D'attribut essentiel des souverainetés nationales, la fiscalité est devenue, comme vous l'avez dit, madame la présidente, un objet central de la diplomatie. La fiscalité de l'économie numérique – économie par essence mobile, interconnectée et mondialisée – est, à plus forte raison encore, un enjeu international. Il était donc légitime que notre commission se saisisse pour avis de l'article 1er du présent projet de loi, tendant à instituer une taxe sur certains services numériques.
Le développement du secteur numérique bouleverse l'économie mondiale avant de bouleverser les systèmes fiscaux. Des entreprises nées il y a quelques décennies ou quelques années sont devenues les plus grandes capitalisations boursières au monde. Microsoft, Apple, Amazon et Alphabet valent chacune près de 800 milliards de dollars en bourse – sans même parler des perspectives de croissance dont jouissent les plus grands acteurs du numérique…
Le poids acquis par ces acteurs justifie que l'on prête attention à leur juste contribution aux charges publiques. Or, il est avéré que les entreprises de l'internet ont une capacité à contourner l'impôt qui est supérieure aux entreprises « traditionnelles ».
Trois raisons principales expliquent cela.
D'abord, la propriété intellectuelle représente une part importante des revenus des entreprises numériques. Or, ce type de revenu est plus difficilement quantifiable que d'autres comme, par exemple, le revenu qui rémunère une pièce d'équipement automobile. Les entreprises du numérique peuvent donc plus facilement « surfacturer » ces revenus dans le cadre de transactions intra-groupes vers des filiales situées dans des pays à faible fiscalité.
Deuxième raison : les entreprises de l'internet ont plus forte capacité à diffuser leurs produits et leurs services dans des pays étrangers sans avoir besoin de s'y implanter physiquement. Une publicité ciblée destinée à un public particulier peut être mise en ligne n'importe où, y compris dans un pays qui n'est pas celui où la publicité sera visionnée. Or, les règles fiscales actuelles rattachent l'imposition des sociétés au lieu de production, qui est matérialisé par l'existence d'un « établissement stable ». Il y a donc un décalage, pour les entreprises du numérique, entre le lieu de création de la valeur et le lieu d'imposition des sociétés.
Dernière spécificité de ces entreprises : leur modèle économique repose en large partie sur la valorisation des données des utilisateurs. En d'autres termes, la création de valeur par ces entreprises s'appuie sur une forme de « travail gratuit » des utilisateurs. Or, parce que ce travail est gratuit, il n'est pas imposé dans les pays où se trouvent les internautes. Il en résulte une sous-imposition des entreprises numériques dans les pays où, de fait, une partie de la valeur est créée.
Il faut en être conscient : cette facilité des acteurs du numérique à s'exonérer des charges publiques représente un énorme défi en matière de justice fiscale. Seule une action menée à l'échelle internationale permettra d'y apporter une réponse adaptée.
De nombreux espoirs avaient été soulevés par deux projets de directives proposés par la Commission européenne en mars 2018, et qui esquissaient une oeuvre fiscale ambitieuse ; plus largement, elles permettaient à l'Europe d'affirmer son identité sur la scène internationale.
Afin de se donner toutes les chances de succès, l'approche retenue se voulait progressive. La Commission proposait, à long terme, de compléter la notion d'établissement stable par la notion d'« établissement stable virtuel », de façon à tenir compte de la présence numérique des entreprises dans un pays. Ce nouveau concept permettrait d'imposer les entreprises du numérique de la même manière que les entreprises physiques traditionnelles. À plus court terme, la Commission proposait l'institution d'une taxe sur certains services numériques. C'est ce projet de taxe européenne qui inspire directement la taxe française sur laquelle nous devons nous prononcer. Cette taxe européenne n'était pas parfaite, mais elle avait le mérite d'être une première étape vers une meilleure imposition de l'économie numérique.
On peut donc regretter l'opposition de plusieurs pays européens à ce projet dans un domaine où l'unanimité est la règle. Mi-mars, les États membres ont finalement pris acte des désaccords entre eux et ont renvoyé à l'OCDE le soin de trouver un accord.
Paradoxalement, c'est l'OCDE qui se trouve aujourd'hui en première ligne, alors qu'un accord mondial semblait n'être qu'un horizon lointain compte tenu du nombre de pays que rassemble cette enceinte dans son « cadre inclusif » et de la divergence de leurs intérêts.
Dans le cadre du plan d'action de lutte contre l'érosion des bases d'imposition et le transfert des bénéfices, dit « plan BEPS », l'OCDE avait défini une action prioritaire : « relever les défis fiscaux posés par l'économie numérique ». Les différences d'approche entre pays ont longtemps semblé entraver tout progrès en la matière. Certains pays sont en effet soucieux de limiter les travaux à l'imposition de l'économie numérique quand d'autres souhaitent élargir la réflexion aux conséquences de la numérisation de l'économie dans son ensemble et d'autres, enfin, veulent se satisfaire des progrès récents accomplis par la fiscalité internationale.
Malgré ces écarts d'appréciation, 127 pays se sont récemment engagés à faire aboutir les travaux conduits par l'OCDE à l'horizon 2020. Si cet engagement collectif est un signe encourageant, les travaux de l'OCDE sont à ce stade beaucoup moins avancés que ne l'étaient les propositions européennes.
Deux débats sont ouverts aujourd'hui.
Le premier a trait à l'opportunité de transférer l'impôt sur les sociétés du lieu de la création de valeur au lieu de consommation. Un tel changement de paradigme priverait d'effet les stratégies consistant à transférer les profits dans les pays à la fiscalité plus « douce », les entreprises n'ayant pas encore trouvé le moyen de transférer les consommateurs…
L'autre, lancé par la France et l'Allemagne, porte sur l'institution d'une « taxation minimale », qui permettrait d'imposer les entreprises à un niveau minimum, quelles que soient les stratégies déployées pour contourner l'impôt.
Par le présent projet de loi, le Gouvernement a fait le choix de prendre les devants sans attendre les résultats des travaux européens et internationaux, dont l'aboutissement est incertain. Le Gouvernement donne une réponse rapide à la demande – légitime – de justice fiscale qui s'exprime chez nos concitoyens tout en préparant la conclusion d'un accord mondial.
On peut débattre de l'opportunité de prévoir, de façon unilatérale, une taxe nationale sur le numérique, certains estimant qu'une telle démarche pourrait nuire à la recherche d'un compromis international. Force est néanmoins de constater que, sur le sujet, la France n'est pas seule. Vingt-trois pays européens ont apporté leur soutien au projet de taxe européenne tandis que, sur le continent européen comme ailleurs, les projets de taxe nationale sur les activités numériques se multiplient. Plutôt qu'un frein, la taxe française est un moyen d'impulser un mouvement sur la scène mondiale.
Compte tenu d'un cadre juridique international contraignant, la France n'a pas toute latitude pour définir son projet de taxe nationale. La France est notamment enserrée dans un réseau complet de conventions fiscales bilatérales – dont notre commission est familière – qui priverait d'effet une taxe assise sur les bénéfices.
En conséquence, le dispositif proposé, assis sur le chiffre d'affaires numérique, est assez original, comparé aux grands impôts traditionnels que sont l'impôt sur les sociétés ou la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Il reprend très largement les caractéristiques de la taxe proposée par la Commission européenne.
D'abord, il s'agit d'une taxe sectorielle, qui cible spécifiquement les activités numériques dans lesquelles les utilisateurs contribuent massivement à la création de valeur. Deux types de services sont concernés : les plateformes et la publicité ciblée.
Par ailleurs, la taxe est concentrée sur les entreprises excédant certains seuils de chiffres d'affaires sur les services taxables : 750 millions d'euros au niveau mondial, 25 millions d'euros au niveau national. Ces seuils, qui devraient conduire à taxer une trentaine d'entreprises, se justifient par la position ultra-dominante des grands acteurs de l'internet.
Enfin, la taxe est limitée : son taux est fixé à 3 % pour un rendement que le Gouvernement estime à 400 millions d'euros la première année.
Compte tenu de son caractère innovant, le nouvel impôt est entaché de plusieurs incertitudes. Ce ne sont pas les limites juridiques du dispositif –largement écartées par le Conseil d'État – ni ses difficultés de mise en oeuvre – sur lesquelles les entreprises ont eu beau jeu d'insister – qui doivent retenir notre attention à titre principal.
Le projet de taxe se caractérise surtout par certaines faiblesses sur le plan économique. Le choix d'imposer le chiffre d'affaires plutôt que le bénéfice pourrait avoir certaines répercussions indésirables. Ainsi, la taxe s'appliquera-t-elle aux entreprises quel que soit leur niveau de profit, y compris si celles-ci sont déficitaires ; de plus, elle aboutira à une forme de double-imposition des entreprises les plus « vertueuses », celles qui s'acquittent en France de leur impôt sur les sociétés en France ; enfin, son coût économique est susceptible d'être répercuté sur les consommateurs, épargnant par conséquent ses principaux redevables.
Je ne vous dirai donc pas que cette taxe est parfaite, puisqu'elle présente ces limites. Mais, compte tenu de son rendement faible, de sa concentration sur les plus grandes entreprises du numérique, soucieuses de préserver leurs parts d'un marché très concurrentiel, et des efforts déployés par la France pour préserver sa compétitivité, les retombées négatives devraient rester assez limitées.
J'ajoute que le projet de taxe nationale a pour très grand mérite de répondre à une forte demande de justice fiscale et d'amorcer un mouvement vers un accord mondial sur la fiscalité du numérique.
Je présenterai d'ailleurs, tout à l'heure, un amendement visant à garantir que le Parlement soit régulièrement informé de l'état d'avancement des travaux internationaux. Notre Assemblée sera ainsi en mesure de contrôler l'engagement du Gouvernement de mettre fin à la taxe lorsqu'un accord international verra le jour.
Pour toutes les raisons évoquées, je donne un avis favorable à l'article 1er du projet de loi.