Intervention de Grégory Besson-Moreau

Réunion du mardi 19 mars 2019 à 16h30
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGrégory Besson-Moreau, rapporteur :

Monsieur le président, mes chers collègues, il nous revient aujourd'hui statuer sur la recevabilité et l'opportunité d'une proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de leurs groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs, déposée le 28 février dernier par MM. Gilles Le Gendre, Jean-Christophe Lagarde, et plusieurs de nos collègues.

Je vous rappelle qu'une proposition de résolution rédigée dans les mêmes termes avait également été déposée le 14 février par MM. Jean-Christophe Lagarde, Thierry Benoit et les membres du groupe UDI, Agir et Indépendants. Cela souligne l'importance que revêt aux yeux des membres de notre assemblée le rééquilibrage des relations entre la grande distribution et ses fournisseurs.

La procédure est suffisamment inhabituelle pour que je m'y arrête un instant. Nous ne sommes pas dans le cadre d'un droit de tirage exercé par un groupe minoritaire, mais bien d'une proposition de résolution déposée par le groupe majoritaire. C'est donc le premier alinéa de l'article 140 de notre Règlement qui s'applique : notre commission est appelée non seulement à vérifier si les conditions requises pour la création de la commission d'enquête sont réunies, mais aussi à se prononcer sur l'opportunité de cette création.

Vous le savez, trois conditions de recevabilité doivent être remplies. Premièrement, le champ d'investigation de la commission d'enquête doit être précisément défini ; deuxièmement, elle ne peut avoir le même objet qu'une autre commission d'enquête ayant achevé ses travaux moins de douze mois auparavant. Troisièmement, aucune poursuite judiciaire ne doit être en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition.

Le champ d'investigation de la commission d'enquête est nettement délimité par le titre, le dispositif et l'exposé des motifs de la proposition. La notion de « grande distribution et ses groupements » vise plus précisément, on le comprend à la lecture de l'exposé des motifs, la grande distribution alimentaire, que l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) définit comme le regroupement des hypermarchés, des supermarchés et des magasins multi-commerces. Cette grande distribution, nous en avons fait le constat lors de l'examen de la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine, durable et accessibles à tous, dite loi « EGALIM », se caractérise par une particulière concentration, les quatre premières centrales d'achat françaises représentant 92,2 % des ventes en valeur et 88,5 % des ventes en volume de produits de grande consommation.

Les fournisseurs de la grande distribution doivent être entendus comme l'ensemble des acteurs procurant à la grande distribution alimentaire les biens qu'elle commercialise dans ses grandes surfaces – très petites entreprises (TPE), petites et moyennes entreprises (PME), géants de l'industrie en règle générale, géants de l'industrie agroalimentaire ou producteurs.

Il s'agit, d'une part d'étudier la situation de cette grande distribution, c'est-à-dire de dresser un état des lieux du rapport de forces entre distributeurs et fournisseurs, d'autre part de s'intéresser plus précisément aux pratiques commerciales qui sont la traduction concrète de ce rapport de forces. Les pratiques visées sont évidemment celles que nous avions cherché à infléchir, les jugeant déloyales, par la loi EGALIM. Il s'agit de l'ensemble des pratiques et des pressions exercées par la grande distribution sur ses fournisseurs, afin d'obtenir d'eux les prix les plus bas en faisant la variable d'ajustement de la filière et contribuant à la dévalorisation des biens alimentaires.

Les conditions parfois brutales dans lesquelles se déroulent les négociations commerciales annuelles ou le système de péréquation des marges, qui consiste, pour la grande distribution, à augmenter ses marges sur les produits agricoles frais en compensation de marges réduites sur les produits d'appel, font ainsi partie de ce champ d'investigation.

Ce rapide commentaire de texte fait, permettez-moi de passer plus rapidement sur les conditions suivantes de recevabilité juridique afin de m'attarder un peu sur l'opportunité de la création de cette commission.

En ce qui concerne le deuxième critère de recevabilité, aucune commission d'enquête n'a travaillé sur ce sujet au cours des douze derniers mois, ni même au cours de la législature actuelle ou de la législature précédente.

Enfin, Mme la Garde des sceaux, ministre de la justice, a confirmé par courrier n'avoir pas connaissance de poursuites judiciaires en cours en lien avec les faits ayant motivé le dépôt de la proposition.

Venons-en à la question de l'opportunité de la création de cette commission d'enquête. Elle me paraît fondée pour plusieurs raisons.

La situation de la grande distribution a récemment connu des évolutions qui en accentuent le caractère concentré. Ainsi, en mai et juin 2018, des rapprochements à l'achat, actuellement en cours, ont été annoncés entre Auchan, Casino, Metro et Schiever d'une part, et Carrefour et Système U d'autre part. Il pourrait être intéressant, dans cette perspective, éventuellement de saisir, sur le fondement de l'article L. 461-5 du code de commerce, l'Autorité de la concurrence qui a, par ailleurs, ouvert une enquête sur ces accords. Il y a là un changement dans la situation de la grande distribution vis-à-vis de ses fournisseurs qu'il me paraît important d'étudier.

Par ailleurs, les négociations commerciales 2019 semblent s'être déroulées dans un climat plutôt tendu, malgré les dispositions de la loi EGALIM. Dans un communiqué de presse du 1er mars 2019, l'Association nationale de l'industrie alimentaire (ANIA) déplorait que « l'esprit des États généraux de l'alimentation ne soit plus là » et soulignait que « si l'on note des efforts des enseignes d'un point de vue comportemental, les relations commerciales restent extrêmement déséquilibrées ». L'ANIA relevait également que de meilleures conditions de négociations ont été observées au sein de la filière laitière mais que cette amélioration demeure l'exception. Les demandes de baisses de prix semblent toujours aussi pressantes de la part des distributeurs et la constance d'un chantage aux prix bas avec menaces de déréférencement ou déréférencements effectifs demeure une réalité. La conclusion de l'ANIA est sans appel : « Les entreprises françaises, encore cette année, sont confrontées à une destruction massive de la valeur de leurs produits ». L'observatoire des négociations commerciales, mis en place par l'ANIA, devrait publier un bilan de ces négociations dans les mois à venir.

Je note aussi que les produits de l'agriculture biologique, jusqu'à présent relativement épargnés par la guerre des prix, sont de plus en plus concernés par ces pratiques commerciales. Le réseau Synabio, qui rassemble près de 200 entreprises, a créé en 2018 un observatoire des négociations commerciales et affirme, dans un communiqué de presse récent, que la grande distribution met ses fournisseurs bio sous forte pression. 28 % des entreprises interrogées ont reçu une demande de baisse de tarif avant toute discussion, 40 % après les premiers tours de négociations alors qu'au même moment 70 % de ces entreprises font état d'une hausse des prix des matières premières.

Enfin, comme vous le savez tous, la loi EGALIM a prévu plusieurs dispositifs, désormais entrés en vigueur, destinés à rééquilibrer les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs. Une partie d'entre eux visait à créer des conditions de négociations commerciales plus favorables aux producteurs, comme l'inversion de la construction du prix, l'élaboration et la diffusion d'indicateurs de référence des coûts de production et des indicateurs de marché par les organisations interprofessionnelles, le renforcement des contrôles et des sanctions garantissant le respect de ces dispositions ainsi que le développement de la médiation.

D'autres dispositifs avaient pour objectif plus largement d'infléchir les relations commerciales entre grande distribution et producteurs dans le sens d'un meilleur équilibre : à titre expérimental, pour une durée de deux ans, le relèvement du seuil de revente à perte de 10 % et l'encadrement des promotions, en valeur et en volume ; et l'élargissement de l'interdiction de prix de cession abusivement bas.

Le rapport d'application de la loi EGALIM devrait être publié à la mi-mai, mais cela ne correspond évidemment pas au travail d'évaluation des dispositifs que nous nous proposons de faire. Le Sénat a entrepris, de son côté, une série de tables rondes sur les effets du titre Ier de la loi EGALIM sur les négociations commerciales en cours, démarche qu'il sera intéressant d'approfondir et de prolonger en mettant à son service les moyens et la solennité d'une commission d'enquête.

Pour toutes ces raisons, la création de cette commission d'enquête me semble parfaitement opportune.

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