Je brosserai un panorama un peu général de la protection de l'enfance dans mon département et un peu au-delà, et des difficultés qui se posent avant d'en venir à la désignation des avocats qui sera peut-être développée par mes consoeurs.
Je suis avocate au barreau de la Seine-Saint-Denis, plus spécifiquement avocate d'enfants, formée à la justice des mineurs, civile et pénale. Les avocats d'enfants s'engagent par des chartes des barreaux à suivre régulièrement des formations pour rester dans les groupes d'avocats d'enfants. Par ailleurs, comme mes deux consoeurs, nous sommes membres d'un groupe de travail sur les mineurs au Conseil national des barreaux.
J'exerce au barreau de Seine-Saint-Denis qui est extraordinaire dans tous les sens du terme. Dans le message que vous nous avez adressé, vous nous avez demandé de préciser le contexte dans lequel nous exerçons.
Je vous livre quelques chiffres. Les familles monoparentales représentent en Seine-Saint-Denis 13,2 % des ménages contre 10 % en Île-de-France. Nous nous situons au-delà de la moyenne. Elles sont souvent en difficulté financière. Bien sûr, ce n'est pas parce qu'il s'agit de familles monoparentales que la prise en charge au titre de l'aide sociale à l'enfance est une nécessité, mais c'est, parmi beaucoup d'autres, un facteur aggravant.
Situation spécifique à la Seine-Saint-Denis, 14 % des 15-25 ans sont parents. Dix-huit pour cent de cette tranche sont au chômage. Certaines communes atteignent même un taux de 40 %. Peut-être retrouve-t-on de tels taux dans les territoires d'outre-mer ou dans certaines communes de France, mais la Seine-Saint-Denis cumule les difficultés. C'est la raison pour laquelle j'ai souligné que ce département était extraordinaire. Le revenu moyen des ménages est de 30 % inférieur à la moyenne régionale.
L'âge de décrochage scolaire en Seine-Saint-Denis est de 9 ans alors qu'il est de 14 ans pour la moyenne nationale. Ces chiffres sont tirés du rapport Cornut-Gentille de juin 2018 et sont donc très actuels.
La protection de l'enfance, en Seine-Saint-Denis, mais pas uniquement, a vu ses clignotants passer à l'orange, puis au rouge. L'accueil des mineurs non accompagnés s'accroît au fil des années, mais ce n'est pas le seul facteur qui a poussé les juges des enfants de Bobigny, confrontés à la forte dégradation des dispositifs de la protection de l'enfance dans le département, de lancer, le 5 novembre dernier, un appel au secours, suivi par 180 juges.
Pour planter le décor, je souligne que le Conseil constitutionnel, dans une décision très récente du 21 mars 2019, rappelle que l'intérêt supérieur de l'enfant constitue un principe de valeur conventionnelle. À cet égard, de par l'application de la Convention internationale des droits de l'enfant, les enfants bénéficient de droits propres. Même si le cadre législatif par les lois de 1983, 1984, 2002, 2007 et 2016 a fixé un cadre relativement satisfaisant, il reste perfectible. En effet, si ce cadre pose des exigences fortes, il n'est malheureusement pas toujours efficient ni d'application stricte dans les territoires. En outre, l'application de la loi de 2016, comme d'autres textes ou conventions, est assez diverse d'un territoire à l'autre.
Dans le cadre de la protection de l'enfance, un certain nombre de droits sont régulièrement négligés. Il y a coresponsabilité des départements et de l'État, ce dernier intervenant en matière de justice, de santé et d'éducation nationale. Avant même de parler du rôle de l'avocat, il me semble important de relever les lacunes telles qu'elles apparaissent dans les dossiers que je traite. Par exemple, le droit à la santé, le service social scolaire, le service de promotion de la santé sont en grande défaillance. Depuis des années, on assiste à un nouveau recul, ce qui n'a pas ému grand monde. Ces services sont désormais quasiment exclus du primaire et des lycées.
J'ai participé récemment en Seine-Saint-Denis à un colloque organisé par le conseil départemental. Une assistante sociale scolaire de la ville de Montreuil expliquait que dans les établissements qui seront créés, il n'était prévu ni assistante sociale ni infirmière scolaire, et qu'à terme on pouvait craindre la suppression des personnels en fonction dans les établissements existants. C'est dramatique en termes de prévention tant il est vrai que la protection de l'enfance ne passe pas uniquement par l'aide sociale à l'enfance (ASE), il convient de prendre en compte ce qui peut intervenir en amont, ce qui peut éviter de basculer dans une prise en charge par les départements ; c'est à ce stade que l'on peut détecter un certain de nombre de difficultés, les traiter pour éviter que la situation ne s'aggrave.
La neuropsychiatrie infanto-juvénile est squelettique alors que les besoins sont de plus en plus pressants. Je vois des populations vulnérables, pour lesquelles les difficultés de la société sont ressenties très durement, où les problèmes de nature psychologique liées aux parents transparaissent de plus en plus fréquemment, lesquelles retentissent sur les enfants. Les pédiatres font défaut et je ne parle pas des réponses qui ne sont pas apportées aux enfants en situation de handicap. La protection maternelle et infantile (PMI) devient quasiment inexistante : en Seine-Saint-Denis, les délais de prise en charge sont supérieurs à un an. Si l'on prend rendez-vous dans les centres médicopsychologiques (CMP), c'est parce que l'on a besoin d'une réponse rapide, on ne peut se permettre d'obtenir un rendez-vous un an plus tard.
La prévention spécialisée a disparu dans 17 départements, c'est dramatique.
Des ruptures de parcours de soins interviennent à l'occasion de changement de statut. Lorsque les enfants changent de statut, des médecins refusent leur prise en charge. Par exemple, les enfants qui sont confiés dans le cadre du système de protection universelle maladie (PUMA) et qui souffrent d'affections psychiques ne sont pas pris en charge. La solution passe par l'intervention des médecins.
Sur le plan national, 70 000 enfants reconnus handicapés sont pris en charge par l'aide sociale en France. Cette vulnérabilité résulte parfois de maltraitances antérieures. Le cerveau ne s'est pas correctement développé en raison de violences subies ou de maladies résultant de violences subies après la naissance et de retards de soins.
Parce que le dispositif français n'est pas à la hauteur, des enfants partent le lundi matin en taxi de Lille ou parfois de Paris ou prennent le train jusqu'à Lille, pour gagner la Belgique où ils sont accueillis au centre de Cerfontaine ou dans des centres qui accueillent des personnes en situation de handicap. Je ne parle pas des difficultés que de telles situations engendrent pour des parents qui veulent maintenir le lien avec leur enfant et le coût que cela représente tant pour les parents que pour les départements qui financent parfois ces voyages.
Parallèlement, le droit à l'éducation n'est pas non plus toujours effectif alors qu'il faudrait le placer au centre du projet de l'enfant. Des ruptures de scolarité sont constatées au cours de la première année de placement. Des enfants sont placés dans une famille d'accueil ou un foyer distant de leur école ; arrivant en cours d'année, ils ne sont pas pris en charge par l'institution scolaire. Se pose également le problème des départements qui, pour des raisons budgétaires, incitent les enfants pris en charge à effectuer des formations courtes, alors même qu'ils seraient en mesure de suivre un cursus ordinaire, universitaire ou autres. Or on les dirige presque automatiquement vers des CAP, voire au mieux des bacs pro s'ils sont vraiment bons mais pour le reste, on leur demande d'être autonomes financièrement au plus vite.
Puisque l'on parle de l'éducation et que l'on étudiera le rôle de l'avocat, j'évoquerai les conseils de discipline. J'ignore s'il en va ainsi partout, mais en Seine-Saint-Denis on exclut à tour de bras pour des faits qui, à mon époque, auraient simplement nécessité que le directeur d'école ou le proviseur convoque le jeune pour l'admonester sans aller au-delà. À l'heure actuelle, on s'oriente vers des exclusions temporaires ou définitives pour des faits qui devraient, certes, être analysés, mais ne pas conduire à une exclusion qui met en péril l'avenir du jeune. Il serait bon que ces conseils de discipline ne soient pas présidés par le proviseur ou le directeur d'école, mais plutôt par des inspecteurs d'académie, avec la possibilité pour l'enfant d'être assisté par un avocat pour le conseiller afin qu'on lui explique le parcours et la prise en charge qui conditionnent son avenir. C'est une piste que je lance qui pourrait être éventuellement retenue.
S'agissant des défaillances concernant la protection de l'enfance, dont le champ est beaucoup plus large que celui de l'aide sociale en France, elles concernent également les enfants dans le milieu ordinaire. La loi de 2016 insiste sur l'organisation d'un parcours stable sur le long terme et le décret du 28 octobre de la même année porte sur le maintien des liens d'attachement. Avant un placement en institution, peut-être serait-il possible d'envisager de mobiliser la famille et toutes les ressources autour de l'enfant, en la personne de tiers – des tantes, des marraines, des oncles proches – pour assurer un suivi. L'enfant pourrait être suivi régulièrement par un juge des enfants, un référent qui ferait un rapport.
Les conférences familiales de prévention, qui sont issues des pratiques des Maoris, ont été mises en place en Belgique et au Canada. Elles sont actuellement expérimentées en Gironde. Peut-être serait-ce une solution d'avenir qui résoudrait les difficultés avec l'aide d'un coordinateur, la décision étant validée par un juge des enfants. Cela éviterait de judiciariser en amont, d'aggraver les difficultés et de réduire les coûts des finances publiques dans la mesure où certaines solutions pourraient être trouvées dans le milieu proche de l'enfant. Je crois qu'il n'y aurait que des bénéfices à la mise en place de ces conférences familiales. Je crois qu'il en existe actuellement dix en Gironde, dont cinq ont été validés par des juges des enfants.
On s'oriente vers une administration de la prise en charge avant une judiciarisation. Il me semble qu'il faudrait plutôt saisir le juge des enfants, non pas obligatoirement pour judiciariser, mais pour que la phase administrative se déroule sous l'égide d'un juge des enfants afin de limiter sa saisine à des situations extrêmement dégradées et qu'il ne récupère pas une situation plus complexe. Le juge pourrait porter un regard sur les rapports et se saisir des dossiers avant que les enfants ne soient trop abîmés.
La question de meilleurs échanges entre les services est soulevée aussi par nombre d'enfants, les plus âgés que je reçois. Des échanges entre les services dans l'intérêt d'une continuité bien comprise de la mesure sont souhaitables. Par exemple, des enfants changent de service ou de prise en charge sans que les nouveaux services ne consultent le dossier. Peut-être ce point ne relève-t-il pas de la loi, mais il serait bon de le rappeler, c'est une question de bonnes pratiques car la continuité du parcours de l'enfant suppose une connaissance de son passé.
Un autre point est évoqué par les enfants dont j'ai la charge. Certains disent que la famille d'accueil les connaît au quotidien, bien davantage que l'inspectrice ou l'éducatrice qui établit le rapport. Aussi serait-il bon que les juges des enfants entendent les familles d'accueil qui sont au plus près de la situation de l'enfant. La loi le permet, le juge des enfants peut entendre qui il estime nécessaire, mais, en pratique, il n'entend jamais les familles d'accueil alors que ce serait parfois utile. En trente ans d'exercice, je ne l'ai jamais vu faire.
Par ailleurs, des difficultés se posent au recrutement des familles d'accueil et des assistantes familiales, et l'on se trouve parfois confronté à des familles mal formées ou qui ne conviennent pas. Des enfants vivent des maltraitances. Un jeune garçon m'en a parlé très récemment. La famille comptait la nourriture de l'enfant, les feuilles de papier toilette, il dormait sur une natte. De fait, la famille d'accueil a été exclue du dispositif. Cet enfant m'a dit qu'il avait eu du mal à en parler, qu'il avait eu peur de ne pas être cru. Certains jeunes demandent que soit instauré un système de médiation entre les enfants et les foyers ou les familles. C'est d'ailleurs à ce stade que l'avocat peut intervenir, l'avocat dont on aimerait qu'il soit plus souvent, voire systématiquement, auprès des enfants pris en charge.
La soeur du garçon dont je parlais à l'instant, aujourd'hui âgée de 15 ans, m'a dit qu'elle aurait aimé rencontrer un avocat bien avant et ne comprenait pas pourquoi on en désignait un seulement maintenant. J'étais assez satisfaite de l'entendre. Le petit frère a confié à son assistante familiale, qui me l'a répété, qu'il avait été apaisé de pouvoir s'exprimer auprès d'une personne qui avait été à l'écoute. C'est ce à quoi sert un avocat, en amont et en aval. Il est en mesure d'expliquer, d'écouter et de faire remonter au juge, le cas échéant, les difficultés. Dans le dossier que j'évoque, sans l'avocat, le juge n'aurait jamais été saisi d'une difficulté importante susceptible de faire basculer l'enfant dans des problèmes psychiatriques plus importants. Les enfants réclament donc souvent des lieux de parole.
Les délais de mise en oeuvre des décisions des juges des enfants se posent dans un certain nombre de juridictions, notamment dans celle où j'exerce. Pour l'assistance éducative en milieu ouvert (AEMO), à Bobigny, les délais atteignent un an, voire davantage. Une juge des enfants, hier, à qui j'évoquais l'audition d'aujourd'hui, m'a transmis une décision qu'elle venait de prendre. Elle a ordonné une AEMO voilà deux ans, restée sans effet. Le service demande une continuité de la prise en charge, parce que la situation risque de s'aggraver. L'avocat de la famille a demandé un non-lieu, puisque, de fait, il ne se passe rien. La juge est le seul interlocuteur de cette famille qui en demandait un. Elle a renouvelé la mesure pour un an en expliquant qu'une personne pourra ordonner un rendez-vous en cas de besoin, y compris en cours de mesure. Mais il est malheureux d'arriver à des risques de basculement. Si la mesure prise doit prendre effet trois ans plus tard, c'est qu'il n'y avait pas lieu de prendre de mesures, du moins, on pourrait le penser. En l'occurrence, le besoin est avéré. Les mesures judiciaires d'investigation éducatives sont pluri-professionnelles et associent l'ASE, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), des assistantes sociales, des psychologues, etc. Elles nécessitent un délai d'application compris entre neuf et dix-neuf mois.
On note également des refus fréquents, de la part de l'ASE, d'exécuter un certain nombre de mesures, notamment concernant les mineurs non accompagnés (MNA). Ce sont pourtant des enfants en danger au même titre que les autres. À partir du moment où ils sont pris en charge, ils doivent être considérés comme les autres. Or, force est de constater qu'un régime très particulier leur est appliqué, y compris dans leur accès à l'ASE. En Seine-Saint-Denis, comme dans d'autres départements, un service spécifique a été ouvert pour eux, mais les éducateurs sont très peu nombreux. Ils ont la charge d'une centaine de dossiers, ce qui est absolument ingérable, de sorte qu'ils étaient en grève jusqu'à il y a encore très peu de temps.
Les problèmes humains et de moyens engendrent des délais, empêchent la mise en place de mesures et aggravent les situations. Le manque de personnel est un très mauvais calcul budgétaire dans la mesure où leur présence aujourd'hui permettrait de faire des économies à long terme.
Je dirai un mot de la situation des jeunes majeurs. La France et le Luxembourg sont les deux seuls pays d'Europe à ne pas avoir de revenu vital pour les jeunes de 18-25 ans, ce qui engendre des situations compliquées. Quarante pour cent des 18-25 ans sont d'anciens enfants pris en charge par l'aide sociale ; ils se retrouvent à la rue en raison de sorties sèches et de difficultés multiples. Beaucoup d'enfants qui arrivent à l'aide sociale à l'enfance sont très abîmés. C'est une réalité. Ce qui ne veut pas dire qu'ils doivent se retrouver à la rue. D'autres dispositifs sont à mettre en oeuvre pour aider à leur prise en charge. Certains souffrent de stress post-traumatiques de handicaps divers qui méritent d'être traités.
La proposition de Mme Bourguignon semblait fort intéressante dans sa version initiale.