Intervention de Jean-Paul Raymond

Réunion du jeudi 9 mai 2019 à 9h15
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Jean-Paul Raymond, président de l'Association nationale des directeurs d'action sociale et santé des départements et métropoles (ANDASS) :

Je vous remercie d'avoir convié l'ANDASS à cette audition. Notre association a trente ans : elle a été créée, dans le prolongement des lois de décentralisation, par un certain nombre de collègues venus des anciennes directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS). Notre conseil d'administration compte 44 professionnels, qui sont tous des directeurs d'action sociale des départements et des métropoles. Tous les types de départements y sont représentés, du plus petit au plus grand, et les sensibilités politiques y sont très diverses.

L'ANDASS n'est pas une association corporatiste, puisqu'elle défend essentiellement la qualité et l'efficacité de l'action sociale au niveau national. Nos modes d'action sont très simples et nous répondons généralement aux sollicitations des directions générales et des directions centrales. Nos principaux partenaires sont la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) et la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), mais nous travaillons aussi avec la direction générale de l'offre de soins (DGOS), la direction générale de la santé (DGS) et la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Nous sommes très présents, également, dans toutes les commissions d'élus, dès lors que l'Association des départements de France (ADF) nous appelle à y participer. Notre mode d'action consiste essentiellement à publier des contributions : nous écrivons beaucoup et, à chaque fois que nous participons à un groupe de travail, que ce soit sur la protection de l'enfance, comme aujourd'hui, sur l'autonomie ou sur la grande précarité – sur cette question, nous travaillons avec M. Olivier Noblecourt – nous proposons une synthèse, avec des propositions et, éventuellement, des mises en garde.

Comme vous l'avez dit, il arrive souvent que des décisions aient des effets collatéraux, qui ne sont pas toujours perceptibles si l'on n'a pas une vision globale de l'action sociale. Or notre objectif principal, je le répète, est de garantir l'efficacité de celle-ci. Nous avons d'ailleurs fait paraître, il y a quelque temps, un petit manifeste pour une action publique plus sobre et de qualité. La notion de « sobriété » nous semble importante, compte tenu du fait que l'action sociale peut parfois être perçue comme une charge au niveau national.

Nous sommes impliqués dans tous les groupes de travail de la Conférence nationale du handicap (CNH) et nous avons travaillé avec M. Dominique Libault. Nous participons également à tous les groupes de travail relatifs à la protection de l'enfance, en lien avec l'ADF. Récemment, nous avons également travaillé sur des sujets connexes, mais tout aussi importants, tels que la protection maternelle et infantile (PMI), la parentalité ou le travail social, qui est évidemment essentiel. Enfin, l'ANDASS a hérité de la vice-présidence du Haut Conseil du travail social (HCTS) et Marie-Françoise Belle Van Thong, qui aurait dû être présente aujourd'hui, est notre représentante auprès du Comité national de la protection de l'enfance (CNPE).

L'ANDASS a une approche très globale de la protection de l'enfance, puisque nos professionnels sont à la manoeuvre auprès des élus dans les collectivités. Nous suivons cette question depuis des années et le premier point sur lequel je souhaite insister, c'est que pour réfléchir à la protection de l'enfance, il faut d'abord réfléchir à ce qu'est une compétence décentralisée et à la manière dont l'État se positionne par rapport à elle. Parce que nous sommes à la manoeuvre dans les territoires, nous sommes bien placés pour dire que l'État a un rôle extrêmement important à jouer dans toutes les compétences de ce type, parce qu'elles sont sociétales, avant d'être sociales, et qu'elles ne peuvent pas être exercées valablement et de manière efficace sans une mobilisation de l'ensemble des acteurs concernés. Je songe par exemple à l'éducation nationale, qui a un rôle essentiel à jouer en matière de détection des signaux faibles. L'école fait partie de ces lieux imprenables, comme on dit parfois en sociologie, particulièrement précieux pour observer les premiers signes de difficulté.

La question de la protection de l'enfance est liée aux politiques sociales au sens large, notamment à celle de l'habitat, puisque l'on constate une superposition des zones de grande précarité, de concentration des foyers monoparentaux, de difficultés en matière d'emploi et d'insuffisance de soutien aux populations. À Paris, on voit très bien que la carte de la précarité intense se superpose à celle du déficit de soutien en direction de certaines populations. Cela englobe également toutes les politiques inclusives, sur le plan culturel ou sportif, par exemple. On peut débattre de l'opportunité de recentraliser l'aide sociale à l'enfance mais ce qui est sûr, c'est que l'État n'est pas le mieux placé pour travailler sur la prévention et qu'il est nécessaire de mobiliser tous les acteurs locaux. Aucune compétence décentralisée ne peut être efficace sans un ancrage très fort et une participation de l'ensemble des politiques.

Une autre question essentielle, qui est à la fois technique et politique, est celle de la baisse de moyens. Les conseils départementaux subissent, depuis 2008, une pression extrêmement forte, ce qui réduit nécessairement leurs moyens d'action en matière de prévention. Ce n'est pas sur le placement des enfants que l'on peut faire des économies : on en fait donc sur la prévention. Il serait un peu hypocrite de penser que le repli sur la prévention spécialisée est un vrai choix des départements. Je sais qu'un certain nombre de collègues regrettent ce repli, qui les prive de moyens et d'un certain nombre d'outils qui seraient utiles à la protection de l'enfance au sens large. Les professionnels, dans les départements, ont de moins en moins de leviers pour agir et la protection de l'enfance a tendance à devenir une variable d'ajustement de l'ensemble des autres politiques, telles que la politique du soin ou la politique de santé. Et je ne parle pas de ce qui se passe du côté de la PJJ : parce qu'il y a moins de procédures au civil, il y a un effet de report sur les départements.

Une autre question importante est celle des mineurs étrangers, qui représentent 20 000 à 25 000 des 330 000 jeunes et enfants que nous prenons en charge au titre de la protection de l'enfance. Il est clair que ce phénomène a fortement déstabilisé nos équipes, puisqu'il s'agit essentiellement de gérer des flux et que cette question est étroitement liée aux politiques migratoires et nationales. Les nécessités de l'évaluation nous ont obligés à créer un nouveau métier. L'ANDASS a participé, avec l'ADF, à la répartition des mineurs non accompagnés (MNA), ce qui n'était pas gagné. Sur le plan professionnel, nombre de nos collègues, directeurs généraux adjoints, ont fait preuve d'un grand sens éthique dans cette affaire.

La question des mineurs non accompagnés est une question qui divise et qui n'est pas facile à traiter dans l'ensemble des départements. C'est l'un des sujets sur lesquels nous pouvons parfois avoir des désaccords, au sein même de notre association, aussi bien sur la méthode que sur les moyens. En tout cas, un travail considérable a été fait et un certain nombre de directeurs se sont impliqués personnellement pour que la solidarité nationale soit effective : cela ne s'est pas fait tout seul. Je sais que les critères de répartition nationale suscitent d'importants débats, mais je ne suis pas sûr que l'ANDASS soit la mieux placée pour trancher cette question, qui est extrêmement politique.

Vous m'avez interrogé sur les différences de traitement d'un territoire à l'autre, ce qui nous ramène à la question des politiques décentralisées et à celle de la différenciation territoriale. Nous avons défendu cette approche dans notre manifeste, que nous concevons comme un outil méthodologique sur la manière dont on peut construire les politiques publiques de demain. Nous pensons que la décentralisation est une bonne chose, dans la mesure où elle permet une différenciation et une prise en compte des spécificités locales. On ne peut pas avoir exactement la même approche en Lozère, en Corrèze ou même dans un département très rural comme la Seine-et-Marne, d'une part, et à Paris ou dans des zones très densément peuplées, d'autre part.

Tous les territoires n'ont pas les mêmes ressources, ni les mêmes caractéristiques, et nous devons en tenir compte. Les services de l'État, eux-mêmes, n'ont pas exactement la même action dans tous les territoires – il suffit de penser aux agences régionales de santé (ARS) ou aux caisses d'allocations familiales (CAF). Dans ce contexte, le département est souvent le dernier filet de sécurité : c'est lui qui adapte l'intensité de son travail, en fonction de ce qui existe déjà. La différenciation a donc le mérite d'introduire une forme de souplesse, ce qui est une bonne chose, parce qu'il n'est pas certain que toutes les situations appellent les mêmes réponses.

Ce dont nous sommes absolument convaincus, au sein de l'ANDASS, c'est qu'une politique décentralisée suppose un pilotage très fort au niveau national. Or, en matière de protection de l'enfance, le pilotage est, sinon défaillant, du moins dispersé et très hétérogène. Quand nous avons rencontré l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) à propos du groupement d'intérêt public « Enfance en danger » (GIPED) et que nous avons fait le compte des professionnels mobilisés au niveau national pour piloter cette politique, nous avons constaté qu'ils n'étaient pas nombreux. Même si les effectifs du GIPED sont assez importants, il s'agit avant tout d'un service d'écoutants, et les fonctions stratégiques qu'on peut développer dans les collectivités et les départements n'ont pas beaucoup de compétences. Il semble donc urgent de mener une réflexion sur la gouvernance au niveau national. Nous en avons déjà parlé avec M. Adrien Taquet et nous avons fait valoir notre point de vue. On pourrait s'inspirer du modèle de la CNSA, qui a plutôt bien fonctionné : les professionnels et les élus prennent réellement en compte les spécificités des territoires et le travail se fait en confiance. Au niveau national, en matière de protection de l'enfance, il y a des expériences dont on peut s'inspirer et des choses à inventer. Nous avons fait un certain nombre de propositions, notamment celle de créer une grande agence : encore faudrait-il préciser son contenu et voir comment les territoires pourraient prendre part à son action.

D'autres sujets mériteraient d'être abordés plus spécifiquement, comme la question des jeunes majeurs ou les mesures en milieu ouvert. Je songe aussi à la question de l'évaluation, qui est un vrai problème au niveau national : on a trop tendance, aujourd'hui, à modifier les organisations existantes, alors même qu'elles n'ont pas fait l'objet d'une évaluation. La protection de l'enfance n'a, pour ainsi dire, pas été évaluée depuis des années : l'étude longitudinale sur l'autonomisation des jeunes après un placement (ELAP) est certes intéressante, mais il reste un gros travail à faire en la matière. Si l'on consacrait, ne serait-ce qu'un millième du budget actuel à l'évaluation, on n'en serait pas là. L'évaluation pourrait d'ailleurs prendre des formes très diverses, comme de la formation-action ou des études en recherche-action. On sait faire tout cela, mais on le fait peu.

Il faut souligner, enfin, une évolution des publics concernés par la protection de l'enfance. C'est très net à Paris, où l'on hérite de tous les effets de bord des politiques hospitalières et des politiques de santé. Les jeunes qui ont des troubles du comportement sévères sont de plus en plus nombreux et l'on note une prévalence du nombre de jeunes en situation de handicap. Ils représentent 20 % des jeunes concernés par l'aide sociale à l'enfance, alors qu'ils ne sont que 7 % à 11 % au sein de la population totale. À Paris, sur 5 000 jeunes placés, 780 sont reconnus handicapés. Pour une cinquantaine d'entre eux, il a fallu inventer des solutions très spécifiques, en créant notamment des équipes mobiles d'appui avec des pédopsychiatres. Certains de ces jeunes ne sont pas reconnus handicapés, alors même qu'ils ont des troubles du comportement sévères. J'ai déjà eu deux cas particulièrement difficiles à gérer dans l'Essonne et dans le Loiret et, à Paris, il nous est arrivé d'avoir 52 jeunes à l'hôtel, avec des infirmiers en psychiatrie qui tournaient en permanence, ce qui est tout de même problématique…

L'aide sociale à l'enfance (ASE) voit arriver des mineurs étrangers de dix-sept ans, qui sortent de l'hôpital avec une injection à effet à retard, et il faut se débrouiller : ce n'est pas possible. Nous devons réfléchir aux modes de prise en charge par la psychiatrie pour adultes, parce que ces jeunes, une fois majeurs, sont livrés à eux-mêmes.

Un chiffre, enfin, doit toujours être rappelé quand on parle de la protection de l'enfance : chaque année, 100 000 à 150 000 jeunes sortent du système scolaire sans aucune formation. Sur une classe d'âge de 750 000 individus, cela doit tout de même nous alerter. Je l'ai déjà dit, le service social scolaire, la médecine scolaire, la PMI sont des services qui sont en grande difficulté aujourd'hui, alors qu'ils devraient concourir à la détection et à la prévention. Nous n'avancerons pas si nous ne travaillons pas sur ces questions. On pourra toujours critiquer l'ASE, mais celle-ci ne sera jamais que la variable d'ajustement des autres politiques.

Vous m'avez interrogé, enfin, sur les initiatives de l'ANDASS en vue d'une coordination au niveau national. Nous avons un référent, M. Pierre Stecker, qui ne pouvait pas être présent aujourd'hui. Il travaille en Seine-Saint-Denis et il anime, avec Mme Marie-Françoise Belle Van Thong, un groupe national en matière de protection de l'enfance qui fonctionne très bien. Nous avons également des têtes de réseau sur tous les sujets : l'autonomie, l'insertion, le travail social, l'investissement social. Il faut savoir que l'ANDASS ne bénéficie d'aucun financement public et qu'elle n'en cherche pas. Son action repose uniquement sur la bonne volonté de ses membres : c'est évidemment une limite à son action, mais elle est l'une des rares associations qui réfléchissent globalement à l'action sociale en France aujourd'hui.

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