Intervention de Thomas Campeaux

Réunion du jeudi 21 février 2019 à 9h05
Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur :

Je reviens à l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Force est de constater que la formulation des trois premiers items – ceux qui sont le plus susceptibles d'être mobilisés pour répondre à des faits de violence, en particulier sur la voie publique, et d'appels à l'organisation d'actions violentes menaçant la société et la stabilité des institutions – est un peu ancienne. Je ne peux pas dire qu'elle soit obsolète, puisque ces dispositions ont été utilisées encore récemment et continueront de l'être, mais la formulation même est un peu datée, en particulier celle du premier item, relatif à la provocation à des manifestations armées dans la rue. La jurisprudence a parfois été assez accommodante et bienveillante, en appréciant chacun de ces termes (« provocation », « manifestation armée » et « rue ») dans les circonstances de l'espèce pour qualifier des situations qui, spontanément, pouvaient susciter quelques interrogations. Par exemple, dans la décision « Simeoni », le Conseil d'État a considéré que le lieu privé dans lequel s'étaient déroulés les agissements incriminés – il s'agissait d'une cave viticole dont l'invasion a marqué le début du mouvement nationaliste corse contemporain – pouvait être assimilé à « la rue », au sens des dispositions de la loi du 10 janvier 1936, dès lors que les auteurs de ces agissements en avaient fait la publicité, avaient occupé ce lieu par la force et invité le public à s'y rendre pour y tenir des manifestations et s'opposer à l'autorité. Il a ainsi validé la dissolution des groupements à l'origine de cette occupation. Mais on voit bien qu'il a étendu le plus possible l'acception qu'il est possible de donner au mot « rue », en lui substituant en quelque sorte la notion de publicité, et même de volonté de publicité et d'ouverture au public.

Quant à l'expression « manifestations armées », si elle évoque, dans le contexte des années 1930, des bruits de bottes et le fusil à l'épaule, ce n'est évidemment plus le cas aujourd'hui. En revanche, elle peut bien entendu intégrer la présence d'armes par destination, donc un appel explicite, voire implicite, pourvu que l'effet soit obtenu, à l'usage de la violence. « Manifestation armée », « usage de la violence » : les termes ne sont pas tout à fait les mêmes, mais les premiers sont peut-être un peu datés. On aurait donc probablement intérêt à moderniser ces formulations pour prendre davantage en compte les situations d'organisation ou de participation à des actions violentes. Il faut rechercher la formulation appropriée et parvenir à un équilibre, afin de ne pas avoir à « solliciter », comme on dit, le texte littéral.

S'agissant du critère relatif aux associations ou groupements présentant le caractère de groupes de combat ou de milices privées, je ne suis pas certain qu'une évolution très importante soit nécessaire. Un caractère paramilitaire, une organisation très structurée et hiérarchisée, des entraînements, des symboles, éventuellement des uniformes, permettent de caractériser l'existence d'un tel groupe. Par ailleurs, l'atteinte à l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du Gouvernement est un concept assez connu et balisé qui se retrouve dans d'autres textes ; je ne crois donc pas qu'il soit nécessaire d'y toucher.

En ce qui concerne le 6°, c'est-à-dire la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, sa formulation me paraît satisfaisante, que ce soit dans le cadre de dispositions pénales ou, comme c'est le cas ici, de dispositions permettant de prendre des mesures de police administrative. Elle évite en effet l'écueil que constitue l'utilisation de termes dont l'existence et la signification précise font débat – je pense aux qualificatifs « racial » ou « antisémite », par exemple. Adoptée par le législateur dès 1972 dans une loi relative à la lutte contre le racisme, cette formulation s'abstient précisément d'utiliser le terme de racisme – et on pourrait extrapoler à l'antisémitisme. Certes, dans le langage courant ou dans les actes de procédure judiciaire, voire dans les codes NATINF, on utilise, par raccourci, l'énumération étant un peu longue, l'expression « provocation à la haine raciale ». Mais la formulation retenue me semble très équilibrée et permet de prendre en compte de nombreux agissements. On peut bien entendu discuter de la légitimité du maintien du mot « race » dans un texte de loi : le débat a eu lieu lors de l'examen de la loi du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté et du projet de révision constitutionnelle. Mais cela permet de prendre ce type de mesures et de fonder des incriminations pénales. En tout cas, nous n'avons pas rencontré de difficultés pour qualifier des agissements sur le fondement du 6°. Le Conseil d'État a pu, à propos des mesures concernant les associations Jeunesses nationalistes révolutionnaires et Troisième voie, estimer qu'en l'espèce, les éléments caractérisant ce motif n'étaient pas suffisants pour qu'il soit retenu, mais sa décision n'est pas liée à la formulation retenue.

Enfin, la formulation du 7°, qui vise les agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme, est, là encore, assez fréquente et se retrouve – comme le 6°, du reste – dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers car ils peuvent servir de fondement à une expulsion. Ces dispositions ne posent pas de problème de compréhension et d'application, contrairement aux formulations héritées de la loi du 10 janvier 1936, qui sont peut-être un peu désuètes et que l'on pourrait moderniser.

Par ailleurs, nous rencontrons une difficulté, mais elle est consubstantielle à ce régime. Très souvent, bien que nous ayons affaire à des agissements de personnes qui manifestent, par leur apparence physique ou celle de leur site internet par exemple, leur appartenance à un groupement, donc l'existence de ce groupement, il n'est pas toujours évident d'imputer au groupement lui-même ou à l'association, lorsqu'elle existe, les agissements qui permettent de les dissoudre. En effet, la jurisprudence est très claire sur ce point : une somme d'agissements individuels ne constitue pas des agissements imputables au collectif. Au-delà des faits qui peuvent nous être soumis par les services de renseignement, nous devons donc prouver l'imputabilité au collectif, c'est-à-dire à l'association ou au groupement. Nous réfléchissons au moyen de faciliter cette imputabilité, mais cette réflexion est toujours en cours.

J'en viens à la loi de 1881, qui est la grande loi sur la liberté de la presse. Elle permet, depuis qu'elle a été complétée par la loi de 1972, de sanctionner pénalement les provocations directes à la discrimination, à la haine et à la violence et d'aggraver la sanction pénale en cas d'injure publique ou de diffamation lorsque celles-ci sont mues par une volonté de provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance. Tout ce qui concerne la répression des délits de presse ou des délits d'expression à raison de ces éléments est dans la loi.

Se pose la grande question de savoir si le régime procédural spécifique de la loi de 1881 est toujours adapté. Je rappelle en effet que celui-ci comporte des règles de prescription particulières – le délai est de trois mois, étendu à un an en cas de provocation à la haine raciale, pour le dire rapidement –, qu'il ne prévoit pas de comparution immédiate et que la victime joue un rôle majeur dans la procédure, de sorte que, si elle se désiste, le ministère public ne peut pas continuer à poursuivre, autant d'éléments qui distinguent le droit pénal de la presse du droit pénal commun. Faut-il aligner le droit pénal de la presse sur le droit pénal commun ? La question revient de manière récurrente devant le Parlement. Pour notre part, nous avons plutôt tendance à estimer que, parce qu'il encadre l'exercice d'une liberté absolument fondamentale qui constitue peut-être le socle de la démocratie – je veux parler de la liberté d'expression –, ce régime procédural spécial nous semble toujours adapté. Il ne nous empêche pas, dans l'exercice de nos attributions, de signaler des agissements sur le fondement de l'article 40 ni de porter plainte lorsque le ministre de l'intérieur ou les corps du ministère de l'intérieur – la police nationale, par exemple – sont attaqués directement.

Ce dispositif nous semble donc globalement équilibré. Au demeurant, il a été renforcé par la loi de 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté, qui a aligné la peine encourue pour injure sur celle encourue pour diffamation ou provocation. Cette peine est tout de même d'un an de prison et de 45 000 euros d'amende : il me paraît difficile d'aller plus loin en matière d'injures. En outre, une procédure permet au ministère public de saisir le juge des référés pour obtenir la fermeture d'un site internet contenant des messages incitant à la haine raciale, et cette mesure a été étendue aux messages d'injure et de diffamation. Les trois délits de presse – provocation, diffamation, injure – ont été alignés en ce qui concerne le régime procédural. Ils sont passibles des mêmes peines et les actions destinées à y mettre un terme lorsqu'ils sont commis sur internet sont les mêmes.

L'application de ces règles soulève néanmoins une difficulté, bien connue, lorsque les sites internet concernés sont hébergés ou lorsque l'éditeur réside ailleurs que sur le territoire français, mais c'est une difficulté, d'ordre pratique plus que juridique, consubstantielle au fait que la loi est d'application nationale. Des réflexions sont en cours pour tenter d'y apporter une réponse plus appropriée – la garde des sceaux y a d'ailleurs fait allusion hier, je crois. Une réflexion est également en cours au niveau européen sur la prévention de la diffusion de contenus terroristes en ligne par les fournisseurs de services d'hébergement. Ce droit est en évolution perpétuelle, et il n'est pas du ressort de ma direction, même si nous le mettons en oeuvre et si nous assistons les services de police spécialisée qui le font appliquer au quotidien.

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