familière, qui correspond effectivement à une incrimination spécifique, figurant à l'article 431-15 du code pénal. Celui-ci pénalise, théoriquement d'une façon assez lourde, le fait de reconstituer une association ou un groupement dissous sur le fondement de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. À ma connaissance – mais il s'agit là de procédures judiciaires, puisque cela relève du domaine pénal –, peu de procédures sont engagées. Cela demande un travail de suivi très attentif, qui peut certes être engagé dans le champ du renseignement administratif mais qui, pour déboucher sur une procédure judiciaire, doit nécessairement, à un moment, faire l'objet d'une enquête judiciaire, qu'il y ait une enquête préliminaire ou que le groupement en question fasse l'objet d'une information judiciaire.

La dernière procédure en date, à ma connaissance, a fait suite, justement, aux dissolutions prononcées en 2013, que nous évoquions tout à l'heure. Elle concernait deux individus pour lesquels une information avait été ouverte, et un jugement rendu. Il ne m'appartient pas de porter un jugement sur les peines prononcées. Toutefois, elles ont été, me semble-t-il, respectivement de 80 et 50 jours-amendes, quand les personnes en question risquaient plusieurs années d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende, voire davantage. Cela dit, le niveau des peines est évidemment à l'appréciation du juge judiciaire.

Pour engager ces procédures judiciaires, il faut mener, je le répète, un travail d'enquête assez lourd et procéder à un suivi méticuleux des individus eux-mêmes, sachant que les responsables des groupements et associations dissous sont tout aussi capables que vous et moi de lire la loi et d'essayer d'échapper à la sanction – je ne saurais dire s'il est très facile de le faire, mais on peut imaginer des façons de maquiller une reconstitution.

La fermeture des écoles hors contrat, quant à elle, est effectivement soumise à un régime juridique totalement distinct. S'il existe une association – par exemple assurant la gestion de l'établissement – dont les agissements tombent sous le coup de l'article L. 212-1, je ne vois pas a priori de motifs qui empêcheraient de mobiliser la procédure de dissolution. Toutefois, la fermeture de l'école en elle-même relève d'une procédure prévue par le code de l'éducation et qui relève des services du ministère de l'éducation nationale.

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