La séance est ouverte à neuf heures trente.
Chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Nicolas Roche, directeur des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, pour une audition sur la dissuasion nucléaire et la modification en cours des traités à l'initiative de grands pays – les États-Unis et la Russie. Quelle réflexion mène le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères face à ces bouleversements tactiques et stratégiques ?
Avec votre autorisation, Monsieur le président, je concentrerai dans un premier temps mon propos sur l'un des sujets les plus brûlants dans le domaine de la maîtrise des armements nucléaires – le traité sur les forces nucléaires intermédiaires – pour l'élargir dans un deuxième temps aux questions de maîtrise et de prolifération des armements nucléaires, et de dissuasion dans notre environnement stratégique.
Entrons dans le vif du sujet et commençons par revenir sur l'histoire du traité sur les forces nucléaires intermédiaires, qui en explique l'importance pour la sécurité européenne, puis sur la séquence qui a débouché sur la crise actuelle, puisque ce traité est désormais en voie d'extinction rapide, d'ici à quelques mois, et enfin sur les choix qui s'ouvrent à nous pour continuer de garantir la sécurité et la défense de l'Europe dans un contexte plus incertain.
Conclu en 1987, le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) a mis fin à la crise dite des « euromissiles » ouverte à la fin des années 1970 suite au déploiement par l'Union des républiques socialistes soviétiques des missiles SS-20, qui avait incité l'OTAN à décider le déploiement, en réponse à celui des missiles soviétiques, de missiles de croisière et de missiles balistiques de portée intermédiaire, à savoir les fameux Pershing II et les missiles de croisière Gryphon, avant d'obtenir la suppression totale de tous les missiles de portée intermédiaire. Cette crise a duré près d'une décennie, de la fin des années 1970 à 1987. Cette période a été marquée par des débats internes très profonds au sein de l'Alliance atlantique, en particulier entre ses quatre grandes puissances – l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis – qui ne furent pas toujours d'accord, tant s'en faut, mais qui, in fine, ont réussi à encadrer et forcer une négociation bilatérale entre les États-Unis et l'URSS qui a abouti à la conclusion de ce traité unique en son genre – jusqu'à aujourd'hui – prévoyant la suppression totale d'une catégorie de missiles.
Il va de soi que la phase de négociation a connu de nombreuses péripéties. Je ne citerai que deux points qui nous seront utiles pour la suite de la discussion : entre 1985 et 1987, d'abord, s'est tenu un débat sur le champ géographique du traité. Fallait-il le limiter à l'Europe ou couvrir tous les systèmes que possédaient les États-Unis et l'URSS ? Cette question avait un corollaire : la liberté qu'auraient ou non les deux principaux protagonistes de conserver la capacité de déployer des missiles de portée intermédiaire hors d'Europe, en particulier en Asie. Le choix retenu in fine, tant pour des raisons stratégiques que pour des raisons de vérification, a consisté à couvrir la totalité des arsenaux américains et soviétiques de l'époque, sans limite géographique.
Le deuxième débat qui a longtemps animé Moscou a visé à encapsuler dans le traité non seulement les forces de portée intermédiaire des États-Unis et de l'URSS mais aussi les forces britanniques et françaises, ce à quoi nous nous sommes opposés. Cette position a fini par l'emporter : le traité signé en 1987 n'a été conclu qu'entre les États-Unis et l'URSS et couvrait exclusivement leurs arsenaux. Ces deux points sont importants : il faut avoir l'histoire de la négociation en tête pour envisager les options qui s'ouvrent à nous pour l'avenir.
L'évolution politique de l'URSS, l'arrivée de M. Gorbatchev au pouvoir et la transformation de la relation stratégique entre les États-Unis – et plus généralement l'OTAN – et l'URSS ont permis d'aboutir à ce traité reposant sur une mesure simple : la suppression, la destruction, le démantèlement et l'interdiction des essais et du déploiement de missiles sol-sol de portée intermédiaire. Une seule catégorie de missiles – les missiles sol-sol – était donc visée et, à ce jour, demeure formellement interdite. Sont couverts tous les missiles de cette catégorie, quel que soit leur type : missiles de croisière et missiles balistiques, à condition qu'ils soient tirés depuis le sol. Par définition, ni les missiles mer-sol ni les missiles air-sol ne sont donc couverts.
Deuxième caractéristique : ce traité ne couvre que les missiles de portée intermédiaire, c'est-à-dire comprise entre 500 et 5 500 kilomètres. Là encore, des débats ont eu lieu pendant la négociation pour déterminer s'il fallait aussi interdire les missiles de plus courte portée avant que cette fourchette ne soit retenue.
Troisième caractéristique : ce traité sur les forces nucléaires intermédiaires ne définit pas spécifiquement le caractère nucléaire de la charge transportée par les missiles visés. Autrement dit, tous les missiles sol-sol de portée intermédiaire sont interdits, quelle que soit leur charge. Si l'intitulé du traité fait référence aux forces nucléaires intermédiaires, c'est parce qu'à l'époque, il était inconcevable que des missiles de cette portée ne transportent pas de charge nucléaire. Aujourd'hui, néanmoins, la précision est importante car les États-Unis, la Russie et d'autres pays développent des missiles de portée intermédiaire à charge autre que nucléaire ou présentant une ambiguïté.
Ainsi, ce traité a été conclu dans la période de floraison de la fin de la guerre froide, autour de la chute du mur de Berlin et de la dissolution de l'URSS, au cours de laquelle plusieurs principes ont été établis qui structurent depuis trente ans la sécurité et la défense de l'Europe : le traité FNI puis, un peu plus tard, le traité sur les forces conventionnelles en Europe. C'est l'ensemble de ce paquet qui, sur le plan militaire, a permis de sortir l'Europe de la guerre froide et de faire avancer la stabilité stratégique sur le continent.
Depuis lors, le traité FNI a été respecté par toutes les parties. Les engagements de retrait, de démantèlement et de destruction des deux arsenaux déployés – missiles SS-20 d'un côté et missiles Pershing II et Gryphon de l'autre – ont d'ailleurs été rapidement mis à exécution, de sorte que l'Europe a vécu à l'abri de la menace des missiles de portée intermédiaire pendant trois décennies.
Dès lors, pourquoi traversons-nous une crise et de quand date-t-elle ? Contrairement à ce que l'on peut parfois lire dans la presse, elle couve de longue date. C'est dès le début des années 2010, plus précisément en 2013, que les États-Unis ont commencé de faire part de leur suspicion d'une violation du traité FNI par les Russes. Les premières discussions entre Washington et Moscou sur une violation potentielle du traité ont commencé de façon confidentielle en 2013 et se sont poursuivis sans interruption jusqu'à aujourd'hui. Des discussions bilatérales ont encore lieu à ce jour. En clair, l'accusation par les États-Unis d'une violation russe du traité s'étend sur plusieurs administrations successives et ne relève pas d'une décision de l'administration Trump en tant que telle. En plein milieu des négociations bilatérales sur le traité New Start, l'administration Obama a commencé d'accuser la Russie d'avoir violé le traité FNI. Aux États-Unis, cette accusation est totalement transpartisane et partagée dans l'ensemble de la classe politique américaine, comme nous l'ont montré la semaine dernière encore les discussions que nous avons eues avec l'administration mais aussi avec vos homologues au Congrès.
Cette accusation a pris un caractère de plus en plus public entre 2013 et 2019, à mesure que, selon Washington, la Russie ne répondait pas à certaines de ses demandes. Ces deux dernières années, nous avons établi avec les Américains d'une part et avec les Russes de l'autre un certain nombre de formats de dialogue.
Aujourd'hui, deux séries d'accusations réciproques de violation du traité FNI s'opposent : une série d'accusations provenant des États-Unis, qu'ont peu à peu partagées l'ensemble des membres de l'Alliance atlantique, y compris la France, et une série d'accusations provenant de la Russie qui estime que les Américains violent le traité.
Cela fait désormais plusieurs années que la Fédération de Russie fait état, publiquement comme en privé, de difficultés et de doutes concernant le traité FNI. C'est en 2007 que M. Poutine a exprimé ses premiers doutes en public, en critiquant un traité qui contraignait exclusivement les États-Unis et la Russie sans contraindre les autres pays, en particulier la Chine, qui développe un puissant arsenal de missiles de portée intermédiaire. Cette accusation portant sur le caractère inégalitaire et injuste du traité FNI a donc pris sa source à Moscou au milieu des années 2000 et, en fonction du degré de tension qui caractérise les relations internationales selon les périodes, est affichée plus ou moins publiquement par le gouvernement russe. Cela étant, Moscou formule à l'encontre de Washington des accusations beaucoup plus précises qui concernent notamment les missiles cibles, les drones et le lanceur Mk.41 et qui découlent de l'interprétation très fine qui est faite du traité. Après de nombreuses études et discussions avec les Russes comme avec les Américains, nous sommes arrivés à la conclusion que les États-Unis ne violent pas le traité FNI au titre de ces trois questions techniques soulevées de façon récurrente par la Russie.
L'essentiel de ce qui nous occupe, néanmoins a trait à l'accusation que formule Washington d'une violation caractérisée du traité FNI par les Russes. De ce point de vue, nous avons établi une relation de coopération approfondie et détaillée avec les États-Unis et un certain nombre de nos partenaires européens afin d'aboutir à une évaluation nationale, autonome et indépendante de la situation concrète en Russie. Sur le fondement des travaux de nos services de renseignement, nous avons abouti à l'évaluation globale selon laquelle la Fédération de Russie développe en effet un missile spécifique, le missile 9M729 – ou SSC-8 dans la nomenclature de l'OTAN – en violation du traité FNI.
Dès lors que nous avons abouti à cette évaluation globale, il allait de soi que nous nous trouvions dans une situation défavorable pour la sécurité de l'Europe puisque le traité est toujours formellement en vigueur mais qu'il existe au moins un missile, le 9M729, qui pose des problèmes de nature stratégique nouveaux pour la sécurité de l'Europe. Pourquoi considérons-nous que cette crise est importante pour la sécurité de l'Europe ? Pour une raison qui se résume à une notion : celle de double découplage. Le découplage était déjà au coeur de la crise des euromissiles dans les années 1980 et elle est à nouveau au coeur de la controverse actuelle. L'existence d'un missile stratégique sol-sol de portée intermédiaire a pour effet sur la sécurité et la défense de l'Europe de présenter un risque de découplage des Européens entre eux, c'est-à-dire d'une division en cas de conflit. Un deuxième découplage bien plus classique était au coeur des craintes que nous nourrissions dans les années 1980 : le découplage entre les deux rives de l'Atlantique dans un conflit concernant la défense et la sécurité de l'Europe.
Sur le plan politique, nous estimons que le développement et le déploiement du missile 9M729 ne constituent pas en tant que tel un bouleversement stratégique complet – un game changer – mais un développement préoccupant et problématique pour la sécurité et la défense de l'Europe dont il faut tenir compte. Nous faisons donc une évaluation équilibrée de la situation, consistant à apprécier précisément son impact sur notre capacité à défendre collectivement la sécurité de l'Europe.
Sur la base de cette évaluation – qui est largement partagée par nos amis allemands et par plusieurs autres de nos partenaires européens, nous avons engagé depuis l'été 2018 une stratégie diplomatique et politique vis-à-vis de la Russie qui vise à préserver le traité FNI et à inciter la Russie à se remettre en conformité avec ses dispositions. Cet objectif, qui est le nôtre depuis le début, le reste encore. La sécurité de l'Europe serait mieux assurée par le maintien du traité FNI, à condition qu'il soit respecté par tout le monde. Deux situations seraient défavorables à la sécurité de l'Europe : celle dans laquelle il n'y aurait plus de traité sur les forces nucléaires intermédiaires, et celle dans laquelle le traité est facialement en vigueur mais n'est pas respecté en pratique. La voie que nous avons choisie nous a conduits à la déclaration des ministres des Affaires étrangères de l'OTAN publiée à la réunion ministérielle de décembre 2018. Cette déclaration contient plusieurs messages-clés : l'évaluation collective de l'OTAN selon laquelle la Russie est en violation du traité FNI en raison de son missile 9M729, un appel strict et pressant au retour à la conformité au traité, le souhait de la poursuite du dialogue bilatéral entre les États-Unis et la Russie, et le report de la décision des États-Unis de se retirer du traité, notifiée en février avec un délai d'application de six mois et qui, de ce fait, sera effective à compter du 2 août 2019.
Nous sommes donc dans une phase intermédiaire de crise politique concernant le traité FNI qui, juridiquement, est toujours en vigueur mais dont les États-Unis ont suspendu l'application des clauses le 2 février. Le délai de notification du retrait du traité est de six mois ; il court donc jusqu'au 2 août, date à laquelle le traité n'aura formellement plus cours puisque les États-Unis s'en seront retirés et que la Russie a elle aussi annoncé son retrait dans le courant du mois de février. Avec ce double retrait, nous pouvons commencer à réfléchir à un monde sans traité sur les forces nucléaires intermédiaires. Nous devons nous préparer à ce que sera la situation de la sécurité et de la défense de l'Europe à partir du 2 août 2019, sans traité FNI – ce qui nous pourrait nous ramener dans une situation de compétition nucléaire et stratégique potentielle qui n'existait plus depuis la fin des années 1980.
Sur le plan politique, cette question très lourde agite bon nombre de nos partenaires, dont les États-Unis, mais aussi de nombreux partenaires européens pour lesquels une éventuelle course aux armements nucléaires en Europe est à l'évidence une question stratégique et de sécurité majeure, mais aussi une question politique concernant la place et le rôle de la dissuasion nucléaire dans la posture de défense et de dissuasion de l'Alliance atlantique. Nous vivons à ce titre un moment particulier : nous sommes toujours pleinement engagés sous l'égide du président de la République et du ministre de l'Europe et des Affaires étrangères à tout faire pour préserver le traité, mais nous commençons à nous préparer au moment où ce traité cessera d'exister.
Cela m'amène à mon troisième point : celui des choix qui s'offrent désormais à nous, qui se répartissent en deux grandes catégories et qui sont en discussion au sein de l'Alliance atlantique. Premier bloc de questions : puisqu'il pourrait ne plus y avoir de traité FNI à partir du 2 août 2019, faut-il adapter la posture de dissuasion et de défense de l'Alliance atlantique pour continuer de garantir la défense et la sécurité de l'Europe dans un contexte stratégique modifié, et si oui, comment ?
La deuxième question à traiter est dès lors l'avenir de la maîtrise des armes nucléaires. La France et l'Europe sont attachées à une régulation par le droit de la compétition stratégique. Le contrôle des armes désigne avant tout la volonté d'enserrer dans des règles de droit, avec des dispositifs de vérification et de transparence, des capacités militaires que nous jugeons particulièrement déstabilisatrices. La fin du traité FNI pourrait ouvrir une nouvelle phase de compétition potentielle entre les États-Unis et la Russie concernant cette catégorie de missiles interdite depuis 1987. Qu'en est-il de l'avenir du contrôle des armes, ou arms control ? Le prochain traité essentiel à la stabilité et à la sécurité de l'Europe et même du monde est le grand traité américano-russe dit New Start, dernier né de la lignée des grands traités bilatéraux de maîtrise des armements stratégiques qui avait commencé en début des années 1970 par les traités SALT pour aboutir, sous la présidence Obama, au traité New Start. Celui-ci prévoit de limiter à 1 550 le nombre d'armes nucléaires stratégiques déployées opérationnellement – seule une petite catégorie des arsenaux nucléaires américains et russes est donc concernée. Il prévoit toutefois de limiter la compétition nucléaire stratégique entre les deux pays. Il a été conclu pour une durée courant jusqu'en 2021. À cette date, l'administration américaine et l'administration russe auront le choix de le prolonger et de l'étendre pour cinq ans ou moins, ce qui nous mènerait jusqu'à 2026 au plus tard, ou de négocier un traité alternatif au traité New Start qui couvrirait l'ensemble des problématiques. L'une des questions qui se pose donc à Washington et, avant tout, aux Européens consiste à définir la forme que nous voulons donner à la maîtrise des armements stratégiques et nucléaires entre les États-Unis et la Russie.
Il est donc nécessaire que l'Europe se remette au travail en matière stratégique, et qu'elle engage une réflexion visant à repenser ce que sont les intérêts de sécurité européens et comment ils seront défendus et préservés des deux côtés, d'une part en matière d'adaptation militaire, d'autre part en matière d'avenir de maîtrise des armements nucléaires et stratégiques.
Ce sont là des questions que les Européens ne se sont pas assez posées au cours des vingt-cinq ou trente dernières années, tout simplement parce que leur attention stratégique s'est portée sur d'autres sujets. Nous, Européens, devons donc réapprendre la grammaire stratégique et nucléaire, afin d'être un acteur, et non un spectateur de notre propre sécurité. C'est tout le sens des propos tenus par le président de la République à de nombreuses reprises ces derniers mois au sujet de l'architecture de sécurité et l'autonomie stratégique européennes, ainsi que le besoin pour les Européens d'être des acteurs indépendants de leur propre sécurité dans le cadre des institutions de l'Europe et de la communauté transatlantique.
Je pourrai revenir ultérieurement sur les autres sujets, mais le traité New Start correspond à une problématique plus générale en matière de maîtrise des armes nucléaires. Comme je l'ai dit, ce traité ne couvre qu'une catégorie limitée des arsenaux nucléaires. Après le 2 août, nous allons à nouveau devoir nous interroger au sujet des missiles de portée intermédiaire, en nous demandant si nos efforts de maîtrise des armements doivent porter à nouveau sur ce point, mais également au sujet des armes nucléaires non stratégiques, ces arsenaux hérités de la guerre froide – la fédération de Russie en a conservé un arsenal important – et de la façon d'articuler la question de la maîtrise des armements nucléaires avec les autres questions, portant notamment sur les armes conventionnelles, l'espace et le cyber.
Dans d'autres régions du monde qui ont un impact sur notre sécurité – je pense en particulier à l'Asie –, il n'existe pas aujourd'hui de régime de maîtrise des armements : ainsi la Chine n'est-elle aujourd'hui contrainte, dans ses développements nucléaires comme dans ses développements conventionnels, par aucun traité ni aucun arrangement.
Un certain nombre de problèmes se font jour, par exemple dans le domaine des missiles, avec une prolifération tout à fait préoccupante. D'une part, certains acteurs étatiques, le plus souvent des puissances régionales – on pense surtout à la Corée du Nord et à l'Iran –, acquièrent des capacités balistiques de plus en plus sophistiquées, ce qui a évidemment une incidence sur les équilibres stratégiques régionaux. D'autre part, on assiste également à une prolifération de la technologie balistique et de missiles au profit d'acteurs non étatiques, en particulier au Moyen-Orient.
La prolifération des missiles constitue un problème qui occupe beaucoup la diplomatie française et le président de la République, et nous oblige à repenser les conditions de notre sécurité dans le domaine de la prolifération de façon plus large que jusqu'à présent, c'est-à-dire en traitant des nouvelles technologies, des missiles, des armes chimiques – une question qu'on croyait derrière nous et qui est malheureusement toujours d'actualité – et de la prolifération régionale. Ce contexte nous pousse à réfléchir très sérieusement, sous l'égide du ministre, à notre position sur le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) signé en 1968 et dont nous célébrerons le cinquantenaire de l'entrée en vigueur en 2020. Cette même année 2020 verra la conférence d'examen du TNP, qui constituera un événement tout à fait essentiel.
Nous nous trouvons dans une phase tout à fait particulière de notre histoire nucléaire, qui voit le retour de tensions que nous n'avions plus connues depuis longtemps et qui nous obligent, nous Français, compte tenu de notre posture particulière d'indépendance nationale sur ces questions en Europe et de notre attachement particulier à la sécurité et à la règle de droit, à tout faire pour amener nos partenaires européens à définir de façon autonome –– ce que sont nos intérêts de sécurité et comment nous voulons qu'à l'intérieur de l'Alliance atlantique, sur les questions de maîtrise des armements et à l'intérieur du TNP, nos intérêts soient défendus au mieux.
Monsieur le directeur, vous avez évoqué la recrudescence des arsenaux nucléaires de par le monde. Quelle place peut prendre la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN), prix Nobel de la paix 2017, mais dont on n'entend plus parler, pour lutter contre ce phénomène ? Pour ce qui est de la France, elle peut être vue comme le bon élève parmi les pays détenteurs de l'arme nucléaire en ayant fait le choix de se séparer de la composante « terre » il y a une vingtaine d'années et en étant parvenue à un stock de stricte suffisance : jointe à celle de l'ICAN, sa voix a-t-elle une chance de jouer un rôle essentiel dans l'environnement actuel ?
Monsieur le directeur, vous nous avez dressé un bilan de la situation un peu anxiogène... Vous nous avez dit que les Européens étaient divisés sur le constat à établir et les décisions à prendre. Pouvez-vous nous préciser quelles sont les positions des uns et des autres ?
Monsieur le directeur, nous vous remercions pour cet exposé à la fois instructif et effrayant – on a parfois l'impression de replonger au coeur de la guerre froide ! En tout état de cause, il est bon que nous soyons parfaitement informés, et je trouve bien dommage que les médias généralistes, sans doute trop concentrés sur l'actualité française, ne parlent pas davantage de la situation que vous évoquez.
Parce que cela concerne directement la sécurité de l'Europe, j'aimerais revenir sur le traité bilatéral New Start, qui arrive à échéance en 2021. Pouvez-vous nous préciser comment les choses se présentent dans le contexte actuel, marqué par le retour à un état d'esprit particulier des Russes et par une certaine instabilité américaine – même si les conseillers du président Trump paraissent, eux, plutôt structurés ?
Monsieur le directeur, vous avez évoqué différentes menaces et mes collègues ont exprimé leurs inquiétudes, que je partage. Ma question porte donc sur notre capacité – nationale, ou exercée en coopération – à détecter concrètement des tirs de missiles balistiques, notamment dans le cadre de dispositifs d'alerte avancée.
Plusieurs livres blancs de la défense et de la sécurité nationale ont évoqué ce sujet, notamment celui de 2008, où l'on pouvait lire : « Face à la menace balistique, une capacité de détection et d'alerte des tirs de missiles balistiques sera réalisée d'ici 2020 ». Il me semble que vers 2010, la direction générale de l'armement (DGA) a procédé au lancement et à la mise en orbite d'un démonstrateur pour l'alerte avancée, le Système préparatoire infrarouge pour l'alerte (SPIRALE). Pouvez-vous nous dire ce qu'il en est, et nous informer sur notre capacité – si elle existe – à détecter ce type de menace balistique ?
Monsieur le directeur, les États ont développé au cours des dernières années, en très peu de temps, des capacités dans les domaines cyber et spatial, qui représentent à la fois de graves menaces et un réel bouleversement de la manière de faire la guerre – et même d'envisager les relations internationales.
J'aimerais vous poser deux questions à ce sujet.
Premièrement, d'après vous, dans quelle mesure la dissuasion telle qu'on la connaît aujourd'hui permet-elle de répondre à ces menaces d'un genre nouveau, notamment en ce qu'elles rendent encore plus incertaine leur attribution ?
Deuxièmement, est-il possible que ces deux types de menaces fassent un jour peser un tel risque sur la crédibilité et la sûreté des moyens de dissuasion qu'il faille tout bonnement renoncer à cette doctrine ?
Monsieur Lejeune, vous avez à juste titre rappelé le bilan des mesures françaises de désarmement nucléaire. Il y a quelques années, les organisations non gouvernementales favorables à une abolition immédiate des armes nucléaires parlaient de « camp de base », une expression désignant la première étape sur le chemin de ce que serait un désarmement total. Pour notre part, nous avons toujours considéré que le camp de base serait atteint quand tous les autres États seraient parvenus à notre niveau de désarmement.
Comme vous l'avez dit, la France a décidé au milieu des années 1990 de supprimer l'une des composantes de sa dissuasion, à savoir la composante sol-sol, mais beaucoup d'autres mesures ont été prises dans ce domaine. Nous avons ainsi supprimé la totalité de nos arsenaux non stratégiques, en l'occurrence, les armes délivrées par les forces aériennes tactiques (FATAC) et, pour ce qui est de la partie terrestre, par les missiles Pluton et Hadès, ce qui fait que désormais toutes nos armes nucléaires sont stratégiques. Nous avons non seulement arrêté les essais nucléaires dans le Pacifique, mais également démantelé le site où ils étaient effectués. Par ailleurs, nous avons non seulement arrêté la production de matières fissiles pour les armes, mais aussi démantelé les installations servant à cette production, et réduit d'un tiers le volume global de nos armes, de nos arsenaux et de nos plateformes. En termes de bilan global de désarmement nucléaire, nous sommes le seul pays au monde à avoir mis en place des mesures aussi fortes et irréversibles. Les présidents de la République qui se sont succédé depuis les années 1990 ont estimé ce processus possible au regard de notre stratégie de dissuasion. Nous souhaiterions aujourd'hui voir d'autres pays nous emboîter le pas et prendre des mesures aussi irréversibles…
Dans cet environnement, le nouveau traité sur l'interdiction des armes nucléaires, qui a valu à l'ICAN le prix Nobel de la paix pour les efforts qu'elle a déployés afin de le promouvoir, a été à ce jour signé par soixante-dix États et ratifié par vingt-deux d'entre eux ; il n'entrera en vigueur que lorsqu'il aura reçu cinquante ratifications. Notre évaluation de ce traité est très négative, pour deux raisons. La première a trait aux faiblesses juridiques internes au traité et à la concurrence qu'il organise avec la pierre angulaire du régime de non-prolifération et de désarmement nucléaire, qui est pour nous le TNP ; la deuxième raison a trait à ce que ce traité – comme l'ICAN, qui le soutient – s'adresse exclusivement aux démocraties occidentales, ce qui signifie qu'il ne fait peser aucune pression sur d'autres que les Européens. En revanche, l'ICAN n'a pas fait des démarches en direction de la Russie, de la Chine, de la Corée du Nord ou de l'Iran.
Le traité sur l'interdiction des armes nucléaires ne servira pas la cause du désarmement, puisqu'aucun État disposant de l'arme nucléaire ne le signera : il n'aura donc pas d'impact dans le monde réel en termes de diminution de la taille des arsenaux. Par ailleurs, c'est un traité qui fragilise notre approche réaliste et d'un désarmement s'effectuant étape par étape. Enfin, ce traité va nous détourner de la conférence d'examen du TNP de l'année prochaine.
Nous allons donc continuer à plaider pour un agenda du désarmement nucléaire fondé sur certaines mesures très précises ayant trait à deux axes d'efforts.
Le premier est lié à deux autres traités absolument fondamentaux pour nos intérêts de sécurité. Il s'agit d'abord du traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE), qui n'est pas encore ratifié par tous les États, donc pas encore en vigueur. Alors que nous avons nous-mêmes démantelé la totalité de nos installations, notre intérêt est évidemment de continuer à faire pression sur tous les États, y compris les États-Unis et la Chine, pour qu'ils le ratifient rapidement. Le deuxième grand traité est le traité d'interdiction de la production de matières fissiles pour les armes nucléaires ; alors que sa négociation est très urgente, certains cherchent à retarder son entrée en vigueur afin de pouvoir ainsi continuer à produire de la matière fissile.
Le deuxième axe d'effort est constitué de toute une série d'autres mesures ayant trait à la transparence, à la vérification du désarmement nucléaire et à la réduction des risques stratégiques, sur lesquelles je pourrai revenir si vous le souhaitez, et qui forment aujourd'hui l'agenda positif du désarmement nucléaire que nous cherchons à promouvoir auprès de nos partenaires européens. Nous sommes donc en train de construire cet agenda européen du désarmement dans le cadre du traité sur la non-prolifération, car cela nous paraît correspondre à la voie équilibrée que nous recherchons entre le besoin d'assumer les moyens de notre défense et de notre dissuasion dans un monde dangereux et complexe, et la volonté de rester fidèles à nos engagements au titre du traité de non-prolifération, notamment à son article VI.
Mme Dubois m'a interrogé au sujet des divisions existant entre les Européens. On constate aujourd'hui l'existence de plusieurs lignes de fracture, dont la première a trait au traité sur l'interdiction des armes nucléaires. En Europe, le mouvement dit « des conséquences humanitaires » qui a émergé à la fin de l'année 2000, a été soutenu par un certain nombre de pays européens et de pays non européens, notamment le Mexique et l'Afrique du Sud. Depuis l'ouverture à la signature du traité sur l'interdiction des armes nucléaires, seuls deux pays européens l'ont signé et ratifié, à savoir l'Autriche et l'Irlande, pour des raisons historiques ayant trait à leur neutralité et à leur pacifisme. En dehors de ces deux pays-là, aucun autre pays membre de l'Union européenne n'a à ce jour ratifié ni même signé le traité. La deuxième ligne de fracture porte sur la question du rapport à la dissuasion nucléaire. De ce point de vue, les situations politiques intérieures sont compliquées pour plusieurs de nos partenaires, et un certain nombre de pays européens ont plus ou moins de facilité à parler aujourd'hui de dissuasion nucléaire à leur opinion publique. Ces lignes de fracture évoluent, parce que l'environnement stratégique est tel que certains de nos partenaires n'ont pas le choix.
Pour sa part, la France se trouve dans une position tout à fait particulière au regard de la place de la dissuasion nucléaire dans le consensus politique national – une expression qui fera certainement l'objet de débats au sein de votre assemblée…
En tout état de cause, nous nous trouvons dans une situation tout à fait particulière par rapport à tous nos partenaires européens. Le président de la République, le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et la ministre des Armées cherchent aujourd'hui à reconstruire du consensus et de l'unité européenne autour de quelques questions, à savoir quel agenda positif du désarmement nucléaire peut faire sens au regard de nos intérêts en matière de sécurité, comment mettre en oeuvre de façon responsable une politique de dissuasion nucléaire qui reste aujourd'hui nécessaire, et comment relancer des tentatives de mise en place d'une régulation de la compétition militaire – en d'autres termes, comment gérer la maîtrise des armements.
Notre effort aujourd'hui en Europe consiste donc à essayer de recréer de l'unité là où, sur les questions nucléaires – dissuasion, traité d'interdiction des armements –, nous devons faire face à de fortes tentations de division. M. Lainé m'a interrogé au sujet du traité New Start. Sur ce point, je dirai que l'extension simple de New Start n'est pas garantie.
Du côté de la Fédération de Russie, il y a eu l'expression d'une volonté d'étendre le traité New Start et de le compléter en traitant toute une série de sujets situés en dehors du champ nucléaire (défense antimissile, question des frappes conventionnelles à très longue distance).
Du côté de l'administration américaine, la question porte sur la valeur même de la maîtrise des armements nucléaires pour la sécurité des États-Unis d'Amérique. Il y a aujourd'hui un débat interne à l'administration américaine pour savoir laquelle des options possibles sert les intérêts de sécurité. Il existe une option d'extension simple, une option de remplacement du traité par un autre traité qui couvrirait tous les sujets pour les Américains – y compris ceux des armes nucléaires non stratégiques et des missiles de portée intermédiaire – et, enfin, une option consistant à ne plus avoir de traité, ce qui signifierait le retour à la compétition pure et parfaite.
Cette dernière option fait qu'il n'est pas totalement impossible que nous, Européens, nous retrouvions en 2021 dans une situation stratégique où il n'y aurait plus aucune forme de régulation de la compétition stratégique entre les États-Unis et la Russie, c'est-à-dire dans une situation comparable à celle des années 1960. Face à cela, nous affirmons que le moment est venu de réinvestir les questions de sécurité, de dissuasion et de maîtrise des armements.
M. Gouttefarde m'a interrogé au sujet de l'alerte avancée. En tant que représentant du ministère des Affaires étrangères, j'aurais du mal à entrer dans les détails des programmes, en particulier de ce qui est prévu ou pas par la loi de programmation militaire (LPM). Quand on parle d'autonomie stratégique, en particulier européenne, le fait de ne disposer d'aucun système d'alerte avancée – qu'il soit terrestre ou spatial, et qu'il repose sur la technologie infrarouge ou radar – constitue un problème particulier. Du point de vue du Quai d'Orsay, nous serions ravis de disposer de meilleures capacités de détection.
Enfin, M. Lachaud m'a interrogé sur l'articulation de la dissuasion « classique » avec le cyber et le spatial. Ce qui nous différencie, dans notre conception de la dissuasion, des Américains ou des Britanniques, mais aussi des Australiens ou des Néerlandais, c'est que nous n'appliquons pas le concept de dissuasion aux domaines cyber et spatial. Ainsi, alors que ces États évoquent fréquemment les concepts de cyber deterrence et de space deterrence, c'est-à-dire de la capacité à dissuader, par des moyens cyber et spatiaux, des attaques contre les domaines cyber et spatiaux, nous considérons pour notre part – c'est un vieux débat stratégique et historique – que ces termes sont peu appropriés, et qu'il existe divers moyens de décourager les attaques cyber ainsi que les attaques contre des systèmes spatiaux français. Pour ce qui est de savoir si la dissuasion nucléaire en fait partie, je vous renvoie au fondement même de notre doctrine de dissuasion nucléaire, selon laquelle la dissuasion nucléaire s'adresse à tout adversaire étatique qui voudrait s'en prendre à nos intérêts vitaux, d'où qu'ils viennent et quelle qu'en soit la forme – cette dernière expression montrant bien que ce qui compte est avant tout la capacité d'une menace donnée à mettre en jeu la survie de la Nation.
M. Lachaud a entièrement raison s'agissant de la difficulté de l'attribution : la difficulté à détecter, mais aussi à qualifier et à attribuer certaines attaques, complique la tâche consistant à décourager ces attaques ; c'est pourquoi, grâce à la dernière LPM, un certain nombre d'efforts ont été faits, notamment dans le domaine cyber, en matière de capacités de renseignement, de caractérisation et de qualification des attaques cyber. En effet, si la mission est ardue, elle n'est pas impossible : en matière d'attribution, nous finissons souvent par aboutir, à un faisceau d'éléments de nature technique à partir duquel nos services de renseignement construisent une évaluation de l'attaque et de son origine, qu'ils présentent de façon technique et objective au pouvoir politique. Je précise que, si l'attribution n'est pas impossible, elle requiert cependant un investissement essentiel en termes techniques et capacitaires, à la fois dans le domaine spatial et dans le domaine cyber.
Vous m'avez également demandé, Monsieur Lachaud, si les évolutions, en particulier dans le domaine cyber, mettent potentiellement à mal la crédibilité et la sûreté de notre dissuasion nucléaire : les autorités françaises – tout particulièrement les responsables de la question de la sûreté des systèmes d'information de notre dissuasion nucléaire - estiment clairement que ce n'est pas le cas.
Il y a une quinzaine de jours, j'avais posé au général Denis Mercier une question portant sur le traité FNI, à laquelle je n'avais pas pu obtenir une réponse complète. Je vous remercie sincèrement, Monsieur le directeur, d'avoir répondu à toutes mes interrogations avant même que j'aie le temps de vous poser la même question...
Dans le contexte actuel, la possibilité d'une utilisation de l'arme nucléaire ressurgit pour la première fois depuis longtemps dans le débat public. Cela veut-il dire que l'arme nucléaire n'est plus considérée comme le moyen de maintenir la paix en dissuadant l'adversaire de faire la guerre ? Bien que la dissuasion nucléaire constitue le principal modèle de la sécurité mondiale, envisagez-vous des modèles alternatifs capables de garantir le même niveau de sécurité hors du nucléaire ?
Votre exposé, Monsieur Roche, était tellement précis qu'il reste peu de questions à vous poser. Pouvez-vous nous indiquer sur quels pays d'Europe nous pouvons réellement compter ?
Nous sommes quelques-uns ici à être membres de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. À de nombreuses reprises, certains de ses membres appartenant au flanc oriental ont appelé notre attention sur la grande stratégie menée par la Fédération de Russie, qui consiste à contrôler l'étranger proche et à resatelliser les pays de l'ex-Union soviétique. Ils nous ont donné des exemples concrets : le Donbass, la Crimée, la volonté de domination sur la mer Noire et la Méditerranée et le contrôle du canal de Suez via les bases en Érythrée et au Soudan.
Ne pensez-vous pas qu'il faudrait rapidement mettre en place une grande stratégie au sein de l'Union européenne, en liaison avec l'OTAN dont beaucoup de ses membres font partie ? Je suis tout à fait d'accord avec le président Macron lorsqu'il déclare qu'il faut renforcer la coopération européenne dans le domaine militaire.
Merci, Monsieur le directeur, pour cet exposé extrêmement clair qui nous rajeunit de trente ans d'un seul coup.
Ma première question, de nature technique, concerne le nouveau missile 9M729 : a-t-on une idée précise de sa volumétrie ainsi que de la nature des têtes emportées et de la nature de sa charge, éventuellement de sa puissance en kilotonnes ?
Il est beaucoup question des accords bilatéraux liant les États-Unis et la Russie. Existe-t-il des conférences de désarmement sur d'autres théâtres, notamment en Asie ? Je confesse mon ignorance.
Votre présentation, je dois l'avouer, m'a rappelé des souvenirs d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître.
Avec la renucléarisation du continent européen marquée par la remontée en puissance de la Russie, les ambiguïtés de l'engagement américain dans l'OTAN et le réarmement dans le reste du monde se pose la question d'une dissuasion européenne dans le cadre de la fameuse autonomie stratégique européenne.
Dans ce domaine, les initiatives fleurissent – je ne parlerai pas de la proposition de construire un porte-avions européen. L'ancien diplomate allemand Wolfgang Ischinger, spécialiste des affaires stratégiques, a proposé très récemment d'étendre à moyen terme le parapluie nucléaire français à l'Union européenne.
Une telle extension est-elle toujours une fiction, avec ou sans Brexit ?
Est-il raisonnable d'envisager l'intégration des forces nucléaires britanniques et françaises dans un nouveau traité de portée mondiale qui inclurait non seulement les États-Unis et la Russie mais aussi la Chine, l'Inde, la Corée du Nord, le Pakistan et l'Iran ?
Vous avez évoqué le contrôle relativement performant des pays non dotés et la capacité à mieux contrôler les puissances qui auraient recours à de nouvelles armes, notamment celles de portée intermédiaire. Vous avez également souligné que la suspension de certains engagements serait susceptible de provoquer des réactions en chaîne affectant d'autres traités. Nous le voyons, cette situation invite à réfléchir à l'élaboration de nouveaux traités nucléaires.
La France a, depuis une trentaine d'années, une expertise dans le domaine nucléaire et de la dissuasion. Compte tenu des prévisions de réductions de personnels, notamment au sein du ministère des Affaires étrangères, pourra-t-elle continuer à avoir une place aussi importante dans l'élaboration de nouveaux traités ? Ma question est peut-être perfide mais elle est avant tout d'ordre pratique.
La question de l'emploi de l'arme nucléaire et de la dissuasion a malheureusement regagné en importance dans le débat stratégique mondial.
Pour la France, l'arme nucléaire ne peut se concevoir en dehors de la dissuasion. Autrement dit, il ne peut y avoir de dissuasion que nucléaire et il ne saurait y avoir d'arme nucléaire que de dissuasion. Cette équivalence stricte que nous posons entre dissuasion et arme nucléaire est l'une de nos spécificités stratégiques et historiques.
Deux questions se posent.
Est-il possible de faire de la dissuasion avec autre chose que l'arme nucléaire ? Dans notre situation stratégique spécifique, nous considérons comme faibles les chances pour que cela fonctionne.
Existe-t-il des armes nucléaires qui se situeraient en dehors du champ de la dissuasion nucléaire stricto sensu ? C'est une évolution de la doctrine nucléaire que nous voyons aujourd'hui se développer dans le monde de façon très inquiétante. Cette position de certains États possesseurs d'armes nucléaires a été mise en avant dans la revue stratégique de défense et de sécurité nationale présentée au président de la République et au Gouvernement à la fin de l'année 2017. Des notions comme l'« intimidation stratégique », l'« ambiguïté stratégique », l'« emploi tactique des armes nucléaires » que nous croyions appartenir à l'histoire, reviennent. Prenons l'évolution de la doctrine pakistanaise : la place des armes nucléaires tactiques a pris une grande importance dans l'ensemble de sa stratégie nucléaire. Et il y a des débats infinis pour savoir si ce que fait la Corée du Nord relève de la pure dissuasion ou peut être apparenté à une forme de coercition ou d'intimidation stratégique.
Nous considérons cette évolution comme inquiétante et nous faisons tout ce que nous pouvons pour rappeler qu'il y a entre l'arme nucléaire et les autres armes une différente de nature et non de degré : il s'agit non pas d'une arme plus puissante que les autres mais d'une arme spécifique, qui ne peut être prise pour une arme d'emploi.
Nous estimons que notre doctrine et notre arsenal donnent à la France des responsabilités en ce domaine. L'un des enjeux du débat diplomatique international est de rappeler dans toutes les enceintes diplomatiques et politiques internationales que s'il doit rester des armes nucléaires, elles ne peuvent être que de dissuasion dans la perspective de la mise en oeuvre de l'article VI du TNP.
Madame Dumas, vous m'avez interrogé sur les pays européens sur lesquels nous pouvions compter. Il est toujours difficile de dresser une liste. Ce qui me frappe le plus, c'est que les lignes de partage classiques qu'on a naturellement en tête – l'Est de l'Europe, le Sud de l'Europe, les vieux pays de l'Union européenne ou les nouveaux – ne sont pas opérantes pour penser les divisions ou les alliances possibles.
Aujourd'hui, les pays avec lesquels nous travaillons le plus sont les deux partenaires clefs que sont l'Allemagne et le Royaume-Uni, auxquels s'ajoutent divers pays européens. Le président de la République et le ministre nous ont donné pour instruction de diversifier nos partenariats en Europe avec des pays prêts à travailler avec nous à une voie moyenne et équilibrée, faite d'attachement au désarmement et au TNP, de volonté de tenir compte de l'environnement international et de garantir les conditions de leur sécurité nationale, avec une attention particulière à la maîtrise des armements. Et nous trouvons beaucoup de pays prêts à reprendre ce travail, techniquement complexe et de nature confidentielle puisqu'il est en grande partie fondé sur le renseignement et l'analyse stratégique et militaire. La question est toutefois de savoir si l'Europe est prête à avoir une voix européenne spécifique. C'est à cela que nous travaillons.
Quant à la stratégie de la Russie, Monsieur Pueyo, nous essayons de revenir à la base. Cela consiste, autant que faire se peut, à analyser ce que les Russes disent eux-mêmes de leur stratégie militaire et nucléaire. Les documents stratégiques russes officiels qui se sont succédé depuis 1999 sont une source d'information tout à fait pertinente.
En outre, nous regardons le comportement international de la Russie dans les crises que vous avez mentionnées : le Donbass, la Crimée, la mer Noire, l'ensemble de la Méditerranée orientale, de la Syrie et du Proche et Moyen-Orient.
Nous examinons également la mobilisation des forces nucléaires russes à la périphérie de l'Europe, notamment les exercices stratégiques de bombardiers et de sous-marins.
À partir de tous ces éléments, nous essayons de reconstruire une image de ce qu'est la stratégie militaire et nucléaire de la Russie. Nous l'avons résumée dans la revue stratégique autour des notions d'intimidation stratégique et d'ambiguïté stratégique. Aujourd'hui, l'un des éléments essentiels de la stratégie militaire et nucléaire de la Fédération de Russie consiste à jouer de l'ambiguïté stratégique en vue d'une forme d'intimidation et certainement d'un affaiblissement des acteurs européens, d'une division entre eux-mêmes et avec les Américains. C'est une source de difficultés de nature stratégique, qui ne sont pas à confondre avec celles de la guerre froide. Rien n'est plus faux que de dire que nous vivons un nouvel âge de cette guerre froide. Ce serait une configuration presque confortable, puisque nous avons su la gérer pendant soixante-dix ans et que nous connaissons les tactiques à adopter. Aujourd'hui, la situation est beaucoup plus volatile, beaucoup plus complexe, ambiguë et incertaine. Les problèmes qui nous sont posés sont de nature différente. Cela me conduit à la question de M. Thiériot. Nous ne savons rien sur le volume, le nombre et les zones de déploiement de ces missiles. Nous n'avons pas non plus de certitudes sur la nature des charges emportées. Nous avons un dialogue constant avec nos homologues russes qui nous amène à leur poser ce genre de questions, mais nous n'avons pas obtenu de réponses jusqu'à présent. Les effets stratégiques de cette incertitude constituent l'un des buts recherchés.
Quant à l'Asie, il s'agit d'une terre vierge en termes de maîtrise des armements, en particulier nucléaires, si l'on met de côté le TNP.
Deux évolutions sont en cours autour de la Chine.
D'abord, il y a une négociation avec la Corée du Nord qui a pour objet la dénucléarisation totale de ce pays.
Ensuite, il y a une négociation beaucoup plus technique avec la Chine, qui porte sur les questions de droit maritime en vue d'élaborer un code de conduite sur la circulation et la sécurité maritime. L'enjeu est central, y compris en termes de stabilité stratégique : il s'agit de la liberté de circulation et de navigation en mer de Chine du Sud, en particulier.
Votre question sur la dissuasion européenne, Monsieur Marilossian, est merveilleuse. En réalité, une seule personne peut y répondre en France : le président de la République.
Nous avons mené un travail historique sur les déclarations des autorités politiques françaises à propos du rôle que devait jouer une dissuasion nucléaire française indépendante pour la sécurité de l'Europe. Depuis le général de Gaulle, il y a toujours eu une dimension européenne à notre stratégie. La dernière expression d'un président de la République française remonte à février 2015 : François Hollande, dans son discours prononcé sur la base aérienne d'Istres, a consacré un paragraphe spécifique à la définition des intérêts vitaux, précisant qu'elle « ne saurait être limitée à la seule échelle nationale » et que le degré d'intégration européenne devait être pris en compte. Il a employé une formule interrogative – « Qui pourrait donc croire qu'une agression, qui mettrait en cause la survie de l'Europe, n'aurait aucune conséquence ? » – qui est une façon d'expliquer que notre dissuasion nucléaire a une dimension européenne.
Ensuite, il faut faire la différence entre une dissuasion nucléaire nationale et indépendante reposant sur la définition de nos intérêts vitaux et la proposition d'une dissuasion concertée, avancée en particulier en 1995, sorte de main tendue à nos partenaires européens pour savoir s'ils étaient prêts à discuter d'une stratégie nucléaire de dissuasion élargie, au sens strict du terme. Nous avons historiquement fait le choix d'une dissuasion nucléaire autonome qui ne nous fait dépendre de personne.
Le débat sur la dissuasion nucléaire en Europe est posé mais je n'ai aucune idée de ce que sera la réponse du président de la République.
J'en viens aux moyens que le Quai d'Orsay consacre aux enjeux nucléaires. Je vais être factuel. La direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement compte aujourd'hui 65 agents tout compris et doit couvrir toutes les questions relatives à l'Alliance atlantique, à la défense européenne, à nos coopérations militaires en Europe, à la cybersécurité, à la prolifération nucléaire, à la dissuasion nucléaire, à la défense anti-missiles, à la sécurité et à la défense spatiales, au contrôle des exportations d'armement, à la prolifération chimique et biologique, à la lutte contre la criminalité organisée, à la lutte contre le terrorisme et à la lutte contre le trafic de drogue. Pour traiter strictement les questions relatives au nucléaire qui constituent le coeur des affaires stratégiques, nous nous reposons sur trois équivalents temps pleins. C'est avec cet effectif que nous contribuons à la réflexion sur la dissuasion nucléaire française et sa doctrine, sur l'évolution de nos moyens, sur la place et le rôle de l'Alliance atlantique, sur la maîtrise des armements nucléaires et son avenir, sur le désarmement nucléaire, sur le TNP et sur la prolifération nucléaire. Je vous laisse conclure si c'est satisfaisant ou non.
Nous pourrions dire que ces effectifs sont « juste insuffisants » pour paraphraser le Sénat qui avait employé cette expression pour qualifier les moyens de nos armées.
Nous en arrivons aux cinq dernières questions.
Votre exposé très éclairant a en effet réduit le nombre de questions à vous poser. Des acteurs sont apparus avec de nouveaux types de vecteurs – vous avez cité l'Inde et l'Iran. La dualité des charges – conventionnelles et nucléaires – est source d'ambiguïté, avez-vous souligné, ce qui accroît les difficultés des contrôles, difficultés renforcées par l'hypervélocité des vecteurs. Vous reviendrez peut-être sur les missiles hypersoniques.
Dans ce contexte, comment envisager une limitation et une régulation de ce type d'armements, notamment ceux à portée intermédiaire ? Quelles modalités de contrôle permettraient de lever ces ambiguïtés ? Peut-on concevoir un traité multilatéral qui engloberait des pays comme la Chine, ou est-ce irréaliste ?
Quel rôle l'Union européenne pourrait-elle jouer en tant qu'institution ? Il est surtout question de discussions intergouvernementales et non pas de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) ? Pourrait-elle se saisir des questions liées au contrôle des armements par le biais d'un conseil européen de sécurité ?
Je souhaiterais revenir sur le déploiement d'armes dans l'espace. Un groupe d'experts gouvernementaux s'est réuni pour la première fois l'été dernier pour se consacrer à la prévention de la course aux armements dans l'espace, à la Conférence du désarmement de l'ONU à Genève. Il a établi le constat d'une arsenalisation rampante. La Space Force américaine se construit en réponse à la prolifération de capacités contre-spatiales un peu partout dans le monde. Je pense en particulier à la Chine qui a prouvé sa capacité à détruire des satellites, à la Russie, qui tente de développer des capacités similaires. Notons que, paradoxalement, ces pays militent en faveur d'un traité d'interdiction des armes en orbite tout en menant des expérimentations que l'on peut juger à bon droit hostiles.
Quelle est l'approche de notre diplomatie face à cette menace qui se déploie dans l'espace exo-atmosphérique ? Quelle pourrait être la réponse diplomatique à ce phénomène ? Doit-elle faire l'objet d'un traité spécifique ou être intégrée au TNP ?
En réponse à la question posée par notre collègue Pueyo, vous avez parfaitement décrit la stratégie russe : recherche d'un double découplage et confirmation des faits acquis au Donbass, en Ukraine, en mer Noire. Une question se pose toutefois : a-t-elle les moyens de cette politique, sachant que l'URSS y a laissé sa peau ? À moyen terme, pourra-t-elle soutenir financièrement cette relance de la course aux armements ?
Monsieur le directeur, vous avez tenu des propos lucides mais inquiétants sur un éventuel retour à un monde avec peu ou pas de régulations par le droit des armements stratégiques. Nous pouvons le déplorer et lutter pour pousser vers davantage de régulations mais il faut s'y préparer, notamment en restant crédibles en matière de dissuasion.
J'ai une question d'ordre capacitaire. La ministre a annoncé en janvier dernier le lancement d'un programme de planeurs hypersoniques. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? En quoi ce programme est-il nécessaire à la crédibilité de notre dissuasion ?
Vous avez rappelé qu'il ne pouvait y avoir d'arme nucléaire que de dissuasion. Or nous avons tous observé qu'il y avait eu un flottement de la part des États-Unis d'Amérique. Une ligne de démarcation se creuse avec la sphère classique nucléaire. Je me réfère ici à ce qui a été écrit en 2018 dans la Nuclear Posture Review (NPR). Il semble de plus en plus difficile de ne pas voir une ambiguïté stratégique de la part des États-Unis qui sont prêts à avoir recours à l'arme nucléaire face à des attaques non nucléaires en développant des « armes facilement utilisables ».
Quelle est votre appréciation de l'évolution de ce pays ? Il me semble qu'elle a des conséquences géopolitiques dont nous devons tirer des leçons.
Dans notre environnement stratégique, la question de l'ambiguïté est centrale. Nous sommes revenus à des questions qui ont trait à la maîtrise de l'escalade d'un conflit : comment, si un conflit très spécifique devait se déclencher, serions-nous à même de bloquer son escalade avant qu'il ne devienne extrême ?
Un certain nombre d'États font peser leur capacité à atteindre leurs objectifs sur l'ambiguïté, le fait que l'on ne saurait pas si ni quand le conflit deviendrait nucléaire. Ce point est central.
C'est un des éléments qui nous conduisent à considérer que, dans notre stratégie de réduction des risques stratégiques, il est important de conserver à l'arme nucléaire une fonction de dissuasion, donc de mettre en évidence ce que cette stratégie d'ambiguïté stratégique recèle d'effets déstabilisateurs.
À nos yeux, cette question est distincte de celle de l'hypervélocité ou de l'hypersonique. Par ce qu'il constitue une nouveauté, l'hypersonique semble être devenu le dernier sujet à la mode. On retrouve ainsi des oppositions caricaturales entre ceux qui considèrent que l'hypersonique sera une panacée pour tous les problèmes, jusqu'à ceux qui la perçoivent comme un facteur de déstabilisation ultime, intrinsèque et par principe.
Comme pour le reste des développements technologiques, les choses sont plus compliquées que cela ; l'hypersonique présente l'avantage de permettre de pénétrer toute défense antimissile. Si l'hypersonique nucléaire permet de pénétrer toute défense antimissile, l'effet est stabilisateur d'un point de vue stratégique.
Toute cette question de l'hypersonique devrait être reprise à la base de façon beaucoup plus technique et dépassionnée. La Chine, la Russie et les États-Unis ont lancé plusieurs programmes de développements hypersoniques. La ministre des Armées a décidé pour sa part que la France disposerait d'un démonstrateur technologique de planeur hypersonique en 2021 ; ce qui ne signifie pas que la décision a été prise de le développer, de l'acquérir et de l'intégrer dans les forces. Il ne relève d'ailleurs pas de ma responsabilité au Quai d'Orsay d'entrer dans ces détails.
Un débat beaucoup plus subtil et détaillé doit donc avoir lieu au sujet de l'hypersonique.
C'est à juste titre que la question de la vérification et du contrôle est regardée comme centrale et absolue dans toute maîtrise des armements. Nous constatons aujourd'hui qu'il y a eu un problème de vérification et de contrôle dans le traité sur les forces nucléaires intermédiaires. Un pays a été capable de développer un missile en violation de ce traité ; c'est le renseignement qui a permis de le dévoiler, pas le système de vérification et de contrôle.
C'est une des raisons pour lesquelles nous plaidons très fortement pour une extension du traité New Start. Ce traité a évidemment pour objectif et pour valeur de fixer le plafond pour le nombre des armes américaines et russes stratégiques et opérationnelles déployées. Mais il a aussi la valeur de ce qu'en mauvais français on appelle la « prédictibilité », la capacité des deux États de savoir à l'avance ce que l'autre va faire ; cela de façon vérifiée, transparente et contrôlée. Cet élément, qui est de limitation de la compétition stratégique, est pour nous fondamental.
Pour autant, ce que font la vérification et contrôle n'estjamais parfait ; il y a toujours des failles, mais c'est un élément important de la stabilité stratégique.
S'agissant de la question de la partie portée intermédiaire, on estime qu'une part importante de l'arsenal nucléaire chinois est composé de missiles à portée intermédiaire. Aussi la multilatéralisation du traité FNI signifierait-elle, pour la Chine, l'abandon d'une part conséquente de son arsenal, ce qui, dans le contexte actuel est impensable.
Quant à l'Union européenne, je crois qu'elle a un rôle tout à fait essentiel à jouer dans de nombreux domaines ; il y a deux sujets majeurs sur lesquels nous essayons de faire en sorte qu'elle le fasse.
Le premier concerne un certain nombre de questions de prolifération qui impliquent en particulier l'Iran et la Corée du Nord, mais aussi de nombreux problèmes plus techniques de prolifération balistique, chimique, etc. En effet, l'Union dispose de compétences, d'argent, d'États et de capacités diplomatiques, et ce que nous avons fait pour la préservation de l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien – Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) – est un exemple de ce que peuvent faire l'Union européenne et les Européens dans le domaine du nucléaire.
Le second concerne la préparation de la conférence d'examen du TNP de l'année prochaine, dans laquelle l'Union européenne devrait occuper une place centrale. La difficulté à laquelle nous sommes confrontés est que deux de nos partenaires, l'Autriche et l'Irlande, qui ont signé et ratifié le traité d'interdiction des armes nucléaires, créent une division. C'est à ce problème que nous avons essayé de nous atteler, en tâchant de ramener tous les États européens à un agenda positif et convergeant de désarmement, qui étape par étape, fasse sens.
Il s'agit donc là de deux défis lancés à l'Union européenne qui peut toutefois tenir son rôle.
En tout état de cause, les instructions très claires du ministre sont de tout faire pour que l'Union européenne, en particulier sur la question de la prolifération et sur celle du TNP, soit un acteur clé de la sécurité de l'Europe.
S'agissant de l'arsenalisation de l'espace, nous sommes en train de discuter à Genève dans le cadre du groupe des experts intergouvernementaux établi par une résolution générale des Nations unies, avec les Russes et les Chinois notamment. Sans entrer dans les détails, je dirai que ces pays souhaitent promouvoir un traité d'interdiction de placement des armes dans l'espace qui fait tout sauf contraindre ce qu'ils font en termes d'arsenalisation de l'espace.
Dans ce contexte, nous voulons être une force de proposition afin d'aboutir à une régulation des comportements déstabilisateurs dans l'espace ; ce qui passe par l'application du droit international public au domaine spatial.
Cette première condition, qui paraît évidente à tout esprit européen, est refusée par la Chine et la Russie, car elle emporte les concepts de légitime défense – reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations unies –, de droit international humanitaire, etc.
Il y a donc un réel enjeu européen, et l'Union européenne peut jouer un vrai rôle dans la promotion de formes de régulation de l'espace ; c'est la question de l'équilibre entre notre côté réaliste, car nous devons avoir les moyens de nous défendre, et notre attachement à la règle de droit et à la sécurité stratégique par la coopération.
M. de la Verpillière m'a interrogé sur la capacité des Russes à financer leur politique : c'est l'éternelle question. On ne peut pas dire que la transparence financière de la Fédération de Russie sur son programme de modernisation militaire soit parfaite, on a donc du mal à appréhender exactement la situation.
On constate une priorité forte accordée par la Fédération de Russie au développement de ses capacités militaires ainsi qu'à la modernisation de son arsenal, qui se place en tête de ses choix. De plus, lorsqu'elle a à choisir au sein de cette priorité, elle place en premier la modernisation de ses forces nucléaires. Il est donc certain que, dans la hiérarchie des priorités officielles de la Fédération de Russie, un effort spécifique est réalisé en matière militaire, et plus particulièrement en matière de modernisation des forces nucléaires.
L'exemple de l'engagement des forces russes en Syrie est caractéristique d'une présence à coûts limités, qui permet à ce pays d'acquérir une compétence opérationnelle, y compris pour des systèmes stratégiques.
À votre question, une partie de l'administration américaine répond aujourd'hui que la Russie ne disposera pas de la capacité financière pour soutenir un tel effort. C'est une des raisons pour lesquelles cette partie de l'administration assume sa volonté de rejouer le jeu de la compétition pure avec la Russie. Nous considérons que ce jeu est dangereux et que la sécurité de l'Europe sera mieux assurée si elle demeure très réaliste sur ce sujet. Dans le même temps, nous continuons à engager le dialogue avec la Fédération de Russie afin de trouver les voies et moyens d'une forme de contrôle et de régulation de cette compétition.
M. Corbière a posé la question fondamentale de la posture américaine et des évolutions de la NPR. Les éléments essentiels de la NPR ne posent aujourd'hui pas de problèmes particuliers à la France. À ce titre, deux sujets sont essentiels :
Le premier porte sur la doctrine américaine et sur le fait que les Américains continuent de ne pas adopter une doctrine dite du non-emploi en premier, c'est-à-dire que la menace d'emploi d'armes nucléaire n'est pas destinée à dissuader exclusivement une menace nucléaire, mais à dissuader toute menace vitale pour les États-Unis d'Amérique. Il s'agit également de notre doctrine. La doctrine française n'a jamais été une doctrine de non-emploi en premier, cela dans la mesure où nous sommes une puissance moyenne confrontée à de grandes puissances. Si nous affirmons comme principe que nous n'emploierons jamais l'arme nucléaire sauf si nous sommes attaqués par une telle arme, cela ouvre la voie à l'adversaire, qu'il s'agisse du domaine conventionnel ou autre. Ce sont là les réflexions classiques de la guerre froide.
Le second est celui du seuil d'emploi. Nous venons avec nos partenaires américains de cultures historiques et stratégiques différentes. Historiquement, les Américains ont toujours eu tendance à considérer que la dissuasion nucléaire provient de la certitude que l'adversaire doit avoir que dans tous les cas il perd.
Pour la doctrine américaine, il n'y a aucun scénario de conflit entre les États-Unis et la Russie, dans lequel celle-ci peut gagner - la dissuasion provient de cet effet même. Notre doctrine française repose sur l'incertitude pour l'adversaire ; si nous prenons l'exemple de la Russie, nous considérons que ce pays est dissuadé de s'attaquer à nous ou à l'Europe à partir du moment où elle estime que le bilan coûts-avantages de son attaque ne vaut pas la peine. Le jeu n'en vaut pas la chandelle.
Cette différence de culture explique que les Américains aient à prévoir le pire et à vouloir disposer de tous les moyens militaires et nucléaires pour tous les scénarios possibles, et ce dans une logique de dissuasion. La deuxième différence entre Français et Américains a trait à ce que nous n'avons pas à assurer la crédibilité d'une éventuelle dissuasion élargie, contrairement aux Américains. Les Américains veulent disposer des moyens de dissuader la Russie d'attaquer un de leurs alliés – de là, il est assez compréhensible, en théorie, qu'ils cherchent à disposer d'une palette d'options nucléaires plus large que la nôtre.
Ce que les Américains nous disent, c'est que leur unique souci est celui de la crédibilité de leur dissuasion élargie ; ils ne veulent pas entrer dans une logique d'emploi tactique de l'arme nucléaire. Nous n'avons pas, objectivement, de raison de douter de leur bonne foi, mais le sujet demeure posé.
Monsieur le directeur, merci d'avoir répondu d'une manière brillante, complète, et parfois anxiogène (Sourires), à toutes les questions.
Information relative à la commission
La commission a désigné M. Alexis Corbière, membre de la mission d'information sur la politique immobilière du ministère des Armées.
La séance est levée à onze heures vingt-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Louis Aliot, M. Didier Baichère, M. Stéphane Baudu, M. Thibault Bazin, M. Mounir Belhamiti, M. Christophe Blanchet, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Philippe Chalumeau, M. Alexis Corbière, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Yannick Favennec Becot, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Jean-Marie Fiévet, M. Thomas Gassilloud, M. Fabien Gouttefarde, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, Mme Anissa Khedher, M. Bastien Lachaud, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Didier Le Gac, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, Mme Patricia Mirallès, Mme Bénédicte Pételle, Mme Natalia Pouzyreff, M. Joaquim Pueyo, M. Gwendal Rouillard, M. Thierry Solère, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Laurence Trastour-Isnart, M. Stéphane Trompille, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Patrice Verchère, M. Charles de la Verpillière
Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Xavier Batut, M. Olivier Becht, M. Sylvain Brial, M. Luc Carvounas, M. André Chassaigne, M. Olivier Faure, M. Richard Ferrand, M. Philippe Folliot, M. Laurent Furst, M. Claude de Ganay, Mme Séverine Gipson, M. Stanislas Guerini, M. Christian Jacob, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Gilles Le Gendre, M. Franck Marlin, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Josy Poueyto, Mme Sabine Thillaye