La séance est ouverte à 11 heures 50.
Présidence de M. Thomas Rudigoz, vice-président.
La commission d'enquête entend M. Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), et M. Donatien Le Vaillant, conseiller justice et affaires internationales.
La commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT et de M. Donatien Le Vaillant, conseiller justice et affaires internationales. L'objet de cette audition est de recueillir les analyses de la DILCRAH sur l'évolution des groupuscules d'extrême droite et de leurs activités délictuelles et criminelles, en particulier sur leur contribution à l'évolution des propos, actes et violences racistes, antisémites et anti-LGBT. Il s'agira également d'évaluer les outils de la politique de lutte dans ce domaine.
Cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'une retransmission en direct sur le site de l'Assemblée nationale. Son enregistrement sera disponible pendant quelques mois sur le portail vidéo de l'Assemblée nationale. La commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de cette audition.
Conformément aux dispositions du troisième alinéa du II de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui prévoit qu'à l'exception des mineurs de seize ans, toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est entendue sous serment, je vous demande de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Potier et Le Vaillant prêtent serment.)
Je vous prie d'excuser Mme Johanna Barasz, déléguée adjointe, qui accompagne plusieurs ministres dans un déplacement à Strasbourg.
La DILCRAH, créée en mars 2012, a connu un nouveau départ et une nouvelle impulsion en novembre 2014. Autrefois rattachée au ministère de l'intérieur, elle est désormais placée directement auprès du cabinet du Premier ministre, ce qui lui confère une vocation interministérielle complète. Cette structure dispose d'un budget limité de 6 millions d'euros, qui lui permet cependant de financer quelques actions et d'exercer ainsi un effet de levier. L'équipe, restreinte, est composée d'agents aux talents et origines très divers, aussi bien des hauts fonctionnaires, comme Donatien Le Vaillant et moi-même, que des personnes issues du milieu associatif, comme la secrétaire générale Cindy Léoni, ancienne présidente de SOS Racisme, et Yohann Roszéwitch, ancien président de SOS Homophobie.
La DILCRAH impulse des politiques, coordonne les actions des ministères et apporte des financements. Dans ce cadre, nous sommes amenés à connaître des actions de groupuscules d'extrême droite. Je m'empresse de préciser que n'étant ni la direction générale de la sécurité intérieure – DGSI – ni le service central de renseignement territorial – SCRT – , nous n'effectuons pas de suivi en temps réel et nous ne disposons pas d'informations classifiées. Nous travaillons exclusivement sur de l'information ouverte, largement publique.
Je ne développerai pas ici l'ensemble des moyens mis en oeuvre par les différents ministères – vous avez d'ailleurs auditionné le secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur, Laurent Nuñez. Certains chercheurs de notre conseil scientifique, comme Jean-Yves Camus, ont beaucoup publié sur l'histoire et la sociologie de ces groupuscules.
Plus modestement, je souhaite apporter le témoignage d'un praticien d'une politique publique dont l'objet est de lutter contre la haine et qui, à ce titre, a souvent affaire aux groupuscules d'extrême droite.
Nous considérons que nous assistons au retour de groupuscules d'extrême droite virulents et violents. Sans doute faut-il à cet égard retenir la date du 26 janvier 2014, nommée « Jour de colère », qui a vu se rassembler à Paris de très nombreux groupuscules d'extrême droite, mais aussi d'extrême gauche, d'origines très variées. Les manifestants, qui avaient en commun la détestation des Juifs, ont usé de slogans antisémites extrêmement explicites. Ceux-ci ont été filmés et recensés. Cette manifestation, notamment, a amené le gouvernement de l'époque à donner une nouvelle impulsion et une nouvelle dimension à la DILCRAH, en novembre de la même année.
Ce qui frappait dans cette manifestation, et qui est encore aujourd'hui en vigueur, c'est l'usage d'un vocabulaire raciste et antisémite parfaitement assumé : il ne s'agissait pas de périphrases ou de termes aseptisés destinés à masquer le message, mais bien d'un vocabulaire de haine, avec des slogans tels que « Le CRIF dehors, les Juifs dehors » ou « Vous ne dirigerez pas notre pays ».
Le renouveau de l'antisémitisme est devenu un marqueur politique assez central. La vieille idée du complot sioniste international et le discours sur la place des Juifs ou d'Israël ressurgissent dans tous ces slogans et ces thèses. Le discours est assumé et central, chez des personnalités aussi différentes que Dieudonné, Alain Soral et bien d'autres. C'est l'une des caractéristiques assez nette de cette période.
Au-delà du discours, les groupuscules d'extrême droite sont entrés depuis 2014 dans une stratégie d'occupation du terrain et des réseaux sociaux. Ils sont à la recherche de la plus grande exposition médiatique possible. Ce ne sont plus des groupuscules qui se réunissent dans des arrière-salles pour fomenter d'obscurs complots ; ils cherchent désormais à apparaître en première ligne, en première page des journaux et sur internet. Cette stratégie médiatique très pensée donne lieu à des actions « coup de poing », comme l'occupation en 2012 de la mosquée en construction de Poitiers, le refoulement de migrants dans les Alpes à l'été 2017 ou encore, il y a une dizaine de jours, l'occupation de la caisse d'allocations familiales (CAF) de Bobigny par Génération identitaire. Il s'agit là d'une stratégie médiatique extrêmement bien pensée. Un autre groupuscule, Bastion social, qui fait l'objet d'une procédure de dissolution annoncée par le Président de la République lors du dîner du CRIF, est dans une stratégie de conquête territoriale, avec l'ouverture de bars et de locaux. Au-delà d'une vocation a priori plus sociale, avec des actions de maraude et de distribution de soupe populaire, l'idée est d'occuper le terrain et de ne plus se contenter de réunions entre membres.
Enfin, on a vu fleurir des tags et des messages très clairement antisémites et racistes dans des lieux toujours très symboliques. Je pense notamment aux croix gammés et aux tags « SS » de style gothique peints, il y a quelques jours, à proximité du musée de la résistance à Lyon.
Ces groupuscules ont une présence très active et très organisée sur les réseaux sociaux. Il faut avoir à l'esprit qu'ils ont été les premiers à investir les espaces de liberté qu'offre le numérique parce qu'ils ont été chassés des médias traditionnels et qu'ils n'ont pas accès à l'audiovisuel public depuis 1945. Ils ont pu y trouver une grande liberté d'expression, notamment en hébergeant leurs sites à l'étranger, et des capacités d'organisation, en se mettant en lien avec d'autres groupuscules européens. Les échanges entre groupuscules français, allemands ou encore russes sont nombreux sur certains sites et plateformes.
Ces deux ou trois dernières années, nous avons assisté à une explosion de la visibilité des sites de ces groupuscules. Pour ne citer que les plus connus, Egalité et Réconciliation compte 8 millions de vues par mois, et l'on dénombrait jusqu'à 900 000 visiteurs par mois sur le site de Démocratie participative, avant que ne soient engagées des procédures judiciaires pour obtenir son blocage. Les polémiques qu'ils ont provoquées ont donné à ces groupuscules une très grande visibilité et une place au coeur de l'actualité. Le vocabulaire, les insultes et les messages mis en ligne sur les sites internet, Twitter ou Facebook se retrouvent très clairement dans des slogans et des tags peints dans la rue, slogans et tags très identifiés et très « signés ». C'est un constat que nous avons pu faire avec le ministère de l'intérieur, et un processus qui a été repéré par Jean-Yves Camus.
Ces sites de haine constituent de véritables carrefours. L'ISD – Institute for Strategic Dialogue –, institut de recherche britannique, a publié une série d'études sur des groupuscules d'extrême droite qui mettent en lumière une stratégie d'alliance et de coordination entre ces groupuscules à l'occasion d'élections, comme les élections nationales en Suède ou en Italie, ou les élections régionales en Allemagne et en Bavière. Ce think tank a montré qu'il y a une stratégie visant à influencer le résultat des élections en appelant à soutenir un candidat ou en diffusant des messages de haine destinés à attaquer des partis politiques. La nébuleuse n'est donc pas simplement franco-française, elle est aussi internationale, et assez difficile à repérer en raison de sa relative discrétion. Je vous renvoie aux études de ce think tank, que je trouve assez lumineuses.
Les contenus sont aussi très largement complotistes : le complot sioniste international occupe une place centrale, tout comme les slogans et les accusations relatifs à l'existence d'une finance internationale et aux liens entre la banque Rotschild et le Président de la République, ainsi que la théorie du grand remplacement, inspirée par Renaud Camus. Enfin, le négationisme – la relativisation ou la négation de la Shoah – est très présent sur ces sites et au sein des groupuscules.
Enfin, je veux insister sur la dangerosité, réelle, de ces groupuscules. Nous n'avons pas affaire à des farfelus, mais à des personnes qui sont en mesure d'influencer, de convaincre, d'instiller la haine dans des esprits faibles. L'attentat de Pittsburgh contre une synagogue ou les attentats de Christchurch contre deux mosquées ne sont pas arrivés par hasard, mais après un long et intense travail idéologique et politique. Il s'agit d'installer un climat de tension, un sentiment de défiance envers les autorités et, en multipliant les appels à la violence et les incitations à la haine, de provoquer des passages à l'acte.
Il y a une vraie stratégie de ces groupuscules visant à instaurer un climat de guerre civile entre différents groupes, religions ou prétendues races. Ce ne sont pas des faits divers isolés qui s'additionnent : il y a une vision plus globale, celle du combat entre les tenants d'une Europe repliée sur elle-même, ses traditions, sa religion, et ceux qui défendent, c'est le cas de tous autour de cette table, une société ouverte, tolérante et laïque.
La DILCRAH effectue un important travail de signalement auprès des autorités judiciaires. Dans le cadre de l'article 40 du code de procédure pénale, je suis amené à faire une centaine de signalements par an au procureur de Paris, compétent par défaut lorsque la localisation des sites ne peut être déterminée. Ces signalements ne concernent pas que les goupuscules d'extrême droite, mais ils portent en majorité sur les sites dont j'ai fait mention tout à l'heure.
Nous avons obtenu le blocage du site Démocratie participative à l'issue d'un intense travail d'analyse et de conviction auprès des différents ministères. La sanction du blocage est rarement appliquée – il y eu un cas en 2005 –, avec la difficulté majeure que le site a tendance à réapparaître, sous un autre nom, avec un contenu et des archives identiques. L'un des objectifs de la proposition de loi de Laetitia Avia est de combattre ces sites miroirs en prévoyant que la décision judiciaire à l'encontre d'un site peut s'appliquer aux sites quasiment identiques, dont le nom n'aurait été modifié qu'à la marge.
Dans le cadre de sa mission éducative et de formation, la DILCRAH soutient un peu plus de 900 projets par an aux niveaux local et national, qui vont de l'intervention en niveau scolaire à l'organisation d'événements sportifs. Nous travaillons en lien avec des lieux de mémoire comme le Mémorial de la Shoah, le camp des Milles à Aix-en-Provence ou le camp de Rivesaltes à Perpignan, en finançant leurs actions de recherche et d'archivage, mais aussi les actions de citoyenneté permettant de toucher les jeunes générations comme le programme « hors les murs » du mémorial ou le label « citoyenneté » accordé par le camp des Milles.
Notre mission éducative ne se limite pas aux plus jeunes, puisque nous intervenons désormais au sein de l'École nationale de la magistrature et dans les écoles de police et de gendarmerie. Nous préparons ainsi les futures forces de sécurité à la lutte contre ces groupuscules en abordant notamment les questions de droit, car il arrive que ces groupuscules avancent masqués et qu'ils usent un discours plus aseptisé que celui que j'ai décrit.
Merci, monsieur le délégué. Nous avons pu constater un certain nombre de lacunes statistiques : l'administration centrale, notamment, n'est pas en mesure de produire des chiffres qui isoleraient les faits commis par les groupuscules d'extrême droite ; de leur côté, des spécialistes ont déploré des insuffisances dans la collecte de données et l'absence de « thermomètre » qui en résulte. Pensez-vous qu'il existe un défaut de connaissance et de suivi des groupuscules et de leurs activités ? Estimeriez-vous utile de créer un observatoire ou de prévoir un rapport annuel sur le modèle du rapport de l'office fédéral de protection de la constitution en Allemagne ?
Dans quelle mesure la recrudescence des actes antisémites est-elle le fait de groupuscules d'extrême droite ? M. Jean-Yves Camus, directeur de l'observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès a indiqué à la commission que « l'antisémitisme n'a pas disparu mais les actes antisémites recensés dont on identifie les acteurs ne sont pas – à l'exception des menaces, lettres et tags sur les monuments symboliques – à imputer à des acteurs de l'extrême droite groupusculaire et violente, contrairement à ce qui se passait dans les années 1990 ». Confirmez-vous cette affirmation ? Enfin, comment analysez-vous l'infiltration éventuelle de ces groupuscules d'extrême droite dans le mouvement social des « gilets jaunes » ?
Je travaille beaucoup avec mon homologue allemand, Felix Klein, et il est vrai que si leur modèle, qui consiste à lier les actes à des tendances politiques, est intéressant, il pose une question de méthodologie et donne des résultats pas toujours limpides. En attribuant systématiquement une croix gammée taggée dont on n'identifie pas l'auteur à l'extrême droite, la proportion des actes antisémites imputés à l'extrême droite atteint 90 %. Nous ne procédons pas à ce type d'analyse, dont je ne suis pas certain qu'elle nous donnerait une meilleure connaissance du phénomène. Les actes antisémites dont on ne connaît pas les auteurs, comme les lettres anonymes de menace ou les agressions, sont nombreux et ne peuvent être imputés directement à l'extrême droite ou à d'autres nébuleuses.
En revanche, nous pouvons progresser encore dans le suivi des groupuscules sur internet, et notamment au niveau européen, puisqu'ils se parlent, se coordonnent, agissent ensemble et, probalement, bénéficient de financements ou de soutiens croisés à l'approche des échéances électorales, même si je n'en ai pas la preuve.
Le SCRT décompte les actes antisémites, les actes racistes et les actes antimusulmans mais il est vrai que nous ne raffinons pas davantage le traitement des données. Toutefois, dans des affaires très sensibles, nous prêtons attention aux auteurs et au contexte.
Je serai plus prudent que Jean-Yves Camus sur l'analyse de la recrudescence des actes antisémites. Il convient de ne pas banaliser les tags antisémites qu'on a vu fleurir ces six derniers mois, accompagnés d'un vocabulaire très précis, lié à l'extrême droite, comme les « Juden » peints sur les vitrines des restaurants Bagelstein.
Bien sûr. Dans leur imputabilité, je pense toutefois que ces messages violents et fortement symboliques sont très liés à l'extrême droite. Mais je suis d'accord avec Jean-Yves Camus pour dire – sans vouloir commenter des affaires en cours –, que les meurtres de Sarah Halimi et de Mireille Knoll et l'agression de la famille Pinto ne peuvent absolument pas être liés à des groupuscules d'extrême droite. Ces derniers sont davantage dans une stratégie d'occupation médiatique et politique que désireux d'agresser physiquement des personnes ou de dégrader des biens, comme des synagogues ou des mosquées.
Effectivement, on a assisté à une vraie tentative de récupération et d'infiltration du mouvement des « gilets jaunes » : un certain nombre personnalités, comme Dieudonné, de théoriciens ou de groupes étaient présents dans des lieux symboliques comme Montmartre ou le rond-point des Champs-Élysées avec une volonté de captation de ce mouvement, des inquiétudes, de l'indignation et de la colère des manifestants. C'est du reste classique : tous ces groupuscules-là ont toujours cherché à s'infiltrer dans des mouvements de contestation de l'autorité pour y recruter des bénévoles, des militants et élargir leur audience.
L'État dispose-t-il d'outils pour mesurer l'audience des contenus des groupuscules d'extrême droite ainsi que l'impact de leurs messages ? Dans son rapport, Laetitia Avia recommande la création d'un observatoire de la cyber haine : qu'en pensez-vous ? La DILCRAH pourrait-elle remplir cette mission ? Les dispositifs mis en place pour lutter contre la radicalisation vous paraissent-ils suffisants ? Prennent-ils en compte ce type de radicalisation ? Quelles appréciations portez-vous sur l'accueil réservé aux victimes ? Avez-vous des suggestions pour l'améliorer ? Enfin, quelles sont vos éventuelles recommandations pour faire évoluer la politique de lutte contre les groupuscules d'extrême droite ?
Pour mesurer l'audience, nous disposons de données telles que le nombre de visites, de reprises, de retweets ; nous procédons aux analyses avec des instituts spécialisés ou des associations.
Nous travaillons actuellement, en espérant avancer rapidement, à la création d'un observatoire de la cyber-haine avec le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation – CIPDR – et sa secrétaire générale, Muriel Domenach, ainsi qu'avec des chercheurs, notamment de Sciences-Po. Je crois qu'un tel organisme manque beaucoup. Nous n'avons pas les moyens, seuls, de gérer un tel observatoire ; d'ailleurs, je pense qu'il faut le faire avec une perspective associative et institutionnelle. En tout cas, nous sommes très favorables à la création d'un tel organisme et c'est un projet sur lequel nous souhaitons avancer assez rapidement dans les prochains mois.
Il est vrai que le CIPDR a d'abord vocation à traiter les cas de radicalisation liée au djihadisme ou à l'islamisme radical. Mais Muriel Domenach et ses collègues réfléchissent eux-même à une extension de leur mission à la radicalisation au sens large. A titre personnel, j'y serais assez favorable, car ce que nous avons à combattre, ce sont les extrémismes identitaires. Ces extrémismes identitaires, qui peuvent être religieux, géographiques ou sociaux, se renforcent les uns les autres. L'un des objectifs de l'attentat de Christchurch était de provoquer des attaques en retour, des réactions en chaîne, des effets boomerang. Il serait donc utile de regarder les deux côtés et de ne pas se focaliser sur l'islamisme radical, mais de porter aussi une grande attention aux groupuscules d'extrême droite, qui, sans être alliés de fait avec les djihadistes, en sont des alliés objectifs dans cette stratégie d'instauration de tensions et d'un climat de guerre civile.
Nous travaillons beaucoup, avec la police nationale et la gendarmerie nationale, à la politique d'accueil des victimes. Les agents doivent d'abord être capables de bien détecter les circonstances aggravantes, quand les victimes subissent une agression pour ce qu'elles sont et non pour ce qu'elles ont. Un effort de formation a été engagé dans les écoles de police et de gendarmerie. Un jeune gendarme originaire de Bretagne ou un policier originaire, comme moi, du Sud-Ouest ne connaît pas forcément tous les codes culturels, tous les signes religieux ou vestimentaires, pas plus que toutes les dates des différentes fêtes religieuses. Or cela est primordial, car sans la présence de ces éléments au procès-verbal, les magistrats auront beaucoup de mal à pouvoir retenir la circonstance aggravante. Le cas échéant, la peine encourue sera amoindrie ce qui peut blesser la victime et créer chez elle un sentiment d'incompréhension.
Cet effort de formation en direction des policiers et des gendarmes est important. Il concerne aussi la haine anti-LGBT et l'homophobie. Même si nous avons fait beaucoup de progrès ces derniers temps, il nous en reste encore beaucoup à faire. Nous avons bien intégré le flux, c'est-à-dire les nouveaux gendarmes, policiers et magistrats, mais ce qui est plus long à couvrir, c'est le stock, les personnels qui sont en fonction depuis quinze ou vingt ans, qui n'ont pas bénéficié d'une telle formation au cours de leur scolarité. Nous engageons cet effort de formation in situ, dans les commissariats et les gendarmeries. Nous avons commencé par la préfecture de police et comptons développer cette formation dans les départements les plus concernés par ces questions, en particulier en région parisienne.
Pour ce qui est des recommandations, nous devons allouer des moyens conséquents à la surveillance des groupuscules d'extrême droite. Pour répondre aux attaques terroristes et à la montée de l'islamisme radical, beaucoup des ressources et des meilleurs éléments sont partis suivre ces questions. La lutte contre les groupuscules d'extrême gauche et d'extrême droite a peut-être été un peu délaissée. Je ne cible bien sûr personne, mais vous livre une tendance à l'oeuvre ces dix dernières années, qui s'explique d'ailleurs très bien. À nous focaliser sur le terrorisme islamiste, il ne faudrait pas risquer de passer à côté de la violence identitaire et suprémaciste. Il me semble également que nous devrions mieux associer la recherche universitaire, les chercheurs ayant une très bonne connaissance des codes culturels et du fonctionnement de ces groupes. C'est ce que nous essayons de faire à la DILCRAH avec notre conseil scientifique. Il faudrait que les services opérationnels collaborent aussi plus étroitement avec les chercheurs.
Que pouvez-vous nous dire de l'évolution de ces mouvances et de leurs effectifs ainsi que de leur capacité à capter de nouveaux militants, en particulier des jeunes ? À Lyon, quand j'étais maire du cinquième arrondissement, ils s'étaient implantés à côté d'un lycée. J'avais alors craint qu'ils n'aillent y faire du prosélytisme, ce qui n'avait finalement pas été le cas. Nous savons qu'ils peuvent toucher des jeunes, pas forcément ceux des milieux urbains, mais plutôt ceux des quartiers populaires ou des zones rurales ou périphériques. Comment percevez-vous leurs tentatives de prosélytisme auprès de la jeunesse ? Quels moyens mettez-vous en oeuvre pour éviter leur prosélytisme ?
Ce qui m'a beaucoup frappé en prenant mes fonctions, il y a presque deux ans, et qui continue de le faire, c'est la montée de la violence et du discours violent sur internet. Je n'avais pas idée, en arrivant à ce poste, du degré de violence des sites, des comptes Twitter et des pages Facebook. Depuis lors, Facebook a fait le ménage, en excluant, par exemple, Génération identitaire et en changeant ses règles générales d'utilisation – les mouvements de haine organisés en sont totalement exclus, même pour partager une recette de cuisine. Je salue cette évolution. Twitter a engagé un mouvement similaire, en obtenant beaucoup moins de résultats pour le moment. Au cours des deux dernières années, j'ai vu monter une brutalisation des discours et des rapports sociaux, qui fleurit également dans la rue, à l'occasion des différents mouvements sociaux – on retrouve chez certains « gilets jaunes » les mêmes expressions, très typées, que sur ces sites.
Concernant leur capacité à toucher la jeunesse, il est assez compliqué de mesurer leur influence. Je ne crois pas qu'ils aient de stratégie de diffusion à destination de lycées, de collèges ou d'écoles. Leur stratégie est beaucoup plus ciblée : ils visent plutôt une implantation universitaire, destinée à recruter des militants. Leur prosélytisme passe aussi beaucoup par internet, qui est leur principal vecteur de communication : ils ont des sites, de très nombreuses vidéos, des comptes Twitter très actifs et réactifs. Nous avons ainsi eu beaucoup de mal à faire fermer les comptes Twitter de l'hebdomadaire Rivarol et de Jérôme Bourbon, alors que leurs contenus néo-nazis étaient assez explicites. Il a fallu convaincre, grâce à un travail de décryptage de leurs messages : « le défunt chancelier » voulait dire « Hitler », certaines dates faisaient implicitement référence à des événements bien connus des personnes qui suivaient ces comptes – celle de l'Anschluss, par exemple. Leur stratégie sur internet et les réseaux sociaux est très directe et efficace, parce qu'ils apportent des solutions très simples, voire simplistes, à des problèmes complexes. En des temps assez troublés, où nous sommes en perte de repères et peut-être de valeurs, c'est d'abord par ce biais qu'ils arrivent à capter et à toucher la jeunesse.
Parmi les différents dispositifs que nous avons mis en place récemment, une équipe nationale, souhaitée par Jean-Michel Blanquer, associe le ministère de l'éducation nationale et la DILCRAH à des correspondants locaux, les référents laïcité. Ces référents académiques jouent aussi un rôle de correspondants dans la lutte contre le racisme et l'antisémitisme. Nous avons créé un site internet, en collaboration avec le ministère de l'éducation nationale, qui permet de faire des signalements directs et d'obtenir des réponses en moins de quarante-huit heures, avec des solutions ad hoc construites au cas par cas, en fonction de l'incident relevé : visite d'un lieu de mémoire, pour un incident qui a eu lieu à l'occasion d'un enseignement d'histoire, par exemple, ou interventions d'associations, d'avocats ou de magistrats, sur des questions de droits ou de discriminations. Ce dispositif permet de ne pas laisser seuls les enseignants face aux difficultés. Ils doivent savoir qu'en les faisant remonter, les incidents seront gérés et traités et qu'une réponse leur sera apportée. Ce dispositif, en place depuis le tout début de l'année 2019, a pour l'instant obtenu de bons résultats, parce qu'il est réactif et qu'il offre des réponses cousues main. Qui plus est, pour les personnes qui traitent de ces questions, des journées de formation sont prévues autour de thématiques juridiques ou sociologiques, afin de mieux comprendre ces phénomènes.
La séance est levée à 12 heures 30.
Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Élise Fajgeles, M. Adrien Morenas, M. Thomas Rudigoz
Excusés. - M. Régis Juanico, Mme Muriel Ressiguier