Intervention de Nicolas Roche

Réunion du mercredi 20 mars 2019 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Nicolas Roche, directeur des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères :

Monsieur Lejeune, vous avez à juste titre rappelé le bilan des mesures françaises de désarmement nucléaire. Il y a quelques années, les organisations non gouvernementales favorables à une abolition immédiate des armes nucléaires parlaient de « camp de base », une expression désignant la première étape sur le chemin de ce que serait un désarmement total. Pour notre part, nous avons toujours considéré que le camp de base serait atteint quand tous les autres États seraient parvenus à notre niveau de désarmement.

Comme vous l'avez dit, la France a décidé au milieu des années 1990 de supprimer l'une des composantes de sa dissuasion, à savoir la composante sol-sol, mais beaucoup d'autres mesures ont été prises dans ce domaine. Nous avons ainsi supprimé la totalité de nos arsenaux non stratégiques, en l'occurrence, les armes délivrées par les forces aériennes tactiques (FATAC) et, pour ce qui est de la partie terrestre, par les missiles Pluton et Hadès, ce qui fait que désormais toutes nos armes nucléaires sont stratégiques. Nous avons non seulement arrêté les essais nucléaires dans le Pacifique, mais également démantelé le site où ils étaient effectués. Par ailleurs, nous avons non seulement arrêté la production de matières fissiles pour les armes, mais aussi démantelé les installations servant à cette production, et réduit d'un tiers le volume global de nos armes, de nos arsenaux et de nos plateformes. En termes de bilan global de désarmement nucléaire, nous sommes le seul pays au monde à avoir mis en place des mesures aussi fortes et irréversibles. Les présidents de la République qui se sont succédé depuis les années 1990 ont estimé ce processus possible au regard de notre stratégie de dissuasion. Nous souhaiterions aujourd'hui voir d'autres pays nous emboîter le pas et prendre des mesures aussi irréversibles…

Dans cet environnement, le nouveau traité sur l'interdiction des armes nucléaires, qui a valu à l'ICAN le prix Nobel de la paix pour les efforts qu'elle a déployés afin de le promouvoir, a été à ce jour signé par soixante-dix États et ratifié par vingt-deux d'entre eux ; il n'entrera en vigueur que lorsqu'il aura reçu cinquante ratifications. Notre évaluation de ce traité est très négative, pour deux raisons. La première a trait aux faiblesses juridiques internes au traité et à la concurrence qu'il organise avec la pierre angulaire du régime de non-prolifération et de désarmement nucléaire, qui est pour nous le TNP ; la deuxième raison a trait à ce que ce traité – comme l'ICAN, qui le soutient – s'adresse exclusivement aux démocraties occidentales, ce qui signifie qu'il ne fait peser aucune pression sur d'autres que les Européens. En revanche, l'ICAN n'a pas fait des démarches en direction de la Russie, de la Chine, de la Corée du Nord ou de l'Iran.

Le traité sur l'interdiction des armes nucléaires ne servira pas la cause du désarmement, puisqu'aucun État disposant de l'arme nucléaire ne le signera : il n'aura donc pas d'impact dans le monde réel en termes de diminution de la taille des arsenaux. Par ailleurs, c'est un traité qui fragilise notre approche réaliste et d'un désarmement s'effectuant étape par étape. Enfin, ce traité va nous détourner de la conférence d'examen du TNP de l'année prochaine.

Nous allons donc continuer à plaider pour un agenda du désarmement nucléaire fondé sur certaines mesures très précises ayant trait à deux axes d'efforts.

Le premier est lié à deux autres traités absolument fondamentaux pour nos intérêts de sécurité. Il s'agit d'abord du traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE), qui n'est pas encore ratifié par tous les États, donc pas encore en vigueur. Alors que nous avons nous-mêmes démantelé la totalité de nos installations, notre intérêt est évidemment de continuer à faire pression sur tous les États, y compris les États-Unis et la Chine, pour qu'ils le ratifient rapidement. Le deuxième grand traité est le traité d'interdiction de la production de matières fissiles pour les armes nucléaires ; alors que sa négociation est très urgente, certains cherchent à retarder son entrée en vigueur afin de pouvoir ainsi continuer à produire de la matière fissile.

Le deuxième axe d'effort est constitué de toute une série d'autres mesures ayant trait à la transparence, à la vérification du désarmement nucléaire et à la réduction des risques stratégiques, sur lesquelles je pourrai revenir si vous le souhaitez, et qui forment aujourd'hui l'agenda positif du désarmement nucléaire que nous cherchons à promouvoir auprès de nos partenaires européens. Nous sommes donc en train de construire cet agenda européen du désarmement dans le cadre du traité sur la non-prolifération, car cela nous paraît correspondre à la voie équilibrée que nous recherchons entre le besoin d'assumer les moyens de notre défense et de notre dissuasion dans un monde dangereux et complexe, et la volonté de rester fidèles à nos engagements au titre du traité de non-prolifération, notamment à son article VI.

Mme Dubois m'a interrogé au sujet des divisions existant entre les Européens. On constate aujourd'hui l'existence de plusieurs lignes de fracture, dont la première a trait au traité sur l'interdiction des armes nucléaires. En Europe, le mouvement dit « des conséquences humanitaires » qui a émergé à la fin de l'année 2000, a été soutenu par un certain nombre de pays européens et de pays non européens, notamment le Mexique et l'Afrique du Sud. Depuis l'ouverture à la signature du traité sur l'interdiction des armes nucléaires, seuls deux pays européens l'ont signé et ratifié, à savoir l'Autriche et l'Irlande, pour des raisons historiques ayant trait à leur neutralité et à leur pacifisme. En dehors de ces deux pays-là, aucun autre pays membre de l'Union européenne n'a à ce jour ratifié ni même signé le traité. La deuxième ligne de fracture porte sur la question du rapport à la dissuasion nucléaire. De ce point de vue, les situations politiques intérieures sont compliquées pour plusieurs de nos partenaires, et un certain nombre de pays européens ont plus ou moins de facilité à parler aujourd'hui de dissuasion nucléaire à leur opinion publique. Ces lignes de fracture évoluent, parce que l'environnement stratégique est tel que certains de nos partenaires n'ont pas le choix.

Pour sa part, la France se trouve dans une position tout à fait particulière au regard de la place de la dissuasion nucléaire dans le consensus politique national – une expression qui fera certainement l'objet de débats au sein de votre assemblée…

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.