Mettons un instant deux nombres en regard : 95 milliards d'euros d'un côté, 14 millions d'euros de l'autre. Le premier correspond au chiffre d'affaires mondial de Google en 2017 – il serait de plus de 121 milliards d'euros en 2018. Quant au second, il s'agit du montant de l'impôt payé par cette multinationale en France la même année. Ces chiffres, qui parlent d'eux-mêmes, mettent en lumière le fait que nos systèmes fiscaux sont dépassés par la numérisation de l'économie.
L'impôt sur les sociétés est largement contourné. Les plus grandes entreprises exercent leur activité dans un pays en étant installées dans un autre, de préférence à fiscalité privilégiée ou complaisante.
Nous avons ainsi appris, début 2019, que l'entreprise Google – encore elle – était friande d'un montage fiscal dénommé « double sandwich irlandais néerlandais », qui lui permet de faire transiter une partie de ses résultats via une série de sociétés écrans domiciliées en Irlande, à Singapour, aux Bermudes et aux Pays-Bas – tout ceci afin de réduire sa facture fiscale, évidemment.
Le contournement des grandes entreprises numériques, les GAFA, a été chiffré : selon des estimations de la Commission européenne, leur niveau d'imposition ne représente en moyenne que 8,5 % à 10,1 % de leurs profits dans l'Union européenne, alors que ce taux atteint 20,9 % à 23,2 % pour les sociétés classiques.
Ces pratiques d'optimisation agressive, qui choquent légitimement les opinions, posent la question de l'adaptation de la législation fiscale au numérique. Il est plus que nécessaire de poursuivre les efforts pour une plus grande convergence fiscale aux niveaux européen et mondial. Comme nous l'avons dit à de nombreuses reprises, cette convergence est la condition minimale d'un fonctionnement juste de l'Union européenne. C'est une question non seulement économique et politique, mais aussi morale, puisque l'égalité devant l'impôt constitue un fondement essentiel de notre système démocratique.
Des initiatives ont vu le jour mais, jusqu'à présent, elles ont échoué ou sont demeurées inabouties. Je pense par exemple au projet avorté de taxation sur les services numériques, porté par la Commission européenne sous l'impulsion de quelques États membres. Je salue à cet égard les efforts déployés par la France, en particulier par M. le ministre. Ces efforts n'ont pourtant pas suffi à éviter l'échec, principalement imputable aux réticences de certains États se livrant à des pratiques assimilables à du dumping fiscal.
Plus d'une centaine de pays négocient actuellement, sous l'égide de l'OCDE, dans le cadre d'un accord conclu le 29 janvier 2019, en vue d'une taxation plus juste des multinationales d'ici à 2020. Nous souhaitons ardemment que ces tractations aboutissent, permettant ainsi de substituer un accord global à cette taxe nationale, par définition provisoire.
Dans l'attente d'un éventuel compromis continental ou mondial, serions-nous contraints de constater notre impuissance ? Nous ne le pensons pas. C'est la raison pour laquelle nous regardons l'article 1er de ce projet de loi avec bienveillance. En effet, le statu quo n'est plus tenable. La création d'une taxe sur les services numériques répond à un besoin de justice fiscale, notamment entre les entreprises.
Il n'est pas inutile, à ce propos, de souligner que l'Italie, le Royaume-Uni, l'Espagne et l'Autriche envisagent la création d'une taxe analogue, preuve que la prise de conscience fait son chemin. Aux États-Unis, la récente réforme fiscale a créé des outils incitant les multinationales américaines, pas seulement dans le domaine numérique, à rapatrier une part de leurs profits accumulés à l'étranger.
Même si ce projet de loi constitue un signal politique fort, il importe – il en va de notre responsabilité de législateur – de créer une taxation à la fois juste et efficace. C'est précisément la mise en oeuvre de cet engagement qui pose problème. Parmi les lacunes du dispositif proposé, nous pouvons citer l'absence de portée internationale, ainsi que le choix d'asseoir la TSN sur le chiffre d'affaires. Il nous paraît en effet difficile de distinguer la composante numérique de ce dernier, à l'exclusion des autres activités. Il aurait été plus judicieux de taxer les bénéfices.
Des questions demeurent aussi quant aux modalités de calcul du chiffre d'affaires entrant dans le champ de la taxe. Quid du ciblage publicitaire, de la vente de données, de la mise en relation d'internautes ? Cela suppose sans doute une coopération des GAFA, qui semble pour le moins incertaine.
Au-delà du signal politique que vous entendez envoyer avec ce projet de loi, il est crucial que les résultats soient tangibles. Dans le cas contraire, ces mesures seraient contre-productives : elles grèveraient votre crédibilité sur la scène internationale et auraient des effets négatifs sur l'opinion publique. Il importe d'apporter des réponses aux questions touchant à la juste taxation des activités numériques, notamment celles relatives à la vente de données.
L'assiette de la taxe reste peu satisfaisante, puisque les géants du numérique ne sont pas aujourd'hui les seules entreprises à vouloir échapper à l'effort commun. À cet égard, le présent texte ne saurait être considéré comme un instrument de lutte contre l'évasion ou l'optimisation fiscale internationale. Il focalise le débat sur un aspect, certes important, de l'évitement de l'impôt, mais oublie les autres formes de contournement. Nous regrettons que votre projet de loi ne vise que quelques dizaines d'entreprises, sans répondre de manière structurelle et durable au défi global et considérable de l'évitement fiscal.
Finalement, la question fondamentale est celle de la répartition territoriale de l'impôt : comment taxer la richesse là où elle est créée ? Votre projet de loi apporte une réponse partielle à cette question décisive.
Quant à l'article 2, il paraît avoir été inséré dans ce véhicule législatif pour être adopté en catimini. Par son biais, le Gouvernement revient en partie sur l'un de ses engagements. Malgré la prudence du vocabulaire, cet article modifie la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés, initiée sous le précédent quinquennat, prolongée et même accentuée par l'actuelle majorité. Ce retour en arrière est habilement introduit dans un projet de loi dont la principale mesure est nettement plus médiatique, alors que l'article 2 devrait rapporter quatre fois plus que la TSN.
Le gel de la baisse de l'impôt sur les sociétés est limité aux seules entreprises réalisant un chiffre d'affaires supérieur ou égal à 250 millions d'euros pour la fraction de bénéfices supérieure à 500 000 euros. Très bien ! Il n'en demeure pas moins que cette mesure est contraire à l'engagement du Gouvernement en faveur de la visibilité fiscale.
Vous affirmez qu'il s'agit d'une mesure temporaire. Nous aimerions en être certains. En effet, l'article 2 vise à financer, en partie, les mesures d'urgence adoptées en décembre dernier. Il faut rappeler que ces dépenses pèseront également en 2020 et 2021, et qu'elles n'étaient pas prévues dans la trajectoire du programme de stabilité, exception faite de l'exonération pour la prime exceptionnelle. Par conséquent, comment seront financées lesdites mesures pour les années 2020 et 2021 ? La question reste posée.
La baisse de l'impôt sur les sociétés doit demeurer une priorité de la législature. Le groupe Libertés et territoires propose cependant une alternative : à l'augmentation de l'impôt sur les sociétés des grandes sociétés, nous préférons la définition d'un taux plancher pour lutter contre les pratiques d'optimisation fiscale et mener une politique fiscale crédible pour les entreprises. En effet, la vitalité économique repose sur la confiance, et la confiance se gagne par la stabilité – M. le ministre nous l'a expliqué bien souvent.
Voilà, en quelques mots, notre sentiment général à l'égard de ce texte : l'action de la France, sur la scène internationale, pour faire émerger un nouvel ordre fiscal mondial nous inspire de la bienveillance. Dans cette optique, la taxe créée par ce texte constitue un premier pas, certes imparfait, dans la bonne direction, en dépit des interrogations qui demeurent quant à son efficacité et aux contentieux qu'elle pourrait occasionner. Il n'en va pas de même de l'article 2, tant sur le fond que sur la méthode choisie par le Gouvernement, car celui-ci revient subrepticement sur un engagement pris.