Intervention de Nicolas Roche

Réunion du mercredi 20 mars 2019 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Nicolas Roche, directeur des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères :

La question de l'emploi de l'arme nucléaire et de la dissuasion a malheureusement regagné en importance dans le débat stratégique mondial.

Pour la France, l'arme nucléaire ne peut se concevoir en dehors de la dissuasion. Autrement dit, il ne peut y avoir de dissuasion que nucléaire et il ne saurait y avoir d'arme nucléaire que de dissuasion. Cette équivalence stricte que nous posons entre dissuasion et arme nucléaire est l'une de nos spécificités stratégiques et historiques.

Deux questions se posent.

Est-il possible de faire de la dissuasion avec autre chose que l'arme nucléaire ? Dans notre situation stratégique spécifique, nous considérons comme faibles les chances pour que cela fonctionne.

Existe-t-il des armes nucléaires qui se situeraient en dehors du champ de la dissuasion nucléaire stricto sensu ? C'est une évolution de la doctrine nucléaire que nous voyons aujourd'hui se développer dans le monde de façon très inquiétante. Cette position de certains États possesseurs d'armes nucléaires a été mise en avant dans la revue stratégique de défense et de sécurité nationale présentée au président de la République et au Gouvernement à la fin de l'année 2017. Des notions comme l'« intimidation stratégique », l'« ambiguïté stratégique », l'« emploi tactique des armes nucléaires » que nous croyions appartenir à l'histoire, reviennent. Prenons l'évolution de la doctrine pakistanaise : la place des armes nucléaires tactiques a pris une grande importance dans l'ensemble de sa stratégie nucléaire. Et il y a des débats infinis pour savoir si ce que fait la Corée du Nord relève de la pure dissuasion ou peut être apparenté à une forme de coercition ou d'intimidation stratégique.

Nous considérons cette évolution comme inquiétante et nous faisons tout ce que nous pouvons pour rappeler qu'il y a entre l'arme nucléaire et les autres armes une différente de nature et non de degré : il s'agit non pas d'une arme plus puissante que les autres mais d'une arme spécifique, qui ne peut être prise pour une arme d'emploi.

Nous estimons que notre doctrine et notre arsenal donnent à la France des responsabilités en ce domaine. L'un des enjeux du débat diplomatique international est de rappeler dans toutes les enceintes diplomatiques et politiques internationales que s'il doit rester des armes nucléaires, elles ne peuvent être que de dissuasion dans la perspective de la mise en oeuvre de l'article VI du TNP.

Madame Dumas, vous m'avez interrogé sur les pays européens sur lesquels nous pouvions compter. Il est toujours difficile de dresser une liste. Ce qui me frappe le plus, c'est que les lignes de partage classiques qu'on a naturellement en tête – l'Est de l'Europe, le Sud de l'Europe, les vieux pays de l'Union européenne ou les nouveaux – ne sont pas opérantes pour penser les divisions ou les alliances possibles.

Aujourd'hui, les pays avec lesquels nous travaillons le plus sont les deux partenaires clefs que sont l'Allemagne et le Royaume-Uni, auxquels s'ajoutent divers pays européens. Le président de la République et le ministre nous ont donné pour instruction de diversifier nos partenariats en Europe avec des pays prêts à travailler avec nous à une voie moyenne et équilibrée, faite d'attachement au désarmement et au TNP, de volonté de tenir compte de l'environnement international et de garantir les conditions de leur sécurité nationale, avec une attention particulière à la maîtrise des armements. Et nous trouvons beaucoup de pays prêts à reprendre ce travail, techniquement complexe et de nature confidentielle puisqu'il est en grande partie fondé sur le renseignement et l'analyse stratégique et militaire. La question est toutefois de savoir si l'Europe est prête à avoir une voix européenne spécifique. C'est à cela que nous travaillons.

Quant à la stratégie de la Russie, Monsieur Pueyo, nous essayons de revenir à la base. Cela consiste, autant que faire se peut, à analyser ce que les Russes disent eux-mêmes de leur stratégie militaire et nucléaire. Les documents stratégiques russes officiels qui se sont succédé depuis 1999 sont une source d'information tout à fait pertinente.

En outre, nous regardons le comportement international de la Russie dans les crises que vous avez mentionnées : le Donbass, la Crimée, la mer Noire, l'ensemble de la Méditerranée orientale, de la Syrie et du Proche et Moyen-Orient.

Nous examinons également la mobilisation des forces nucléaires russes à la périphérie de l'Europe, notamment les exercices stratégiques de bombardiers et de sous-marins.

À partir de tous ces éléments, nous essayons de reconstruire une image de ce qu'est la stratégie militaire et nucléaire de la Russie. Nous l'avons résumée dans la revue stratégique autour des notions d'intimidation stratégique et d'ambiguïté stratégique. Aujourd'hui, l'un des éléments essentiels de la stratégie militaire et nucléaire de la Fédération de Russie consiste à jouer de l'ambiguïté stratégique en vue d'une forme d'intimidation et certainement d'un affaiblissement des acteurs européens, d'une division entre eux-mêmes et avec les Américains. C'est une source de difficultés de nature stratégique, qui ne sont pas à confondre avec celles de la guerre froide. Rien n'est plus faux que de dire que nous vivons un nouvel âge de cette guerre froide. Ce serait une configuration presque confortable, puisque nous avons su la gérer pendant soixante-dix ans et que nous connaissons les tactiques à adopter. Aujourd'hui, la situation est beaucoup plus volatile, beaucoup plus complexe, ambiguë et incertaine. Les problèmes qui nous sont posés sont de nature différente. Cela me conduit à la question de M. Thiériot. Nous ne savons rien sur le volume, le nombre et les zones de déploiement de ces missiles. Nous n'avons pas non plus de certitudes sur la nature des charges emportées. Nous avons un dialogue constant avec nos homologues russes qui nous amène à leur poser ce genre de questions, mais nous n'avons pas obtenu de réponses jusqu'à présent. Les effets stratégiques de cette incertitude constituent l'un des buts recherchés.

Quant à l'Asie, il s'agit d'une terre vierge en termes de maîtrise des armements, en particulier nucléaires, si l'on met de côté le TNP.

Deux évolutions sont en cours autour de la Chine.

D'abord, il y a une négociation avec la Corée du Nord qui a pour objet la dénucléarisation totale de ce pays.

Ensuite, il y a une négociation beaucoup plus technique avec la Chine, qui porte sur les questions de droit maritime en vue d'élaborer un code de conduite sur la circulation et la sécurité maritime. L'enjeu est central, y compris en termes de stabilité stratégique : il s'agit de la liberté de circulation et de navigation en mer de Chine du Sud, en particulier.

Votre question sur la dissuasion européenne, Monsieur Marilossian, est merveilleuse. En réalité, une seule personne peut y répondre en France : le président de la République.

Nous avons mené un travail historique sur les déclarations des autorités politiques françaises à propos du rôle que devait jouer une dissuasion nucléaire française indépendante pour la sécurité de l'Europe. Depuis le général de Gaulle, il y a toujours eu une dimension européenne à notre stratégie. La dernière expression d'un président de la République française remonte à février 2015 : François Hollande, dans son discours prononcé sur la base aérienne d'Istres, a consacré un paragraphe spécifique à la définition des intérêts vitaux, précisant qu'elle « ne saurait être limitée à la seule échelle nationale » et que le degré d'intégration européenne devait être pris en compte. Il a employé une formule interrogative – « Qui pourrait donc croire qu'une agression, qui mettrait en cause la survie de l'Europe, n'aurait aucune conséquence ? » – qui est une façon d'expliquer que notre dissuasion nucléaire a une dimension européenne.

Ensuite, il faut faire la différence entre une dissuasion nucléaire nationale et indépendante reposant sur la définition de nos intérêts vitaux et la proposition d'une dissuasion concertée, avancée en particulier en 1995, sorte de main tendue à nos partenaires européens pour savoir s'ils étaient prêts à discuter d'une stratégie nucléaire de dissuasion élargie, au sens strict du terme. Nous avons historiquement fait le choix d'une dissuasion nucléaire autonome qui ne nous fait dépendre de personne.

Le débat sur la dissuasion nucléaire en Europe est posé mais je n'ai aucune idée de ce que sera la réponse du président de la République.

J'en viens aux moyens que le Quai d'Orsay consacre aux enjeux nucléaires. Je vais être factuel. La direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement compte aujourd'hui 65 agents tout compris et doit couvrir toutes les questions relatives à l'Alliance atlantique, à la défense européenne, à nos coopérations militaires en Europe, à la cybersécurité, à la prolifération nucléaire, à la dissuasion nucléaire, à la défense anti-missiles, à la sécurité et à la défense spatiales, au contrôle des exportations d'armement, à la prolifération chimique et biologique, à la lutte contre la criminalité organisée, à la lutte contre le terrorisme et à la lutte contre le trafic de drogue. Pour traiter strictement les questions relatives au nucléaire qui constituent le coeur des affaires stratégiques, nous nous reposons sur trois équivalents temps pleins. C'est avec cet effectif que nous contribuons à la réflexion sur la dissuasion nucléaire française et sa doctrine, sur l'évolution de nos moyens, sur la place et le rôle de l'Alliance atlantique, sur la maîtrise des armements nucléaires et son avenir, sur le désarmement nucléaire, sur le TNP et sur la prolifération nucléaire. Je vous laisse conclure si c'est satisfaisant ou non.

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