Vous avez déclaré, monsieur le ministre : « J'ai entendu des critiques de très mauvaise foi prétendre qu'il aurait fallu retenir une autre base fiscale. [… ] Ceux qui sont honnêtes – je sais que c'est rare dans notre métier – peuvent dire qu'ils ne veulent pas de taxation du numérique, donc qu'ils refusent de taxer le chiffre d'affaires, mais ceux qui affirment qu'une autre base est possible ne connaissent pas le dossier ou mentent à nos concitoyens. » Et vous avez même osé prétendre que, depuis l'annonce par la France de la création de cette taxe nationale, les travaux de l'OCDE s'étaient subitement accélérés, et qu'un accord international se profilait ! Il fallait oser.
Monsieur le ministre, aucun pays au monde ne défend ne serait-ce que l'idée d'une taxation du chiffre d'affaires, et aucun autre pays de l'Union européenne ne créera une telle taxe au niveau national.
Car, comme l'a très bien dit votre ancien secrétaire d'État au numérique – dont je note que l'éviction a été concomitante à ses déclarations – , « taxer le chiffre d'affaires des GAFA, c'est la pire solution ».
En outre, monsieur le ministre, ce n'est évidemment pas l'annonce de l'instauration de la taxe française qui a fait levier au niveau de l'OCDE, mais bien la convergence des intérêts américains et chinois pour donner aux utilisateurs et aux consommateurs ce que l'on appelle une « valeur au marché ». C'est bien la volte-face des Américains, et leur décision de ne plus faire de la territorialité et du lieu de production des principes absolus en matière d'imposition, qui ont précipité le calendrier.
En effet, les Américains ont une avance considérable sur nous : dès 2017, ils ont entrepris une profonde réforme fiscale, baissé les taux d'imposition sur les sociétés, adopté une imposition minimum et taxé radicalement les profits détournés. Enfin, pour résoudre définitivement les problèmes d'érosion de base, que ce soit dans le monde physique ou dans le monde numérique, ils ont accepté le principe selon lequel seul un outil multilatéral permettra de parachever ce profond changement de paradigme.
La seule vraie question est donc la suivante : quelle est la position de la France concernant ces enjeux que vous qualifiez vous-mêmes de majeurs ?
Lors de votre audition devant la commission des affaires européennes, vous nous avez confirmé qu'un déplacement de la base fiscale serait « un bouleversement stratégique dont les incidences en termes de recettes fiscales peuvent être considérables », et que, si une réflexion était bien menée par vos services sur les conséquences de ce déplacement, pour être très honnête – vous avez alors pris à témoin le directeur de la législation fiscale, qui était à vos côtés – , bien qu'« y travaill[ant] depuis des mois », vous n'étiez pas « capable de dire quel ser[ait] l'impact fiscal de ce choix ».
Vous nous avouez ainsi tranquillement que vous ne disposez toujours pas des éléments nécessaires pour mesurer les conséquences de telles décisions et, ainsi, pour préciser la position de la France – alors que les Chinois et les Américains connaissent très bien, eux, ces conséquences et ont déjà fait leur choix. Il y a là quelques sérieuses raisons d'avoir le vertige, monsieur le ministre. Surtout quand vous en tirez la conclusion suivante : « faute d'autre solution viable dans l'immédiat, nous avons retenu le chiffre d'affaires comme base de la taxation du digital ». CQFD : la démonstration intellectuelle est parfaite... mais totalement hors sol.
Vous nous confirmez ainsi non seulement que la France n'est pas prête, mais que, à cause de votre ego, par démagogie et par opportunisme, vous vous entêtez à refuser de prendre en considération le virage à 180 degrés des Américains pour légitimer l'instauration d'une taxe dont la seule justification valable était, à l'origine, l'existence même du veto américain et la nécessité de mettre le dispositif en oeuvre à l'échelon européen – ce que vous avez échoué à faire.
Le monde change à grande vitesse, vous savez. Certains le comprennent plus vite que d'autres, font preuve d'agilité, passent à l'action, pendant que d'autres écrivent des livres...