Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Réunion du jeudi 21 mars 2019 à 11h35

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • LICRA
  • délit
  • groupuscules
  • haine
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La réunion

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La séance est ouverte à 11 heures 35.

Présidence de Mme Muriel Ressiguier, présidente.

La commission d'enquête entend en audition Maître Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris.

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Nous recevons, pour cette deuxième audition de la journée, maître Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris et ex-président du Conseil national des barreaux. (CNB)

Vous êtes également engagé, maître, dans le milieu associatif en tant qu'observateur judiciaire pour la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), depuis 1991, président de la fédération de Paris de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), de 2002 à 2008, membre de l'Association des juristes berbères et membre de l'Association des juristes juifs.

Nous allons revenir avec vous sur le regard que vous portez sur l'activité des groupuscules d'extrême droite, notamment compte tenu de vos précédentes fonctions dans le cadre de la LICRA. Nous discuterons également de l'arsenal juridique actuellement en place pour lutter contre ces groupuscules et du cheminement judiciaire – avec toutes les difficultés qui peuvent se présenter pour les différents acteurs concernés au sein des institutions. Enfin, nous parlerons des spécificités de la lutte contre les contenus haineux qui sont véhiculés sur internet par ces groupes.

Je rappelle que le périmètre de notre commission d'enquête, conformément aux dispositions de la proposition de résolution qui a conduit à sa création, est exclusivement délimité de la manière suivante : faire un état des lieux sur l'ampleur du caractère délictuel et criminel des pratiques des groupuscules d'extrême droite, ainsi qu'émettre des propositions, notamment relatives à la création d'outils visant à lutter plus efficacement contre les menaces à l'encontre de nos institutions et de leurs agents comme à l'encontre des citoyens et des citoyennes.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse, qu'elle fait l'objet d'une retransmission en direct sur le site de l'Assemblée nationale et qu'un enregistrement sera disponible pendant quelques mois. Je signale, par ailleurs, que la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera établi.

Conformément aux dispositions du troisième alinéa du II de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui prévoit qu'à l'exception des mineurs de seize ans, toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est entendue sous serment, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main et dire : « Je le jure ».

M. Christian Charrière-Bournazel prête serment.

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Afin de démarrer, je vais vous soumettre plusieurs questions liminaires auxquelles vous aurez la possibilité de répondre dans un court exposé d'une quinzaine de minutes si cela vous convient.

Je voudrais savoir, tout d'abord, si vous disposez d'une estimation du nombre de groupuscules d'extrême droite actifs en France et de leurs effectifs. A votre connaissance, ces chiffres ont-ils connu des variations importantes au cours des vingt dernières années ? Les universitaires auditionnés par la commission d'enquête ont évalué le nombre de ces groupuscules à environ 3 000. La LICRA et la FIDH retiennent-elles un ordre de grandeur similaire ?

Comment la LICRA conçoit-elle sa stratégie de prévention et de lutte contre les activités haineuses, voire violentes, de ces groupuscules ? Dans quels contentieux, devant les juges judiciaires et administratifs, la LICRA et la FIDH sont-elles intervenues et interviennent-elles actuellement contre ces groupuscules ? Quelles sont la nature et la motivation de ces recours ? Quelles sont aussi, dans la lutte contre ces groupuscules, la nature et la qualité des relations de la LICRA et de la FIDH avec les pouvoirs publics ? Enfin, quelles sont vos recommandations pour l'évolution de la politique de lutte contre les groupuscules d'extrême droite ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Merci, tout d'abord, pour l'honneur que vous me faites en m'accueillant ici.

Je voudrais qu'il n'y ait pas d'ambiguïté : je ne suis pas actuellement le représentant légal de la LICRA. Je n'en suis pas le président, même si j'y suis toujours très investi. Je m'exprime donc davantage en mon nom qu'en celui de l'institution elle-même.

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

En ce qui concerne la première question, qui portait sur le nombre de groupuscules d'extrême droite – vous les qualifiez ainsi, mais je parlerais plus généralement de groupuscules dont l'objet est de prôner la haine antisémite, xénophobe ou homophobe, sous toutes ses formes –, je n'ai pas de chiffres. Je sais simplement, comme vous le savez vous-même, qu'il y a eu cette année 74 % d'atteintes antisémites de plus que l'année dernière, ce qui est considérable. Nous savons, puisque les médias l'ont rapporté, que les atteintes sont extrêmement nombreuses, notamment en matière d'antisémitisme – contre Mme Simone Veil, M. Alain Finkielkraut ou d'autres –, sous forme de remarques haineuses et d'actes qui sont eux-mêmes tout à fait condamnables.

En l'état actuel du droit, le ministère de l'intérieur peut suggérer au Conseil des ministres la dissolution de groupuscules, qu'ils soient fondés en associations ou qu'il s'agisse de mouvements spontanés, sans structure juridique. Sont compris dans cette catégorie de groupes de combat et des milices privées qui peuvent être dissous, aux termes de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, ceux qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence. Il y a donc, déjà, un instrument juridique qui est celui du décret en Conseil des ministres pour provoquer une dissolution.

Il existe aussi, d'une manière extrêmement utile – mais je vous dirai en quoi, de mon point de vue, on peut améliorer encore les choses – des délits qui sont définis dans le code pénal, notamment par son article 431-6. La provocation à constituer un groupement armé – ce n'est pas le groupement déjà constitué qui est en cause, mais la provocation à le constituer – est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. Si cette provocation est suivie d'effets, c'est encore plus grave : sept ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende. L'organisation d'un groupe de combat – on peut imaginer que cela se rapporte à des scènes que nous avons vues récemment, avec des gens masqués qui ont des armes par destination, une arme n'étant pas nécessairement de poing, cela peut être un couteau, un tesson de bouteille ou n'importe quoi d'autre – est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. C'est ce que prévoit l'article 431-16 du code pénal. La reconstitution d'un groupe de combat, lorsque sa dissolution a été ordonnée, est un délit puni de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende.

Il s'agit à chaque fois, dans le code pénal, de groupes qui sont armés, de groupes de combat. Il y a une ambiguité en ce qui concerne l'association ou le groupement qui incite à la haine et qui n'est pas, dans le code pénal, assimilé aux groupes de combat. J'ai, à cet égard, une suggestion à faire : elle consiste à étendre l'article 431-17 du code à ces associations – puisque c'est vous qui faites la loi, ou qui la proposez, je me permets de faire cette proposition. Je rappelle que cet article du code pénal prévoit ce qui suit : « Le fait d'organiser le maintien ou la reconstitution, ouverte ou déguisée, d'un groupe de combat dissous en application de la loi du 10 janvier 1936 précitée est puni de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende ». On pourrait étendre cette disposition en prévoyant qu'elle s'applique aussi à une association ou à un groupement visé au 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, qui est relatif à la provocation à une discrimination, à la haine ou à la violence. Ce serait une manière de faire tomber sous le coup de la loi ceux qui réorganisent de tels groupes. La loi pénale s'interprète, en effet, de manière stricte et, en l'état actuel du droit, il est difficile de faire tomber sous le coup de cette pénalité les personnes qui essaieraient de reconstituer une association ayant pour but l'incitation à la haine ou la provocation à la violence raciste, antisémiste, xénophobe ou homophobe.

Vous m'avez aussi interrogé sur les combats que nous menons dans le cadre de la LICRA et sur nos rapports avec le ministère public pour tout ce qui concerne les délits prévus par la loi du 29 juillet 1881 et l'internet. Il existe deux problèmes différents que je vais évoquer.

D'abord, il faut savoir, pour ce qui concerne l'internet, qu'il est très difficile d'obtenir spontanément, de la part des fournisseurs d'accès ou d'hébergement, la suppression d'un message à caractère antisémite, agressif, haineux, etc. Quand le parquet intervient, on peut imaginer, en général, que les choses vont mieux se passer. Mais lorsque c'est un particulier qui fait l'objet d'une incrimination extrêmement violente, haineuse – on le traite de tout, mais je ne vais pas répéter des mots abominables – et qu'il essaie de faire supprimer un message sur des sites, il a beaucoup de mal.

La loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique a prévu une architecture intéressante, qui est la suivante. Le fournisseur d'accès ou d'hébergement est présumé innocent. Si quelqu'un s'estime victime d'un délit porté par le fournisseur d'accès ou d'hébergement, qui héberge ou rend accessible un quelconque site, la personne victime du délit peut faire une sommation – une mise en demeure suffit – pour exiger le retrait de la phrase, du passage ou de la photo qui l'atteint. Il faut donner son identité, expliquer quel est le passage, la phrase ou la photo – peu importe – faisant offense, et faire sommation pour que ce contenu soit retiré. Si le fournisseur d'accès ou d'hébergement ne répond pas, on peut saisir le juge des référés du tribunal de grande instance, qui peut donner injonction au fournisseur d'accès ou d'hébergement de supprimer ce qui est attentatoire à la personne qui se dit victime. Si le fournisseur d'accès ou d'hébergement n'obéit pas à l'injonction du président du tribunal de grande instance, il commet alors un délit pénal.

C'est une architecture intéressante, je l'ai dit, puisque l'on va de la présomption d'innocence à la culpabilité lorsque, étant informé et ayant reçu l'ordre de supprimer un contenu, on n'a pas obéi. Mais cela présente une difficulté. Actuellement, lorsque vous allez devant le tribunal de grande instance et que vous avez assigné tel ou tel fournisseur d'accès ou d'hébergement – je ne donne pas de noms mais on sait tous comment ils s'appellent –, l'avocat d'en face vous dit que ce n'est pas la société française qui est concernée et qu'il fallait assigner en Irlande, en Islande ou ailleurs encore.

J'ai donc suggéré, et je crois que c'est un amendement qui sera repris dans la proposition de loi « Avia » – j'ai demandé à l'honorable parlementaire Naïma Moutchou si elle voulait bien le porter –, d'obliger les fournisseurs d'accès et d'hébergement à faire apparaître tout de suite après leur nom, quand on pianote pour accéder à eux, le nom de la personne morale ou physique qui est responsable dans chaque pays. Il ne serait pas très difficile – il y a 200 et quelques pays dans le monde – que figurent sur internet, à la suite du nom du fournisseur d'accès ou d'hébergement, ceux de 200 responsables. Si les autres pays ne le veulent pas, c'est leur problème, mais la France au moins doit l'exiger. A partir de ce moment-là, il n'y aura plus cette échapattoire à laquelle recourent les « GAFA » quand ils ne veulent pas obéir à l'ordre de suppression qui est donné. C'est une chose importante, je me permets de vous le dire.

Il y a un deuxième point qui concerne la loi du 29 juillet 1881, sur laquelle j'ai eu l'occasion de plaider beaucoup. Je rappelle qu'il existe un débat déjà ancien autour des articles concernant ce qui est utilisé par les groupuscules d'extrême droite et les autres antisémites, racistes, xénophobes – toute la série de ces pervers.

Il existe un certain nombre de dispositions que je vais me permettre de rappeler, car cela me paraît important pour la suite.

Il faut se souvenir, d'abord, que la loi du 29 juillet 1881 est une loi qui proclame la liberté d'expression et d'impression. Tous les autres articles de cette loi, après le 1er, qui établit cette liberté, définissent les exception à cette liberté ou ce que l'on ne peut pas tolérer en son nom.

Quelque chose me préoccupe depuis longtemps : autant il est légitime que, lorsque l'on assigne quelqu'un, un journal ou une chaîne de radio, parce qu'il y a une diffamation qui vous atteint – on a prétendu quelque chose qui n'a rien à voir avec le racisme ou l'antisémitisme –, toute une procédure prévoie que l'on peut discuter de la légitimité de la qualification de diffamation – il faut que ce soit une atteinte à une personne déterminée, à son honneur ou à sa considération, l'honneur étant de ne pas avoir commis de délit pénal. C'est un débat sur des faits précis, et il existe une possibilité de se défendre en rapportant la preuve, ce qui est impossible quand une diffamation a un caractère antisémite ou xénophobe : il n'y a pas de preuve à rapporter, c'est interdit. Il y a ensuite la bonne foi, qui est un autre axe de défense pour ce que l'on appelle les diffamations de droit commun. Lorsque l'on diffame quelqu'un parce qu'il est juif, noir, femme, homosexuel ou handicapé, il ne peut pas y avoir de bonne foi. La bonne foi comporte quatre éléments, notamment, aux termes de la loi et de la jurisprudence, la légitimité du but poursuivi. Or on ne voit pas en quoi il serait légitime d'injurier ou de diffamer quelqu'un en raison de ce qu'il est tel ou tel.

Ont été ajoutés à la loi de 1881, au fil des années, un certain nombre d'articles.

L'article 24, d'abord, réprime de cinq ans de prison et de 45 000 euros d'amende, dans la mesure où elles sont portées par un écrit ou une parole – il ne s'agit pas des actes eux-mêmes, qui sont l'objet d'autres articles du code pénal –, les provocations à l'atteinte volontaire à la vie ou à l'intégrité de la personne, aux agressions sexuelles, l'incitation à un vol, à une extorsion, à une destruction ou à une dégradation, et donc l'apologie de ces délits, l'atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation et l'apologie des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, de l'esclavage et de la collaboration avec l'ennemi.

Il y a aussi un article dont on se sert beaucoup quand on plaide au nom de la LICRA contre des haineux, et qui concerne l'incitation ou la provocation à la haine, à la violence ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à un groupe, une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, ou en raison de leur orientation ou de leur handicap. Tout cela est très clair.

Il y a ensuite l'article 24 bis, issu de la loi « Gayssot », qui porte sur le négationnisme, c'est-à-dire le fait de nier la réalité de faits qui se sont passés pendant la deuxième guerre mondiale et qui ont fait l'objet de condamnations par la juridiction de Nuremberg – nier ce qui a été condamné par une juridiction internationale est ainsi un délit.

Vous avez aussi deux autres articles qui définissent, l'un, la diffamation et, l'autre, l'injure, ainsi que leurs peines, avec un alinéa particulier pour ce qui est des diffamations ou des injures à caractère raciste, antisémite, etc.

Or, ces articles figurent dans la loi qui protège la liberté d'expression, liberté sacrée à laquelle nous sommes attachés et qui est fondamentale. Mais, en vertu d'une sorte d'imposture, les négationnistes et les diffamateurs professionnels en bénéficient. Je pense notamment, et là je vais le citer, à M. Soral, contre qui j'ai plaidé il y a peu de temps, en audience publique – je ne trahis donc aucun secret. Il était poursuivi légitimement parce qu'il avait dit des époux Klarsfeld : « Dommage, le travail n'a pas été achevé. » Il faut être assez monstrueux pour écrire ou dire des choses pareilles.

Ce genre de procès se passe dans une enceinte tout à fait estimable, où j'ai eu l'occasion de plaider des dizaines de fois depuis quarante ans, qui est la 17e chambre du tribunal correctionnel ou civil de Paris, la chambre de la presse. Il est naturel que cette chambre soit extrêmement vigilante sur la liberté d'expression. En même temps, la loi de 1881 fait bénéficier les délits que j'ai évoqués des précautions procédurales qui s'appliquent à la liberté d'expression. De mon point de vue, il y a là quelque chose de tout à fait confus. Ce qui est de l'ordre de la haine véhiculée par les mots, et qui ne peut justifier d'aucune preuve ou d'aucune bonne foi, n'est pas la liberté d'expression : ce sont des actes. Les mots ne confèrent pas l'immunité aux propos qui sont tenus.

Dans ce domaine, j'ai des conversations avec des amis que j'appelle, d'une manière un peu humoristique, les intégristes de la liberté d'expression : ils ne veulent pas entendre ce que je préconise, qui est de faire sortir de la loi de 1881, sans rien changer au texte, les délits que je viens d'évoquer. Il suffirait de créer un nouveau sous-titre dans le code pénal, là où figurent les atteintes volontaires à l'intégrité de la personne – il s'agit des articles 222-18 et suivants. Le nouveau sous-titre serait intitulé : « les atteintes à caractère raciste, xénophobe, homophobe, antisémite et négationniste », et l'on retirerait les articles 24 et 24 bis de la loi de 1881 pour en faire des articles 222-18-4 et suivants du code pénal. Je me suis permis de faire une lettre à Mme Moutchou – je connais bien cette honorable parlementaire – et je vous la remettrai, si vous le voulez, afin que vous puissiez voir, avec les numéros d'articles que je suggère, en quoi consisterait cette extraction de la loi de 1881.

Quel en serait l'intérêt ? Il serait, d'abord, de rappeler que nous ne sommes plus en face d'une liberté, et même pas d'un abus de cette liberté, mais d'actes de haine qui sont délictueux. Les mots ne confèrent pas l'immunité, je l'ai dit et je vais le prouver très simplement. Le harcèlement sexuel ou moral dans une entreprise se fait avec des mots. Le chantage, c'est avec des mots. L'escroquerie qui consiste à faire croire à quelqu'un qu'il va gagner beaucoup d'argent, ce sont des mots. Par conséquent, les mots ne confèrent pas, encore une fois, une sorte d'irresponsabilité ou d'immunité à la chose qui est dite. Il y a des mots qui sont en réalité aussi violents et ont des répercussions aussi graves que des actes de violence physique. Le code pénal, dans les articles qui répriment les violences faites aux personnes, met d'ailleurs sur le même plan les violences physiques et morales.

Je ne suis pas en train de prôner un changement du droit. Il s'agit simplement de remettre dans le droit commun les articles qui, pour le moment, bénéficient de cette espèce de prestige et de précaution que donne la volonté, légitime et essentielle, de protéger la liberté d'expression. Il faut ramener ces articles là où ils doivent être, c'est-à-dire dans le droit commun. Ils ne doivent pas échapper à la prescription commune, même si aujourd'hui, alors que la prescription des diffamations ou injures envers les personnes est de 3 mois, elle a été portée à 1 an pour ces atteintes particulières. Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas 6 ans, comme pour les autres délits de violence, ni pourquoi la récidive ne serait pas automatique. Si elle est en principe possible pour ce genre de délits, elle n'est jamais appliquée. J'ai eu l'occasion – Dieu ait son âme, s'il en a l'usage – de plaider contre M. Faurisson à de nombreuses reprises : il n'a jamais abandonné ses thèses absolument monstrueuses et il n'a jamais été condamné à plus que, symboliquement, un petit pincement d'oreille et une phrase équivalent à « petit polisson ! »

J'exagère mon propos, madame la présidente, car j'essaie de faire en sorte qu'il ne soit pas trop lourd à entendre mais il est profondément sérieux. Je ne vois pas pourquoi on n'appliquerait pas la loi telle qu'elle est – il ne s'agit pas de la changer. Même si les délits de diffamation et d'injure envers des particuliers ne tombent plus sous le coup d'une menace d'emprisonnement – c'est fini –, cela reste possible, en revanche, pour ces délits-là, mais ce n'est jamais appliqué. J'insiste d'autant plus sur ce point que nous ne savons pas – pour reprendre l'expression de Georges Bernanos dans Journal d'un curé de campagne – « quel mal peut sortir, à la longue, d'une mauvaise pensée », et plus encore d'une parole terrible. C'est une menace qui est présente aujourd'hui, en permanence, dans notre société. Il n'y a qu'à voir ce qui se déchaîne sur les réseaux sociaux.

Nous avons la possibilité d'apporter des réponses avec la modification que j'ai suggérée à l'égard des associations prônant la haine et la discrimination – il s'agit de les assimiler à des groupes de combat dans l'article du code pénal que j'ai cité –, et en replaçant dans le droit commun les délits particuliers d'incitation à la haine et à la violence raciste par les mots, les paroles et les écrits, qui bénéficient aujourd'hui de trop d'indulgence. L'idéal est d'arriver à réduire au silence, même si ce n'est pas par la mort...

Lorsque mon auguste confrère Georges Izard, de l'Académie française, qui est mort au moment où j'arrivais au Palais, a plaidé après la guerre pour Paul Claudel contre Charles Maurras, en rappelant les mots de ce dernier, qui avait dit : « Monsieur Schrameck » – il s'agit de l'ancêtre de celui que nous connaissons bien– « nous vous tuerons comme un chien ». Il a aussi rappelé des phrases terribles dans lesquelles Maurras demandait que l'on aille chercher sur la Côte d'Azur, à telle adresse, le père de Roger Stéphane, M. Worms, qui a fini à Auschwitz. Georges Izard a déclaré dans sa plaidoirie : « Ce ne sont pas des phrases écrites au hasard, car l'écrivain, devant la page blanche, savait à quoi il mènerait sa victime lorsqu'il l'aurait noircie. » Il avait conclu en disant – Maurras était mort au moment du procès que ses héritiers avaient poursuivi par piété : « Souhaitons que ses amis plus discrets nous permettent de lui consentir le silence qui est la forme suprême de la pitié pour les erreurs et les fautes des morts. » Ce silence, la justice a le moyen de l'imposer. Car quand un récidiviste multiple aura goûté pendant quelques jours, quelques semaines ou quelques mois à des conditions certes humaines, mais dures, de privation de liberté, il sera peut-être incité à se taire.

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Merci pour cette intervention et bravo pour votre éloquence.

Nous commençons à avoir beaucoup de témoignages de personnes qui ont rencontré des difficultés à porter plainte alors qu'elles avaient été victimes de menaces, notamment par le biais de petits mots glissés dans leur boîte aux lettres. L'une d'elles a reçu un mot disant : « On sait où tu habites. Tu as une femme et deux enfants. » Le message était accompagné de propos nazis que je ne vais pas reprendre ici pour ne pas leur faire de publicité. La personne a voulu aller porter plainte à la gendarmerie de son village, près de Montpellier où je réside. On a refusé de prendre sa plainte et elle a dû aller déposer une main courante dans un autre village. C'est un cas parmi bien d'autres. En votre qualité d'avocat ou en raison de vos autres fonctions, avez-vous connaissance de situations de ce type ? À votre avis, comment pourrions-nous améliorer le traitement de ce genre de plaintes ? Ne faudrait-il pas sensibiliser aussi les forces de police ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Madame la présidente, la question que vous soulevez est tout à fait importante. La réaction dépend des personnes auxquelles s'adressent les victimes. Ce que vous décrivez ne tient pas à de la malveillance de la part du gendarme ou du policier, je ne peux pas le croire, cela relève plutôt d'un défaut de culture dans ce domaine. En tant que législateurs, vous devez rappeler la chose suivante : quand il s'agit d'affaires qui concernent l'intérêt public et non pas des dossiers individuels, des ordres très précis doivent être donnés à tous les procureurs généraux et procureurs de la République afin qu'eux-mêmes donnent des instructions très précises aux officiers de police qui reçoivent les plaignants.

Je ne voudrais pas faire des comparaisons déplacées mais souvenez-vous à quel point il a été longtemps difficile pour les dames victimes d'atteintes sexuelles de se déplacer pour être entendues par un policier. C'est la même chose. Il ne s'agit pas de malveillance ou de méchanceté. Si les gens ne sont pas formés, ils ne peuvent pas réagir convenablement. Il faut donc former les forces de police et de gendarmerie en indiquant que ce sont des actes extrêmement graves.

Il faut aussi faire savoir au public que les personnes victimes peuvent s'adresser à des associations : la DILCRAH, association d'Etat, la LICRA, le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), SOS Racisme et autres. Les associations sont nombreuses et elles oeuvrent dans un esprit totalement bénévole. J'ai plaidé des dizaines de fois pour la LICRA et de manière totalement bénévole. C'est évident. Ces associations sont prêtes à prendre la défense de ces personnes, soit en les défendant individuellement, soit en usant du droit que leur donne la loi pour agir en leur nom quand elles ont plus de cinq ans d'existence et que leur objet est précisément de se battre contre toute forme de racisme et d'antisémitisme.

Par un éditeur de mes relations amicales, je suis en train de faire rééditer un ouvrage remarquable d'André Frossard, Le Crime contre l'humanité. Publié par Robert Laffont, cet ouvrage n'avait pas été réédité. Pardonnez-moi de raconter ma vie mais c'est un ouvrage essentiel. André Frossard était venu témoigner au procès Barbie pour la mémoire du professeur André Gompel. J'étais l'avocat de Nicole Gompel, la fille du professeur, qui était partie civile. Le professeur Gompel avait été torturé par Barbie, à la fois comme juif et comme résistant. Il avait été supplicié à la baignoire, ranimé à l'eau bouillante parce qu'il était dans le coma. Il avait soixante-deux ans et il était mort entre les bras de Frossard dans « la baraque aux Juifs » de Montluc. André Frossard avait fait un témoignage admirable au procès Barbie. Il avait continué sa méditation en rédigeant ce livre, Le Crime contre l'humanité, où il pose la question de ce que l'on reprochait aux Juifs. Il écrit : « Ils sont criminels d'être nés. » Cette phrase est d'une force extraordinaire.

On ne peut pas laisser qui que ce soit dire des choses horribles de l'autre parce qu'il est différent et qu'il est criminel d'être né. Avec cet éditeur remarquable, je fais rééditer ce livre en nombre suffisant pour le distribuer dans les écoles, dans les lycées, pour que, au moins, les professeurs puissent commencer à en parler. La fraternité républicaine n'est pas seulement une expression, elle a besoin d'être soutenue par des actes, d'être alimentée par la mémoire d'un passé effrayant et l'hommage rendu à ceux qui se battent pour le meilleur. Ce sont de ces choses qu'il faut accomplir. Mais je n'ai pas de recettes pour faire en sorte que les gendarmes et les policiers accueillent bien, dès demain matin, tous ceux qui viendront se plaindre.

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

On le constate, hélas, de temps en temps.

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Absolument.

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Merci, maître Charrière-Bournazel, pour l'ensemble des propos que vous avez tenus jusqu'à maintenant. Ils sont d'une telle clarté que je n'ai plus beaucoup de questions à vous poser.

Je voudrais néanmoins revenir sur la proposition de loi de notre collègue Laetitia Avia. La violence est désormais numérisée et elle se propage très vite. Ce matin, nous avons auditionné des responsables de Facebook, Google et Twitter. Ces auditions nous ont permis de constater qu'il y a encore des manques à l'égard des géants du numérique, ceux que l'on appelle les « GAFA » en référence à Google, Apple, Facebook et Amazon. Pensez-vous que cette proposition de loi permettra d'ajuster le droit aux enjeux de la haine ? Cet outil sera-t-il suffisant ? Faut-il aller plus loin ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Je vais parler d'une manière un peu générale, en m'écartant du texte. Une chose me trouble. Les GAFA sont des organes puissants. Je ne doute pas que leurs dirigeants soient des gens humanistes qui veulent le bien, mais l'on ne peut pas être juge et partie. Je ne suis donc pas sûr qu'il soit heureux que les médiateurs envisagés par cette proposition de loi émanent de ces organisations énormes, puissantes. Ces médiateurs ne seront certainement mus que par le bien mais tout de même… Je crois beaucoup à l'indépendance de ceux qui ont pour mission de juger, de concilier ou d'assurer une médiation. C'est la première remarque que je voulais faire sur ce texte, qui montre que je ne suis pas emballé.

Ces GAFA sont-ils d'accord pour avoir ici, comme je l'ai suggéré, un responsable physique, une personne morale responsable, de façon à ne pas s'évader vers je ne sais quel autre pays que celui dans lequel est subi le préjudice qu'ils ont porté, puisque c'est par eux que passent les signes infamants ? Acceptent-ils d'être beaucoup plus vite atteints par les réclamations afin de pouvoir supprimer le plus rapidement possible le contenu litigieux ou de déférer avec le plus de diligence possible à la demande de venir devant le juge des référés ? C'est très compliqué. Même revêtue d'humanisme et de beaux sentiments, la puissance reste la puissance. Et on ne peut être à la fois juge et partie.

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Merci beaucoup pour votre exposé. Le 1er octobre 2017, une nouvelle loi est entrée en vigueur en Allemagne : la loi sur l'amélioration de l'application du droit sur les réseaux – Netzwerkdurchsuchungsgesetz, dite NetzDG. Ce texte a permis de renforcer la responsabilité des plateformes en exigeant la mise en place de procédures de traitement des signalements efficaces et transparentes ainsi que le retrait des contenus illégaux sous vingt-quatre heures. Qu'en pensez-vous ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Je ne connais pas cette loi en détail. Je sais qu'elle existe et ce à quoi elle veut tendre. Je sais aussi que la proposition de loi française s'en inspire, ce qui est une bonne idée. Ma seule réserve concerne l'indépendance et l'objectivité du médiateur qui vient des GAFA. Pour le reste, je suis tout à fait conscient de l'importance de légiférer en la matière.

Avant 2004 et l'adoption de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, mon confrère Marc Lévy et moi-même avions poursuivi Yahoo au nom de la LICRA, car un site internet vendait des croix gammées et des insignes nazis sans aucun complexe. Comme nous n'avions pas réussi à obtenir que Yahoo supprime ce site spontanément, nous avions fait un procès. Dans cette affaire qui remonte à près de vingt ans, les responsables de Yahoo prétendaient qu'ils ne pouvaient pas contrôler ce qu'il y avait sur les sites. Le président du tribunal, qui était un sage, avait ordonné une expertise. L'expert avait constaté que les fournisseurs d'accès et d'hébergement pouvaient parfaitement, quand on les prévient, faire ce qu'il faut pour supprimer un site. Au vu de l'expertise, le juge avait ordonné la suppression.

Comme c'était une société américaine, il ne s'était rien passé. Nous avions essayé d'obtenir l'exequatur de la décision française aux États-Unis. Yahoo a alors fait un procès à la LICRA aux États-Unis, estimant que nous lui portions un préjudice en essayant de faire exécuter une décision française qui ordonnait la suppression de la vente d'objets nazis sur internet. À l'instigation de l'un de ses juges, la huitième section de la cour de Californie a jugé qu'il n'y avait pas de raison que la LICRA verse des dommages et intérêts, puisque l'exécution de la décision de justice n'avait pas eu lieu et qu'il n'y avait donc pas eu de préjudice. C'était assez contraire à la jurisprudence américaine qui est très favorable aux médias.

Lors d'un colloque que j'animais à la chambre franco-britannique avec des confrères, j'ai raconté cette histoire. Dans la salle, un homme s'est levé et il a dit : « Je suis le juge dissident de la huitième section de la cour de Californie. » Ce juge américain avait passé une partie de sa jeunesse à Marseille où il était né, et il parlait le français avec un accent marseillais mâtiné d'américain. C'est grâce à lui et à son ouverture d'esprit que nous n'avions pas été condamnés. Je le découvrais, par le plus grand hasard, des années plus tard.

Cette petite anecdote montre qu'il faut faire attention. Nous sommes dans la mouvance des États-Unis pour le meilleur et pour le pire. Quand je parle de ces questions, j'ai l'impression d'être le grand inquisiteur qui essaie d'annihiler la liberté d'expression. Cela n'a rien à voir. Je ne vais pas me répéter, mais il faut absolument que nos esprits français – et en même temps universels – réalisent que des délits sont commis par des mots qui ne sont pas seulement les atteintes racistes et antisémites : chantage, harcèlement, menaces et autres. Nous sommes dans le même registre.

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Il est toujours bon de préciser que c'est un délit et non pas une opinion, à partir du moment où on l'exprime. Cela se diffuse tellement dans la société que c'est bien de faire de telles piqûres de rappel. Je vous en remercie.

D'après vous, le droit permet-il d'appréhender de manière suffisante les actions qui visent à s'approprier les missions régaliennes de l'État ? Je pense à l'action menée au col de l'Échelle par Génération identitaire, qui était coordonnée au niveau européen et qui impliquait deux hélicoptères. J'ai eu l'impression que cette opération n'avait pas provoqué de réponse forte. Est-ce parce que l'on manque actuellement de moyens pour le faire ? Qu'en pensez-vous ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Il n'est pas question de remettre en cause les missions régaliennes de l'État. Le code pénal réprime les actions destinées à affaiblir ou à discréditer l'État. Cela étant dit, je pense que l'État doit entretenir des contacts fréquents et utiles avec ceux qui sont mus par un désir légitime d'améliorer la situation des réfugiés, des handicapés qui ne sont pas assez aidés, etc. Tous ces corps intermédiaires, qui sont des associations bénévoles, sont utiles. En revanche, tous ceux qui veulent usurper les forces de l'État, dans une sorte de concurrence, se trompent. Que dire pour que les gens deviennent raisonnables ?

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Il faut peut-être commencer par appliquer la loi ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Ah oui, il faut la faire appliquer.

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Dans quelle mesure les délais de prescription font-ils obstacle à la lutte contre les discours de haine ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Les délais de prescription sont prévus par la loi du 29 juillet 1881. Pour les diffamations et injures à caractère privé ou concernant des personnes politiques ou autres, le délai est de trois mois secs. Pour les injures et diffamations à caractère raciste ou antisémites, ce délai est d'un an. C'est très court. La prescription a été allongée à six ans en matière de délits, ce qui est plus raisonnable. Car vous n'êtes pas toujours informés tout de suite de ce qui est enfoui dans un ordinateur ou sur un site et qui ressortira parfois longtemps après. Dans ce domaine, la prescription court à partir du moment où la chose est mise en ligne. Un an, ce n'est pas possible.

Merci de me permettre par votre question de revenir sur un point que j'avais omis dans ma présentation. Dans le cadre de mon projet de remettre ces délits dans le code, en droit commun, il faut aussi considérer que la prescription ne court qu'à partir du moment où la chose a été enlevée. La prescription s'alignerait sur celle du recel : tant que la chose recelée est entre les mains du receleur, la prescription ne court pas. Tant que le fournisseur d'accès ou d'hébergement ou le site contient la chose immonde, la prescription ne courrait pas. Elle ne commencerait à courir que le jour où la chose aurait été supprimée. Dans ces conditions, nous aurions de vrais remèdes.

Il m'est arrivé de vouloir poursuivre un fournisseur d'accès et d'hébergement pour une diffamation qui n'avait été découverte par ma cliente que plus de trois mois après les faits. C'était fini. Il n'y avait plus de délit. En matière de diffamation ordinaire, il n'y a pas d'action publique indépendante de l'action civile. Dès que le délai de prescription de trois mois est dépassé, c'est fini. Il n'y a plus de délit. On ne peut plus rien faire ni au civil ni au pénal. En matière d'injure ou de diffamation antisémite, on ne peut plus rien faire une fois dépassé le délai d'un an.

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Les groupuscules d'extrême droite utilisent beaucoup les plateformes de financement participatif. C'est ainsi que Génération identitaire a loué un bateau anti-migrants, grâce notamment à des financements américains. Je pense aussi à l'utilisation de Tipeee par certains extrémistes pour financer, par exemple, des frais de justice. Le droit vous semble-t-il devoir évoluer pour mieux encadrer l'utilisation de ces cagnottes ? Pensez-vous que le droit existant est suffisant mais pas assez appliqué ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Madame la présidente, il y a plusieurs questions dans votre question. Toute somme d'argent, qu'elle vienne de France ou d'ailleurs, qui est utilisée pour financer une action qualifiée de délit, équivaut à une complicité par fourniture de moyens. Les poursuites sont possibles. Si une banque – ou un magnat de je ne sais quelle entreprise – finance une opération interdite par la loi, elle est complice.

De manière non corporatiste, j'en viens à la cagnotte destinée à payer les frais de justice de quelqu'un. Il est interdit par la loi de recourir à l'épargne pour payer une amende qui a un caractère personnel. Mais il n'est pas interdit de se faire prêter de l'argent par un ami ou un membre de sa famille. En revanche, toute personne a le droit d'être défendue. Si elle n'a pas les moyens de payer les honoraires, fussent-ils modestes, de l'avocat qui va s'occuper d'elle, est-il monstrueux de constituer une cagnotte qui ne sera destinée qu'à cela ? En étant non pas corporatiste mais sensible à la défense, je pense que ce n'est pas du même ressort que la complicité d'un délit par fourniture de moyens. La défense n'est pas un délit.

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Qu'en est-il de la responsabilité de la plateforme ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Même chose : s'il s'agit d'aider à l'accomplissement d'un délit, elle est complice par fourniture de moyens.

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L'année dernière, j'ai été rapporteure de la mission d'information sur la refonte du service national universel (SNU). Expérimenté à partir de juin prochain, ce futur service national vise à former le citoyen et à renforcer la cohésion nationale qui est actuellement mise à mal par l'augmentation des actes racistes, antisémites et par les discours de haine. Que pensez-vous de ce service national universel ? Selon vous, quelles pourraient être les outils ou les modules que ce service national universel pourrait mettre en place pour les jeunes afin de prévenir les actes racistes, les actes antisémites, les discours haineux et de recréer cette cohésion nationale dont nous avons tant besoin ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

C'est une question très importante. À mon avis, la suppression du service national a été une catastrophe. On était dans ce lieu pour servir. Sans aucune distinction de milieu social, d'origine ethnique ou de couleur de peau, on y était des citoyens français, alignés de la même manière sur le même service.

Je le dis d'autant plus que je n'ai pas fait de service national armé : j'ai fait mon service dans la coopération. Comme j'avais fait des études de lettres et de droit, et que j'avais enseigné trois ans en France, je suis allé enseigner deux ans au Maroc. Ce fut pour moi une expérience absolument formidable, une source d'ouverture d'esprit énorme. J'ai gardé des liens avec d'anciens élèves, à peine plus jeunes que moi. Ils sont restés des amis. Compatriotes méditerranéens, nous avons le sentiment d'avoir les mêmes repères moraux et intellectuels. C'est essentiel. Souvent, leurs enfants sont venus en France et sont des Français.

Dans leur enfance, tous les jeunes n'ont pas eu la chance d'avoir des parents scolarisés assez longtemps et ils sont perdus. S'il est assez long, le service national universel peut jouer un rôle fondamental dans la cohésion sociale. Mais il ne faut pas qu'il dure quinze jours, trois semaines ou un mois. Même six mois, c'est trop court. C'est là que l'on se rencontre, que l'on se connaît. Des jeunes, qui ne se connaissaient pas, apprennent à se voir. C'est essentiel. C'est comme le lycée étranger des environs de Lille où j'avais envoyé deux de mes fils en pension. Je leur avais dit d'inviter à la maison, pendant les week-ends, les enfants dont les parents étrangers n'habitaient pas en France. Pendant des années, nous avons eu à la maison des garçons et des filles de toutes les nationalités et de tous les continents. Mes fils ont des amis partout dans le monde.

Il est essentiel de se rapprocher les uns des autres, d'échanger, de participer à une aventure commune qui laisse des souvenirs souvent très heureux, et de se comprendre. Rien n'est pire que cette solitude dans certains quartiers sinistres de nos villes, où il n'est pas possible d'avoir de l'espérance. Comment organiser ce service national universel sur le plan matériel ? Je ne sais pas. Je serais prétentieux de faire des propositions mais je suis absolument favorable au principe.

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Vous avez parlé d'un livre que vous avez fait rééditer. Que pensez-vous de la réédition d'ouvrages anciens développant des thèses assimilables à celles de l'extrême droite, y compris quand elle s'accompagne de commentaires académiques ? La liberté de réédition doit-elle être encadrée ? Faut-il saisir les ouvrages litigieux ou condamner sous astreinte l'éditeur à censurer les passages constitutifs de délits ?

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

J'ai eu l'occasion de prendre parti de manière très vigoureuse sur ce sujet. Cela n'a évidemment rien à voir avec la réédition du livre admirable de Frossard.

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

Je suis totalement opposé à la réédition des pamphlets de Céline. Ces pamphlets ne sont pas des ouvrages intellectuels avec des thèses. Par le biais d'un site internet, j'ai réussi à m'en procurer un qui est édité en français aux États-Unis. C'est immonde. Rien ne justifie sa réédition.

Si, au nom de la liberté de l'imprimerie, l'éditeur, en l'occurrence M. Gallimard, veut le rééditer, c'est très simple : le délit est à nouveau commis à partir de l'édition nouvelle. Le délit ne sera plus celui de l'auteur : il est mort et l'action publique est éteinte à son encontre. Le délit sera celui de l'éditeur. En droit de la presse, c'est le directeur de la publication qui est considéré comme le premier coupable et non pas l'auteur de l'article. Ce dernier n'est considéré que comme le complice de l'éditeur. Et cela date de la loi de 1881. L'éditeur de l'ouvrage est l'auteur principal du délit porté par le livre. Son complice est mort et ne sera donc pas poursuivi. Peu importe. Je serai le premier à monter en ligne si les pamphlets de Céline sont réédités.

Faut-il aller plus loin et pour des ouvrages dans lesquels il y a des phrases terribles ? Faut-il ordonner leur suppression ? C'est un vaste sujet. Au moment de l'affaire Dreyfus, Maurice Barrès a dit : « Que Dreyfus ait été capable de trahir, je le conclus de sa race. » Même si elle n'est pas réimprimée, la phrase dite continue à flotter au-delà des siècles. Il existe partout des boulevards qui portent le nom de Maurice Barrès. Léon Bloy, le grand spiritualiste chrétien, a écrit que « le youtre moderne paraît être le confluent de toutes les hideurs du monde ». C'est extravagant. Va-t-il falloir interdire Léon Bloy ou exiger que des phrases de son livre – il y en a d'autres – soient supprimées ? C'est toute la question.

Quand il y a réédition d'ouvrages qui ne sont pas consacrés uniquement à la haine, il faut au moins une préface qui permette de replacer, dans un contexte ancien et sans complaisance, la phrase que l'on lit. Lorsqu'il s'agit de rééditer les pamphlets de Céline, qui ne contiennent aucune pensée, M. Gallimard explique qu'ils auront une visée pédagogique s'ils sont accompagnés d'une longue préface et de commentaires. S'il veut contribuer à l'éducation des jeunes gens qui liront sa préface et ses commentaires, il doit le faire à ses frais et de manière bénévole, comme les avocats qui plaident pour la LICRA, sans tirer le moindre profit de la réédition des livres.

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Il me reste à vous remercier, maître Charrière-Bournazel, pour votre contribution à nos travaux.

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Christian Charrière-Bournazel, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Paris

C'est moi qui vous remercie de votre patience et de m'avoir laissé cette liberté de parole.

La séance est levée à 12 heures 35.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Émilie Guerel, M. Adrien Morenas, Mme Muriel Ressiguier