Intervention de Frédéric Potier

Réunion du jeudi 11 avril 2019 à 11h50
Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) :

Je vous prie d'excuser Mme Johanna Barasz, déléguée adjointe, qui accompagne plusieurs ministres dans un déplacement à Strasbourg.

La DILCRAH, créée en mars 2012, a connu un nouveau départ et une nouvelle impulsion en novembre 2014. Autrefois rattachée au ministère de l'intérieur, elle est désormais placée directement auprès du cabinet du Premier ministre, ce qui lui confère une vocation interministérielle complète. Cette structure dispose d'un budget limité de 6 millions d'euros, qui lui permet cependant de financer quelques actions et d'exercer ainsi un effet de levier. L'équipe, restreinte, est composée d'agents aux talents et origines très divers, aussi bien des hauts fonctionnaires, comme Donatien Le Vaillant et moi-même, que des personnes issues du milieu associatif, comme la secrétaire générale Cindy Léoni, ancienne présidente de SOS Racisme, et Yohann Roszéwitch, ancien président de SOS Homophobie.

La DILCRAH impulse des politiques, coordonne les actions des ministères et apporte des financements. Dans ce cadre, nous sommes amenés à connaître des actions de groupuscules d'extrême droite. Je m'empresse de préciser que n'étant ni la direction générale de la sécurité intérieure – DGSI – ni le service central de renseignement territorial – SCRT – , nous n'effectuons pas de suivi en temps réel et nous ne disposons pas d'informations classifiées. Nous travaillons exclusivement sur de l'information ouverte, largement publique.

Je ne développerai pas ici l'ensemble des moyens mis en oeuvre par les différents ministères – vous avez d'ailleurs auditionné le secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur, Laurent Nuñez. Certains chercheurs de notre conseil scientifique, comme Jean-Yves Camus, ont beaucoup publié sur l'histoire et la sociologie de ces groupuscules.

Plus modestement, je souhaite apporter le témoignage d'un praticien d'une politique publique dont l'objet est de lutter contre la haine et qui, à ce titre, a souvent affaire aux groupuscules d'extrême droite.

Nous considérons que nous assistons au retour de groupuscules d'extrême droite virulents et violents. Sans doute faut-il à cet égard retenir la date du 26 janvier 2014, nommée « Jour de colère », qui a vu se rassembler à Paris de très nombreux groupuscules d'extrême droite, mais aussi d'extrême gauche, d'origines très variées. Les manifestants, qui avaient en commun la détestation des Juifs, ont usé de slogans antisémites extrêmement explicites. Ceux-ci ont été filmés et recensés. Cette manifestation, notamment, a amené le gouvernement de l'époque à donner une nouvelle impulsion et une nouvelle dimension à la DILCRAH, en novembre de la même année.

Ce qui frappait dans cette manifestation, et qui est encore aujourd'hui en vigueur, c'est l'usage d'un vocabulaire raciste et antisémite parfaitement assumé : il ne s'agissait pas de périphrases ou de termes aseptisés destinés à masquer le message, mais bien d'un vocabulaire de haine, avec des slogans tels que « Le CRIF dehors, les Juifs dehors » ou « Vous ne dirigerez pas notre pays ».

Le renouveau de l'antisémitisme est devenu un marqueur politique assez central. La vieille idée du complot sioniste international et le discours sur la place des Juifs ou d'Israël ressurgissent dans tous ces slogans et ces thèses. Le discours est assumé et central, chez des personnalités aussi différentes que Dieudonné, Alain Soral et bien d'autres. C'est l'une des caractéristiques assez nette de cette période.

Au-delà du discours, les groupuscules d'extrême droite sont entrés depuis 2014 dans une stratégie d'occupation du terrain et des réseaux sociaux. Ils sont à la recherche de la plus grande exposition médiatique possible. Ce ne sont plus des groupuscules qui se réunissent dans des arrière-salles pour fomenter d'obscurs complots ; ils cherchent désormais à apparaître en première ligne, en première page des journaux et sur internet. Cette stratégie médiatique très pensée donne lieu à des actions « coup de poing », comme l'occupation en 2012 de la mosquée en construction de Poitiers, le refoulement de migrants dans les Alpes à l'été 2017 ou encore, il y a une dizaine de jours, l'occupation de la caisse d'allocations familiales (CAF) de Bobigny par Génération identitaire. Il s'agit là d'une stratégie médiatique extrêmement bien pensée. Un autre groupuscule, Bastion social, qui fait l'objet d'une procédure de dissolution annoncée par le Président de la République lors du dîner du CRIF, est dans une stratégie de conquête territoriale, avec l'ouverture de bars et de locaux. Au-delà d'une vocation a priori plus sociale, avec des actions de maraude et de distribution de soupe populaire, l'idée est d'occuper le terrain et de ne plus se contenter de réunions entre membres.

Enfin, on a vu fleurir des tags et des messages très clairement antisémites et racistes dans des lieux toujours très symboliques. Je pense notamment aux croix gammés et aux tags « SS » de style gothique peints, il y a quelques jours, à proximité du musée de la résistance à Lyon.

Ces groupuscules ont une présence très active et très organisée sur les réseaux sociaux. Il faut avoir à l'esprit qu'ils ont été les premiers à investir les espaces de liberté qu'offre le numérique parce qu'ils ont été chassés des médias traditionnels et qu'ils n'ont pas accès à l'audiovisuel public depuis 1945. Ils ont pu y trouver une grande liberté d'expression, notamment en hébergeant leurs sites à l'étranger, et des capacités d'organisation, en se mettant en lien avec d'autres groupuscules européens. Les échanges entre groupuscules français, allemands ou encore russes sont nombreux sur certains sites et plateformes.

Ces deux ou trois dernières années, nous avons assisté à une explosion de la visibilité des sites de ces groupuscules. Pour ne citer que les plus connus, Egalité et Réconciliation compte 8 millions de vues par mois, et l'on dénombrait jusqu'à 900 000 visiteurs par mois sur le site de Démocratie participative, avant que ne soient engagées des procédures judiciaires pour obtenir son blocage. Les polémiques qu'ils ont provoquées ont donné à ces groupuscules une très grande visibilité et une place au coeur de l'actualité. Le vocabulaire, les insultes et les messages mis en ligne sur les sites internet, Twitter ou Facebook se retrouvent très clairement dans des slogans et des tags peints dans la rue, slogans et tags très identifiés et très « signés ». C'est un constat que nous avons pu faire avec le ministère de l'intérieur, et un processus qui a été repéré par Jean-Yves Camus.

Ces sites de haine constituent de véritables carrefours. L'ISD – Institute for Strategic Dialogue –, institut de recherche britannique, a publié une série d'études sur des groupuscules d'extrême droite qui mettent en lumière une stratégie d'alliance et de coordination entre ces groupuscules à l'occasion d'élections, comme les élections nationales en Suède ou en Italie, ou les élections régionales en Allemagne et en Bavière. Ce think tank a montré qu'il y a une stratégie visant à influencer le résultat des élections en appelant à soutenir un candidat ou en diffusant des messages de haine destinés à attaquer des partis politiques. La nébuleuse n'est donc pas simplement franco-française, elle est aussi internationale, et assez difficile à repérer en raison de sa relative discrétion. Je vous renvoie aux études de ce think tank, que je trouve assez lumineuses.

Les contenus sont aussi très largement complotistes : le complot sioniste international occupe une place centrale, tout comme les slogans et les accusations relatifs à l'existence d'une finance internationale et aux liens entre la banque Rotschild et le Président de la République, ainsi que la théorie du grand remplacement, inspirée par Renaud Camus. Enfin, le négationisme – la relativisation ou la négation de la Shoah – est très présent sur ces sites et au sein des groupuscules.

Enfin, je veux insister sur la dangerosité, réelle, de ces groupuscules. Nous n'avons pas affaire à des farfelus, mais à des personnes qui sont en mesure d'influencer, de convaincre, d'instiller la haine dans des esprits faibles. L'attentat de Pittsburgh contre une synagogue ou les attentats de Christchurch contre deux mosquées ne sont pas arrivés par hasard, mais après un long et intense travail idéologique et politique. Il s'agit d'installer un climat de tension, un sentiment de défiance envers les autorités et, en multipliant les appels à la violence et les incitations à la haine, de provoquer des passages à l'acte.

Il y a une vraie stratégie de ces groupuscules visant à instaurer un climat de guerre civile entre différents groupes, religions ou prétendues races. Ce ne sont pas des faits divers isolés qui s'additionnent : il y a une vision plus globale, celle du combat entre les tenants d'une Europe repliée sur elle-même, ses traditions, sa religion, et ceux qui défendent, c'est le cas de tous autour de cette table, une société ouverte, tolérante et laïque.

La DILCRAH effectue un important travail de signalement auprès des autorités judiciaires. Dans le cadre de l'article 40 du code de procédure pénale, je suis amené à faire une centaine de signalements par an au procureur de Paris, compétent par défaut lorsque la localisation des sites ne peut être déterminée. Ces signalements ne concernent pas que les goupuscules d'extrême droite, mais ils portent en majorité sur les sites dont j'ai fait mention tout à l'heure.

Nous avons obtenu le blocage du site Démocratie participative à l'issue d'un intense travail d'analyse et de conviction auprès des différents ministères. La sanction du blocage est rarement appliquée – il y eu un cas en 2005 –, avec la difficulté majeure que le site a tendance à réapparaître, sous un autre nom, avec un contenu et des archives identiques. L'un des objectifs de la proposition de loi de Laetitia Avia est de combattre ces sites miroirs en prévoyant que la décision judiciaire à l'encontre d'un site peut s'appliquer aux sites quasiment identiques, dont le nom n'aurait été modifié qu'à la marge.

Dans le cadre de sa mission éducative et de formation, la DILCRAH soutient un peu plus de 900 projets par an aux niveaux local et national, qui vont de l'intervention en niveau scolaire à l'organisation d'événements sportifs. Nous travaillons en lien avec des lieux de mémoire comme le Mémorial de la Shoah, le camp des Milles à Aix-en-Provence ou le camp de Rivesaltes à Perpignan, en finançant leurs actions de recherche et d'archivage, mais aussi les actions de citoyenneté permettant de toucher les jeunes générations comme le programme « hors les murs » du mémorial ou le label « citoyenneté » accordé par le camp des Milles.

Notre mission éducative ne se limite pas aux plus jeunes, puisque nous intervenons désormais au sein de l'École nationale de la magistrature et dans les écoles de police et de gendarmerie. Nous préparons ainsi les futures forces de sécurité à la lutte contre ces groupuscules en abordant notamment les questions de droit, car il arrive que ces groupuscules avancent masqués et qu'ils usent un discours plus aseptisé que celui que j'ai décrit.

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