Intervention de Éric Bothorel

Réunion du mardi 19 mars 2019 à 16h30
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉric Bothorel, rapporteur :

Monsieur le président, chers collègues, je souhaiterais remercier d'abord notre président M. Roland Lescure, qui a accepté ma demande de création d'un groupe de travail sur la situation sociale du groupe Nokia. À la suite de l'annonce le 24 janvier 2019 d'un nouveau plan social sur les sites de Lannion et de Nozay, il m'a semblé nécessaire que la commission se saisisse à nouveau de ce sujet.

Notre commission montre ici toute sa capacité à inscrire ses missions de contrôle dans la durée, puisqu'il s'agit en réalité de réactiver un processus que nous avions lancé en octobre 2017, dans le cadre du précédent plan social du groupe. Ces plans sociaux concernent l'ensemble des parlementaires, et notre commission au premier chef. D'abord, car ils ont un impact direct sur l'emploi dans nos territoires, et j'en mesure toutes les conséquences très concrètes, puisque le site de Lannion est situé sur le territoire de ma circonscription. Ma collègue Marie-Pierre Rixain pourra également en témoigner, puisque le site de Nozay relève de la sienne. Ensuite, car au côté des enjeux majeurs du maintien de l'emploi industriel, la situation actuelle pose un certain nombre de questions essentielles sur l'avenir du secteur stratégique des télécoms en France. C'est donc ici un fait d'actualité qui nous oblige, et qui doit mobiliser toute notre attention.

Quelques mots d'abord sur notre démarche : il nous a semblé nécessaire d'entendre l'ensemble des parties prenantes, et c'est pourquoi nous avons auditionné dans la matinée du mardi 19 février 2019 l'intersyndicale du groupe – composée de la Confédération générale du travail (CGT), la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), la Confédération française démocratique du travail (CFDT), et la Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC) – puis la direction de Nokia France. J'ai mené ces auditions avec Mme Marie-Pierre Rixain, que je suis heureux d'accueillir cette semaine au sein de notre commission, et en présence de notre cher collègue M. Alain Bruneel. Je souhaite les remercier tous deux pour leur implication. Au cours de cette matinée, nous avons également tenu à aller échanger directement avec les salariés du groupe, venus manifester devant l'Assemblée nationale. Permettez-moi ici un court aparté : au-delà des enjeux économiques et financiers posés par les plans sociaux, ce sont des femmes et des hommes qui voient leur vie bouleversée. On évoque souvent des chiffres, mais on ne croise pas un chiffre au coin d'une rue. On croise en revanche le regard de ces hommes et de ces femmes. Cela peut sembler évident, mais je crois que nous ne devrions jamais perdre de vue cette dimension éminemment humaine.

Pour bien comprendre la situation actuelle, je souhaiterais d'abord la resituer dans son contexte historique et dresser un panorama général du marché européen des télécoms. Historiquement, Nokia est d'abord un fabricant de téléphones mobiles qui s'est ensuite spécialisé dans la fourniture d'équipements de réseaux. L'entreprise est aujourd'hui l'un des principaux leaders mondiaux de ce secteur. En quelques chiffres, Nokia c'est un chiffre d'affaires de près de 23 milliards d'euros en 2018, 103 000 emplois dans environ 130 pays différents, dont près de 4 200 en France.

La présence de Nokia en France est récente : en 2016, le groupe rachète Alcatel-Lucent, fleuron des télécoms français, pourtant confronté depuis de nombreuses années à des difficultés financières. Depuis, les actionnaires de Nokia détiennent 66,5 % du nouveau groupe et ceux d'Alcatel-Lucent 33,5 %. Les sites français de Nozay et de Lannion passent dès lors sous le contrôle de l'entreprise finlandaise.

À l'époque de la fusion, le groupe formule des engagements forts pour l'investissement et l'emploi avec notamment un objectif de 4 200 salariés d'ici 2017, et 500 nouvelles embauches en recherche et développement. Le groupe ambitionne alors de faire de la France l'un de ses principaux centres d'innovation : le site de Nozay doit devenir le pôle d'excellence en matière de 5G et le site de Lannion, le centre névralgique du groupe en matière de cyber-sécurité.

En parallèle de ces engagements en faveur de l'innovation, le groupe cherche également à réaliser des économies dans le contexte des synergies permises par la fusion. Face à des résultats économiques décevants, plusieurs plans sociaux se succèdent. En mai 2016, environ 400 emplois sont supprimés, principalement dans les fonctions support. À l'automne 2017, un nouveau plan social est annoncé. Échelonné sur 2018 et 2019, il doit concerner près de 600 personnes dans les fonctions qui ne relèvent pas de la recherche et du développement. À la suite d'une forte mobilisation syndicale, un dialogue fructueux se met en place avec les pouvoirs publics et la direction. Un accord est trouvé : les organisations syndicales signent le plan, et le groupe réitère ses engagements à maintenir un volume d'emplois de 4 200 personnes en France ainsi qu'à augmenter son volume d'emplois en recherche et développement à 2 500 personnes dans notre pays d'ici fin 2018, ce qui signifie 330 embauches. D'autres engagements sont également formulés en faveur de l'innovation sur la 5G et les « Bell labs », ainsi que sur la cyber-sécurité.

Alors que le groupe enregistre pour 2018 une perte des revenus de l'ordre de 3 %, un plan de réduction budgétaire mondial de 700 millions d'euros d'ici 2020 est annoncé par M. Rajeev Suri dès octobre 2018. En France, cela se traduit par l'annonce d'un troisième plan social le 24 janvier dernier. Après avoir annoncé que 560 emplois seraient touchés, 408 emplois sont finalement concernés : 354 à Nozay, et 54 à Lannion, soit près de 8 % de l'effectif français du groupe. Mercredi 28 février, le plan social a été accepté par les syndicats, dans le but de limiter les conséquences négatives pour les salariés.

Je voudrais vous donner quelques éléments sur la situation du marché des télécoms, pour bien comprendre le contexte dans lequel interviennent ces plans sociaux successifs. L'Europe compte environ 70 opérateurs de réseau. La France en compte quatre et notre marché comporte certaines particularités. D'abord, les opérateurs français sont des acteurs convergents, c'est-à-dire qu'ils offrent des services à la fois dans le fixe et dans le mobile, alors que ces deux marchés sont historiquement dissociés dans des pays comme le Royaume-Uni et l'Allemagne, où les stratégies de convergence sont récentes. Ensuite, le marché français a la particularité d'être hyperconcurrentiel depuis l'arrivée d'un quatrième opérateur entre 2009 et 2012. La croissance de la population française ne suffit pas à alimenter la croissance des opérateurs, qui ne peuvent donc accroître leurs parts de marché que de manière relative, en allant chercher celles de leurs concurrents. Cette stratégie de conquête se traduit par une politique tarifaire agressive, qui n'existe nulle part ailleurs. La compression des prix a des répercussions aussi bien sur la qualité de la relation client que sur le niveau des marges et la capacité d'investissement des opérateurs. Dans les relations avec les fournisseurs, cette focalisation sur le prix a des effets sur le contenu des appels d'offres et le niveau technologique des équipements embarqués sur les réseaux. En outre, l'absence de standardisation des interfaces physiques des équipements soumet les projets de modernisation à des logiques « propriétaires », ce qui crée des effets de dépendance aux choix historiques et limite la taille du marché adressable pour les équipementiers. Dans ce contexte, si la concurrence des nouveaux équipementiers, notamment chinois, constitue un facteur d'émulation dont les opérateurs peuvent tirer un certain bénéfice, elle peut également constituer un facteur de fragilisation pour les équipementiers européens, et ceci alors même que de nouvelles ressources doivent être consacrées aux investissements en matière de cyber-sécurité.

Pour revenir spécifiquement à Nokia, au cours des auditions, j'ai pu mesurer la défiance des organisations syndicales et la détérioration du climat social au sein du groupe. L'annonce d'un nouveau plan social n'est pas comprise, et les syndicats contestent les justifications économiques mises en avant par Nokia. Ils dénoncent une vision orientée vers l'augmentation des dividendes versés aux actionnaires, au détriment de l'emploi et de la stratégie à long terme de l'entreprise. Ils critiquent également une forme de « dumping social », et soulignent que ces suppressions s'accompagnent de délocalisations dans des pays où la main-d'oeuvre est moins coûteuse : l'Inde, la Roumanie, le Portugal et la Hongrie. L'intersyndicale craint en particulier des départs contraints dans le cadre du nouveau plan social. Ces craintes ont été réitérées après les auditions, une fois le plan social signé.

L'intersyndicale estime que les engagements pris par le groupe en 2015 et confirmés en 2017 n'ont pas tous été tenus. Ils mettent notamment en avant un retard dans les embauches en recherche et développement, ainsi que des investissements dans l'innovation qui restent en deçà des annonces.

De son côté, la direction justifie le plan social par la transition difficile que connaît aujourd'hui le groupe. Le développement de la 5G nécessite de lourds investissements et des dépenses en recherche et développement conséquentes, qui pèsent, au moins à court terme, sur les marges. Le chiffre d'affaires et les résultats opérationnels sont en baisse pour l'année 2018 et les prévisions de croissance sur les marchés ne permettent pas d'envisager un réel rebond avant 2020.

Comme lors des précédents plans, ce sont les fonctions support qui sont principalement concernées, conformément à la stratégie du groupe qui vise à automatiser un nombre croissant de tâches, et à rationaliser ses processus. La direction a admis une forme de « brutalité » des décisions stratégiques et des orientations managériales. Ce mot est fort, et reflète selon le groupe la brutalité du fonctionnement du marché et de la concurrence. La priorité de Nokia est de privilégier les départs volontaires, et les redéploiements au sein du groupe. Ceci répond en partie seulement aux craintes des syndicats.

La direction a rappelé les liens qui unissent Nokia à la France, et souligné que notre pays reste une priorité en matière de recherche et développement. La stratégie française du groupe s'oriente principalement vers le développement de la 5G, de la cyber-sécurité, et des objets connectés. Il resterait 45 embauches à réaliser pour atteindre l'objectif de 2 500 postes en recherche et développement. Sur ces champs, l'attractivité de l'écosystème français et nos dispositifs de soutien à l'innovation jouent pleinement en notre faveur. La direction l'a bien rappelé, et elle a notamment mis en avant l'importance du crédit d'impôt recherche et l'excellence de nos ingénieurs.

Quelles conclusions tirer de ces auditions ? Un point est essentiel, et je tiens à le répéter devant vous : Nokia doit tenir ses engagements. Ils ont été formulés devant la Représentation nationale en 2015 par M. Rajeev Suri et M. Michel Combes, et réitérés en 2017 auprès des syndicats et des pouvoirs publics. Nous devons être particulièrement vigilants : une entreprise de cette envergure doit être capable de prendre ses responsabilités. Cela signifie donc concrètement, comme l'a souligné le ministre de l'économie et des finances, M. Bruno Le Maire, dans l'hémicycle : aucun départ contraint, aucune fermeture de site, et le maintien des investissements et de l'emploi en matière de recherche et développement.

Je voudrais saluer plus globalement le travail mené par le Gouvernement sur ce dossier, et notamment l'implication de M. Bruno Le Maire et de Mme Agnès Pannier-Runacher. Je voudrais les inviter à poursuivre le dialogue engagé en 2017. Cette méthode a par le passé montré toute son efficacité et il est légitime que la Représentation nationale soit pleinement informée de l'état des discussions.

Mais au-delà du plan social en lui-même, cette actualité doit nourrir notre réflexion sur deux grands enjeux de politiques publiques que j'aimerais également évoquer devant vous.

D'abord, la question des leviers dont nous disposons pour assurer le maintien de l'emploi industriel dans nos territoires. La reconquête industrielle est une priorité de notre législature, je laisserai ma collègue Marie-Pierre Rixain en dire un mot tout à l'heure.

Ensuite, et c'est un point qui me tient particulièrement à coeur, nous devons repenser les conditions de la compétitivité des équipementiers de réseau français et européen. L'avenir du groupe Nokia en France, et donc l'avenir d'une partie de nos emplois, dépend grandement de la capacité du groupe à s'affirmer comme un des leaders sur le développement de la 5G. Faut-il le rappeler : la 5G recouvre des enjeux technologiques et économiques essentiels, mais également des enjeux sociétaux et de cyber-sécurité, dont nous devons saisir toute l'importance.

Or aujourd'hui, la France avance sur la 5G, mais elle avance moins vite que les États-Unis et l'Asie. Le déploiement du réseau, initialement prévu pour 2019, a finalement été annoncé pour 2020 par le Gouvernement. À l'aune du lancement de la phase pilote, nous ne saurons nous passer d'une réflexion approfondie sur la manière de réguler ce marché. Les récents plans sociaux sont symptomatiques d'un marché complexe, à tendance oligopolistique, où règne une concurrence exacerbée. Cette concurrence est le fait d'acteurs américains traditionnels, mais elle résulte également de la montée en puissance plus récente des acteurs asiatiques.

Comment faire face à cette concurrence ? En encourageant l'innovation bien sûr, ainsi qu'un climat propice aux affaires. En tant que législateur, nous y travaillons activement. Mais cela n'est pas suffisant. Nous devons également réfléchir aux conditions qui régissent cette concurrence, en particulier sur le marché de la 5G. La concurrence est facteur d'émulation et d'innovation, j'en suis convaincu. Mais la concurrence est vertueuse quand elle est juste : or, nous ne pouvons ignorer que certains de nos concurrents font montre de pratiques plus offensives que les nôtres, quand elles ne sont pas déloyales. Le Président Emmanuel Macron l'a bien rappelé dans sa lettre aux citoyens européens : « nous ne pouvons pas subir sans rien dire ».

Or, nous devons le dire : il est absolument indispensable que nous affirmions notre souveraineté numérique en Europe, et que nous assumions – sinon une forme de patriotisme européen – au moins de défendre nos intérêts sur ces sujets. Le plan souveraineté des télécoms constitue une première avancée qu'il faut saluer. Aujourd'hui, seuls des choix forts et assumés peuvent nous permettre d'envisager sereinement la pérennité et le développement des emplois sur les sites historiques et emblématiques de Lannion et Nozay.

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