En ce qui concerne la première question, qui portait sur le nombre de groupuscules d'extrême droite – vous les qualifiez ainsi, mais je parlerais plus généralement de groupuscules dont l'objet est de prôner la haine antisémite, xénophobe ou homophobe, sous toutes ses formes –, je n'ai pas de chiffres. Je sais simplement, comme vous le savez vous-même, qu'il y a eu cette année 74 % d'atteintes antisémites de plus que l'année dernière, ce qui est considérable. Nous savons, puisque les médias l'ont rapporté, que les atteintes sont extrêmement nombreuses, notamment en matière d'antisémitisme – contre Mme Simone Veil, M. Alain Finkielkraut ou d'autres –, sous forme de remarques haineuses et d'actes qui sont eux-mêmes tout à fait condamnables.
En l'état actuel du droit, le ministère de l'intérieur peut suggérer au Conseil des ministres la dissolution de groupuscules, qu'ils soient fondés en associations ou qu'il s'agisse de mouvements spontanés, sans structure juridique. Sont compris dans cette catégorie de groupes de combat et des milices privées qui peuvent être dissous, aux termes de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, ceux qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence. Il y a donc, déjà, un instrument juridique qui est celui du décret en Conseil des ministres pour provoquer une dissolution.
Il existe aussi, d'une manière extrêmement utile – mais je vous dirai en quoi, de mon point de vue, on peut améliorer encore les choses – des délits qui sont définis dans le code pénal, notamment par son article 431-6. La provocation à constituer un groupement armé – ce n'est pas le groupement déjà constitué qui est en cause, mais la provocation à le constituer – est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. Si cette provocation est suivie d'effets, c'est encore plus grave : sept ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende. L'organisation d'un groupe de combat – on peut imaginer que cela se rapporte à des scènes que nous avons vues récemment, avec des gens masqués qui ont des armes par destination, une arme n'étant pas nécessairement de poing, cela peut être un couteau, un tesson de bouteille ou n'importe quoi d'autre – est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. C'est ce que prévoit l'article 431-16 du code pénal. La reconstitution d'un groupe de combat, lorsque sa dissolution a été ordonnée, est un délit puni de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende.
Il s'agit à chaque fois, dans le code pénal, de groupes qui sont armés, de groupes de combat. Il y a une ambiguité en ce qui concerne l'association ou le groupement qui incite à la haine et qui n'est pas, dans le code pénal, assimilé aux groupes de combat. J'ai, à cet égard, une suggestion à faire : elle consiste à étendre l'article 431-17 du code à ces associations – puisque c'est vous qui faites la loi, ou qui la proposez, je me permets de faire cette proposition. Je rappelle que cet article du code pénal prévoit ce qui suit : « Le fait d'organiser le maintien ou la reconstitution, ouverte ou déguisée, d'un groupe de combat dissous en application de la loi du 10 janvier 1936 précitée est puni de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende ». On pourrait étendre cette disposition en prévoyant qu'elle s'applique aussi à une association ou à un groupement visé au 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, qui est relatif à la provocation à une discrimination, à la haine ou à la violence. Ce serait une manière de faire tomber sous le coup de la loi ceux qui réorganisent de tels groupes. La loi pénale s'interprète, en effet, de manière stricte et, en l'état actuel du droit, il est difficile de faire tomber sous le coup de cette pénalité les personnes qui essaieraient de reconstituer une association ayant pour but l'incitation à la haine ou la provocation à la violence raciste, antisémiste, xénophobe ou homophobe.
Vous m'avez aussi interrogé sur les combats que nous menons dans le cadre de la LICRA et sur nos rapports avec le ministère public pour tout ce qui concerne les délits prévus par la loi du 29 juillet 1881 et l'internet. Il existe deux problèmes différents que je vais évoquer.
D'abord, il faut savoir, pour ce qui concerne l'internet, qu'il est très difficile d'obtenir spontanément, de la part des fournisseurs d'accès ou d'hébergement, la suppression d'un message à caractère antisémite, agressif, haineux, etc. Quand le parquet intervient, on peut imaginer, en général, que les choses vont mieux se passer. Mais lorsque c'est un particulier qui fait l'objet d'une incrimination extrêmement violente, haineuse – on le traite de tout, mais je ne vais pas répéter des mots abominables – et qu'il essaie de faire supprimer un message sur des sites, il a beaucoup de mal.
La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique a prévu une architecture intéressante, qui est la suivante. Le fournisseur d'accès ou d'hébergement est présumé innocent. Si quelqu'un s'estime victime d'un délit porté par le fournisseur d'accès ou d'hébergement, qui héberge ou rend accessible un quelconque site, la personne victime du délit peut faire une sommation – une mise en demeure suffit – pour exiger le retrait de la phrase, du passage ou de la photo qui l'atteint. Il faut donner son identité, expliquer quel est le passage, la phrase ou la photo – peu importe – faisant offense, et faire sommation pour que ce contenu soit retiré. Si le fournisseur d'accès ou d'hébergement ne répond pas, on peut saisir le juge des référés du tribunal de grande instance, qui peut donner injonction au fournisseur d'accès ou d'hébergement de supprimer ce qui est attentatoire à la personne qui se dit victime. Si le fournisseur d'accès ou d'hébergement n'obéit pas à l'injonction du président du tribunal de grande instance, il commet alors un délit pénal.
C'est une architecture intéressante, je l'ai dit, puisque l'on va de la présomption d'innocence à la culpabilité lorsque, étant informé et ayant reçu l'ordre de supprimer un contenu, on n'a pas obéi. Mais cela présente une difficulté. Actuellement, lorsque vous allez devant le tribunal de grande instance et que vous avez assigné tel ou tel fournisseur d'accès ou d'hébergement – je ne donne pas de noms mais on sait tous comment ils s'appellent –, l'avocat d'en face vous dit que ce n'est pas la société française qui est concernée et qu'il fallait assigner en Irlande, en Islande ou ailleurs encore.
J'ai donc suggéré, et je crois que c'est un amendement qui sera repris dans la proposition de loi « Avia » – j'ai demandé à l'honorable parlementaire Naïma Moutchou si elle voulait bien le porter –, d'obliger les fournisseurs d'accès et d'hébergement à faire apparaître tout de suite après leur nom, quand on pianote pour accéder à eux, le nom de la personne morale ou physique qui est responsable dans chaque pays. Il ne serait pas très difficile – il y a 200 et quelques pays dans le monde – que figurent sur internet, à la suite du nom du fournisseur d'accès ou d'hébergement, ceux de 200 responsables. Si les autres pays ne le veulent pas, c'est leur problème, mais la France au moins doit l'exiger. A partir de ce moment-là, il n'y aura plus cette échapattoire à laquelle recourent les « GAFA » quand ils ne veulent pas obéir à l'ordre de suppression qui est donné. C'est une chose importante, je me permets de vous le dire.
Il y a un deuxième point qui concerne la loi du 29 juillet 1881, sur laquelle j'ai eu l'occasion de plaider beaucoup. Je rappelle qu'il existe un débat déjà ancien autour des articles concernant ce qui est utilisé par les groupuscules d'extrême droite et les autres antisémites, racistes, xénophobes – toute la série de ces pervers.
Il existe un certain nombre de dispositions que je vais me permettre de rappeler, car cela me paraît important pour la suite.
Il faut se souvenir, d'abord, que la loi du 29 juillet 1881 est une loi qui proclame la liberté d'expression et d'impression. Tous les autres articles de cette loi, après le 1er, qui établit cette liberté, définissent les exception à cette liberté ou ce que l'on ne peut pas tolérer en son nom.
Quelque chose me préoccupe depuis longtemps : autant il est légitime que, lorsque l'on assigne quelqu'un, un journal ou une chaîne de radio, parce qu'il y a une diffamation qui vous atteint – on a prétendu quelque chose qui n'a rien à voir avec le racisme ou l'antisémitisme –, toute une procédure prévoie que l'on peut discuter de la légitimité de la qualification de diffamation – il faut que ce soit une atteinte à une personne déterminée, à son honneur ou à sa considération, l'honneur étant de ne pas avoir commis de délit pénal. C'est un débat sur des faits précis, et il existe une possibilité de se défendre en rapportant la preuve, ce qui est impossible quand une diffamation a un caractère antisémite ou xénophobe : il n'y a pas de preuve à rapporter, c'est interdit. Il y a ensuite la bonne foi, qui est un autre axe de défense pour ce que l'on appelle les diffamations de droit commun. Lorsque l'on diffame quelqu'un parce qu'il est juif, noir, femme, homosexuel ou handicapé, il ne peut pas y avoir de bonne foi. La bonne foi comporte quatre éléments, notamment, aux termes de la loi et de la jurisprudence, la légitimité du but poursuivi. Or on ne voit pas en quoi il serait légitime d'injurier ou de diffamer quelqu'un en raison de ce qu'il est tel ou tel.
Ont été ajoutés à la loi de 1881, au fil des années, un certain nombre d'articles.
L'article 24, d'abord, réprime de cinq ans de prison et de 45 000 euros d'amende, dans la mesure où elles sont portées par un écrit ou une parole – il ne s'agit pas des actes eux-mêmes, qui sont l'objet d'autres articles du code pénal –, les provocations à l'atteinte volontaire à la vie ou à l'intégrité de la personne, aux agressions sexuelles, l'incitation à un vol, à une extorsion, à une destruction ou à une dégradation, et donc l'apologie de ces délits, l'atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation et l'apologie des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, de l'esclavage et de la collaboration avec l'ennemi.
Il y a aussi un article dont on se sert beaucoup quand on plaide au nom de la LICRA contre des haineux, et qui concerne l'incitation ou la provocation à la haine, à la violence ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à un groupe, une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, ou en raison de leur orientation ou de leur handicap. Tout cela est très clair.
Il y a ensuite l'article 24 bis, issu de la loi « Gayssot », qui porte sur le négationnisme, c'est-à-dire le fait de nier la réalité de faits qui se sont passés pendant la deuxième guerre mondiale et qui ont fait l'objet de condamnations par la juridiction de Nuremberg – nier ce qui a été condamné par une juridiction internationale est ainsi un délit.
Vous avez aussi deux autres articles qui définissent, l'un, la diffamation et, l'autre, l'injure, ainsi que leurs peines, avec un alinéa particulier pour ce qui est des diffamations ou des injures à caractère raciste, antisémite, etc.
Or, ces articles figurent dans la loi qui protège la liberté d'expression, liberté sacrée à laquelle nous sommes attachés et qui est fondamentale. Mais, en vertu d'une sorte d'imposture, les négationnistes et les diffamateurs professionnels en bénéficient. Je pense notamment, et là je vais le citer, à M. Soral, contre qui j'ai plaidé il y a peu de temps, en audience publique – je ne trahis donc aucun secret. Il était poursuivi légitimement parce qu'il avait dit des époux Klarsfeld : « Dommage, le travail n'a pas été achevé. » Il faut être assez monstrueux pour écrire ou dire des choses pareilles.
Ce genre de procès se passe dans une enceinte tout à fait estimable, où j'ai eu l'occasion de plaider des dizaines de fois depuis quarante ans, qui est la 17e chambre du tribunal correctionnel ou civil de Paris, la chambre de la presse. Il est naturel que cette chambre soit extrêmement vigilante sur la liberté d'expression. En même temps, la loi de 1881 fait bénéficier les délits que j'ai évoqués des précautions procédurales qui s'appliquent à la liberté d'expression. De mon point de vue, il y a là quelque chose de tout à fait confus. Ce qui est de l'ordre de la haine véhiculée par les mots, et qui ne peut justifier d'aucune preuve ou d'aucune bonne foi, n'est pas la liberté d'expression : ce sont des actes. Les mots ne confèrent pas l'immunité aux propos qui sont tenus.
Dans ce domaine, j'ai des conversations avec des amis que j'appelle, d'une manière un peu humoristique, les intégristes de la liberté d'expression : ils ne veulent pas entendre ce que je préconise, qui est de faire sortir de la loi de 1881, sans rien changer au texte, les délits que je viens d'évoquer. Il suffirait de créer un nouveau sous-titre dans le code pénal, là où figurent les atteintes volontaires à l'intégrité de la personne – il s'agit des articles 222-18 et suivants. Le nouveau sous-titre serait intitulé : « les atteintes à caractère raciste, xénophobe, homophobe, antisémite et négationniste », et l'on retirerait les articles 24 et 24 bis de la loi de 1881 pour en faire des articles 222-18-4 et suivants du code pénal. Je me suis permis de faire une lettre à Mme Moutchou – je connais bien cette honorable parlementaire – et je vous la remettrai, si vous le voulez, afin que vous puissiez voir, avec les numéros d'articles que je suggère, en quoi consisterait cette extraction de la loi de 1881.
Quel en serait l'intérêt ? Il serait, d'abord, de rappeler que nous ne sommes plus en face d'une liberté, et même pas d'un abus de cette liberté, mais d'actes de haine qui sont délictueux. Les mots ne confèrent pas l'immunité, je l'ai dit et je vais le prouver très simplement. Le harcèlement sexuel ou moral dans une entreprise se fait avec des mots. Le chantage, c'est avec des mots. L'escroquerie qui consiste à faire croire à quelqu'un qu'il va gagner beaucoup d'argent, ce sont des mots. Par conséquent, les mots ne confèrent pas, encore une fois, une sorte d'irresponsabilité ou d'immunité à la chose qui est dite. Il y a des mots qui sont en réalité aussi violents et ont des répercussions aussi graves que des actes de violence physique. Le code pénal, dans les articles qui répriment les violences faites aux personnes, met d'ailleurs sur le même plan les violences physiques et morales.
Je ne suis pas en train de prôner un changement du droit. Il s'agit simplement de remettre dans le droit commun les articles qui, pour le moment, bénéficient de cette espèce de prestige et de précaution que donne la volonté, légitime et essentielle, de protéger la liberté d'expression. Il faut ramener ces articles là où ils doivent être, c'est-à-dire dans le droit commun. Ils ne doivent pas échapper à la prescription commune, même si aujourd'hui, alors que la prescription des diffamations ou injures envers les personnes est de 3 mois, elle a été portée à 1 an pour ces atteintes particulières. Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas 6 ans, comme pour les autres délits de violence, ni pourquoi la récidive ne serait pas automatique. Si elle est en principe possible pour ce genre de délits, elle n'est jamais appliquée. J'ai eu l'occasion – Dieu ait son âme, s'il en a l'usage – de plaider contre M. Faurisson à de nombreuses reprises : il n'a jamais abandonné ses thèses absolument monstrueuses et il n'a jamais été condamné à plus que, symboliquement, un petit pincement d'oreille et une phrase équivalent à « petit polisson ! »
J'exagère mon propos, madame la présidente, car j'essaie de faire en sorte qu'il ne soit pas trop lourd à entendre mais il est profondément sérieux. Je ne vois pas pourquoi on n'appliquerait pas la loi telle qu'elle est – il ne s'agit pas de la changer. Même si les délits de diffamation et d'injure envers des particuliers ne tombent plus sous le coup d'une menace d'emprisonnement – c'est fini –, cela reste possible, en revanche, pour ces délits-là, mais ce n'est jamais appliqué. J'insiste d'autant plus sur ce point que nous ne savons pas – pour reprendre l'expression de Georges Bernanos dans Journal d'un curé de campagne – « quel mal peut sortir, à la longue, d'une mauvaise pensée », et plus encore d'une parole terrible. C'est une menace qui est présente aujourd'hui, en permanence, dans notre société. Il n'y a qu'à voir ce qui se déchaîne sur les réseaux sociaux.
Nous avons la possibilité d'apporter des réponses avec la modification que j'ai suggérée à l'égard des associations prônant la haine et la discrimination – il s'agit de les assimiler à des groupes de combat dans l'article du code pénal que j'ai cité –, et en replaçant dans le droit commun les délits particuliers d'incitation à la haine et à la violence raciste par les mots, les paroles et les écrits, qui bénéficient aujourd'hui de trop d'indulgence. L'idéal est d'arriver à réduire au silence, même si ce n'est pas par la mort...
Lorsque mon auguste confrère Georges Izard, de l'Académie française, qui est mort au moment où j'arrivais au Palais, a plaidé après la guerre pour Paul Claudel contre Charles Maurras, en rappelant les mots de ce dernier, qui avait dit : « Monsieur Schrameck » – il s'agit de l'ancêtre de celui que nous connaissons bien– « nous vous tuerons comme un chien ». Il a aussi rappelé des phrases terribles dans lesquelles Maurras demandait que l'on aille chercher sur la Côte d'Azur, à telle adresse, le père de Roger Stéphane, M. Worms, qui a fini à Auschwitz. Georges Izard a déclaré dans sa plaidoirie : « Ce ne sont pas des phrases écrites au hasard, car l'écrivain, devant la page blanche, savait à quoi il mènerait sa victime lorsqu'il l'aurait noircie. » Il avait conclu en disant – Maurras était mort au moment du procès que ses héritiers avaient poursuivi par piété : « Souhaitons que ses amis plus discrets nous permettent de lui consentir le silence qui est la forme suprême de la pitié pour les erreurs et les fautes des morts. » Ce silence, la justice a le moyen de l'imposer. Car quand un récidiviste multiple aura goûté pendant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois à des conditions certes humaines, mais dures, de privation de liberté, il sera peut-être incité à se taire.