C'est toujours une chance pour nous de pouvoir exposer les problématiques de notre industrie, singulièrement devant des commissions d'enquête parlementaires, qui s'attachent à déterminer la vérité des faits. Nous sommes, bien sûr, extrêmement concernés par la transition énergétique, puisque l'on prévoit une réduction d'au moins 40 % de la consommation des produits pétroliers à l'horizon 2040 ; c'est considérable. Nous avons souvent l'occasion de rencontrer des députés, des sénateurs et des membres du Gouvernement et de l'administration. À tous, nous tenons le même langage : au lieu de parler en pourcentages, dites-nous combien cela va coûter, comment vous allez financer la transition énergétique et, peut-être plus important encore, quel sera l'impact social de cette politique pour nos usines et nos dépôts ? Une réduction de 40 % de la consommation de produits pétroliers signifie a priori la baisse de 40 % du raffinage français, de l'activité des dépôts et des stations-services, et donc un problème d'approvisionnement général, surtout dans les zones rurales lointaines.
D'autre part, les carburants ont toujours été extrêmement taxés, mais le dernier plan a conduit à une augmentation considérable de la taxation ; elle touche énormément de gens puisque, tous les matins, 22 millions de Français ont absolument besoin de leur voiture, soit pour aller travailler et emmener leurs enfants à l'école, soit pour aller faire les courses, sans parler du week-end. C'est pourquoi une augmentation très violente des taxes sur les carburants entraîne immédiatement un problème de pouvoir d'achat – et il n'y a pas si longtemps, l'indicateur le plus observé en France était le prix du gazole à la pompe.
Le document qui vous a été distribué regroupe des graphiques éclairants. Le premier retrace l'évolution de la consommation de produits pétroliers énergétiques en France depuis 1972. Il est intéressant d'observer les tendances récentes. Une courbe montre le formidable accroissement de la consommation de gazole en France, mais l'on voit qu'après une augmentation continue de 2 % ou 3 % par an – les ventes de véhicules diesel ont représenté 70 % des ventes annuelles –, une inflexion se dessine. On prévoit que la tendance à la baisse de la consommation de diesel dure ; cela pose-t-il un problème ?
Le gazole consommé représente quelque 40 millions de tonnes par an, et les raffineries françaises ne sont pas capables de fabriquer ce volume considérable. Nous investissons tous pour maximiser cette production mais nous nous heurtons à une limite physique que nous ne pouvons dépasser, si bien que le gazole consommé dans notre pays est pour moitié importé. Aussi, si la consommation de gazole baisse beaucoup au cours des deux prochaines décennies, cela aura pour conséquence, dans un premier temps, la réduction des importations, qui proviennent essentiellement de Russie mais aussi, de plus en plus, des États-Unis. En effet, grâce au gaz de schiste, combustible très peu cher, les États-Unis ont relancé leur pétrochimie et, ayant modifié leur législation, ils deviennent exportateurs de produits pétroliers. L'Europe commence à recevoir de gros navires chargés de gaz américain.
Un autre fait marquant est l'effondrement de la consommation du fioul lourd. La consommation était très élevée à l'époque où l'on brûlait du fioul pour fabriquer l'électricité ; en matière de réduction des émissions, l'évolution est spectaculaire puisqu'il n'y a pratiquement plus de fioul lourd vendu en France. Seul continue de l'être le fioul « soute » qui sert aux bateaux, et dont les spécifications changeront en 2020 ; il devra être beaucoup moins soufré.
L'évolution de la consommation des carburants aéronautiques, en hausse, est également assez frappante. L'activité du secteur de l'aviation augmente de 4 % à 5 % par an, et cela devrait durer car, étant donné la concurrence, les prix des billets d'avion baissent. On s'attend donc que le nombre de voyages aériens augmente.
La baisse de la consommation d'essence a été considérable, en raison de l'avantage fiscal qui a été donné au diesel : la différence de prix qui en résultait – 12, voire 15 centimes par litre – était suffisante pour inciter les gens à consommer du diesel et de moins en moins d'essence. Cela a posé un problème dans nos raffineries, où nous fabriquions beaucoup plus d'essence que ce que nous ne pouvions en vendre sur le marché français. Nous étions donc obligés d'exporter, et cela remettait en cause l'avenir de nos raffineries. Aussi avons-nous toujours été favorables à un équilibre de taxation entre gazole et essence ; on n'en est pas loin. Le Gouvernement précédent avait engagé ce rééquilibrage. Le mouvement s'est poursuivi ces deux dernières années. Le graphique reflète la tendance nouvelle : la courbe de la consommation d'essence se redresse, augmentant de 4 % à 5 % par an. Cela devrait continuer.
Si la consommation de fioul domestique a beaucoup baissé ces dernières années, il faut garder à l'esprit que 10 millions de Français se chauffent encore avec ce carburant, souvent dans des zones rurales éloignées sans accès au gaz, qui n'est donc pas une alternative plausible. Quelque 4 millions de chaudières sont encore équipées au fioul domestique et 1,5 million des 10 millions de consommateurs concernés sont dans une situation précaire. C'est pourquoi nous avons toujours incité l'État à la prudence à ce sujet. Il y a des années déjà, dans cette même salle, je me rappelle avoir invité à prendre garde au niveau des taxes sur le fioul domestique. C'est un problème majeur de pouvoir d'achat pour beaucoup de Français qui vivent dans des maisons, souvent dans des zones rurales, mal isolées ; augmenter les taxes sur ce carburant, c'est une attaque frontale contre le pouvoir d'achat de près de 4 millions de foyers et 10 millions de Français.
Vous constaterez, au vu de ce graphique, que l'essence ne représente que 20 % des carburants vendus, contre 80 % pour le gazole, pour un ensemble de 50 milliards de litres vendus par an. Ce chiffre est à peu près constant depuis quatre ou cinq ans. Actuellement, on vend moins de gazole et un peu plus d'essence, mais la variation est de l'ordre d'un pour cent. Il faut aussi garder à l'esprit que si 50 milliards de litres sont vendus chaque année et que l'on augmente les taxes de 2 centimes par litre, cela représente un milliard d'euros pour les caisses de l'État. L'effet de levier est donc considérable. !
Le deuxième graphique retrace la composition des prix respectifs du gazole et de l'essence, en moyenne, pour la période du 4 au 8 mars 2019, à partir de la cotation quotidienne du cours international du pétrole brut établie par l'agence Platts à Rotterdam.
Le prix de la matière première forme la partie basse de la colonne. Il y a une certaine corrélation avec le prix du pétrole brut, mais elle n'est pas entière en raison des effets saisonniers. Il s'agit de prix internationaux, les cargos viennent de Russie ou des États-Unis et il y a beaucoup de mouvements. En hiver, il y a un gros appel en fioul domestique au nord de la planète parce qu'il y fait froid ; mais, traditionnellement, les gens roulent moins en hiver, si bien que la consommation d'essence baisse, et le prix de l'essence est moindre qu'en été. Le graphique montre un écart du prix de la matière première selon qu'il s'agit de gazole – coté à 46 centimes – ou d'essence – cotée à 38 centimes seulement. Comme je vous l'ai expliqué, cette cotation s'inversera à mesure que l'on s'avancera vers l'été, avec l'accroissement de l'utilisation des moyens de transport et par ricochet de la consommation d'essence et un moindre besoin de fioul domestique – mais les poids lourds continueront de consommer du gazole sur toute la planète et les moteurs des voitures diesel de tourner.
Au prix de la matière première s'ajoute le coût de la distribution. Le pétrole brut arrive dans nos raffineries, au Havre par exemple. Il y est transformé en produit fini, transporté par pipelines jusqu'à la région parisienne et stocké dans des dépôts où des camions-citernes viennent charger pour livrer les stations-services. Ces opérations représentent un coût arrondi de 14 centimes par litre pour le gazole et de 15 centimes pour l'essence.
Vient ensuite un coût quasiment inexistant il y a encore trois ou quatre ans : celui des certificats d'économie d'énergie (CEE). Le dispositif, entré dans sa quatrième période, le 1er janvier 2018, pour une durée de trois ans, impose à chaque fournisseur d'énergie en France une obligation de réalisation d'économies d'énergie, obligation concrétisée par les CEE qu'il doit détenir. Pendant les trois premières périodes, le coût des certificats était assez indolore. Pour nous, fournisseurs de carburant, cela représentait moins de 2 centimes par litre, jusqu'au jour où Mme Ségolène Royal, pendant la dernière semaine de son ministère, a décidé de doubler les obligations. Nous avons fait valoir, en vain, que c'était irréaliste et que cela serait source de problèmes. Le nouveau gouvernement a maintenu le doublement des obligations et ce que nous avions prévu s'est produit : nous n'arrivons pas à fournir ces certificats d'économie d'énergie, il y a un tarissement des gisements. Le problème de fonctionnement est patent, le dispositif est monté en puissance beaucoup trop vite et beaucoup trop fort donc le prix des certificats augmente. En page 8 du document, un schéma explique le fonctionnement de ce mécanisme, dont il résulte pour l'instant que le coût des certificats, ramené au litre de carburant, est de 5,6 centimes ; il était même supérieur à 8 centimes pour le litre de carburant acheté « spot » au début du mois.
Au départ, on pouvait penser que les vendeurs d'énergie prélèveraient sur leurs marges ce coût supplémentaire, qui était alors de 1 à 2 centimes. C'est sans doute ce qui s'est passé au début mais cela n'est plus possible. Il règne en effet en France une concurrence intense dans le domaine des carburants depuis que la grande distribution a décidé, il y a vingt-cinq ans, de vendre des carburants et d'en faire un produit d'appel. Les grandes surfaces représentent 60 % du volume de carburants vendus dans ce pays, et un prix de vente faible attire les clients. Dans un premier temps, face à cette concurrence, nous avons décidé de jouer la qualité, mais notre prix au litre, à la pompe, était de 8 à 10 centimes plus élevé que dans la grande distribution et, au bout d'un certain temps, nos volumes de vente se sont écroulés.
Le prix du carburant est une donnée tellement sensible pour les 22 millions de Français contraints de se déplacer en voiture que si les stations-services ne s'alignent pas sur les prix affichés par les grandes surfaces, elles ne vendent plus. Les ministères et l'Inspection des finances le savent : notre marge nette sur les ventes de carburants est d'un centime par litre. Aussi, lorsque le prix des CEE augmente beaucoup, ce coût est répercuté dans le prix à la pompe. Nous avons alerté le Gouvernement sur ce point. Au mois de décembre dernier, nous avons eu la chance de voir M. Le Maire et M. de Rugy et nous leur avons dit qu'en plein conflit des gilets jaunes il fallait prendre garde et que, si l'on poursuivait dans cette voie, les prix à la pompe continueraient d'augmenter fortement, que le Gouvernement risquerait de se heurter à nouveau à des réactions du même type et qu'il fallait trouver, en commun, un moyen de modérer cette augmentation.