Intervention de Isabelle Frechon

Réunion du jeudi 9 mai 2019 à 14h00
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Isabelle Frechon :

Je reprends le cours de notre audition, en commençant par vous remercier de me donner l'occasion de présenter les résultats des recherches d'une équipe qui travaille depuis longtemps sur les jeunes pris en charge au titre de la protection de l'enfance.

Les enquêtes que je réalise depuis plus de vingt ans consistent à interroger les jeunes sur leur propre perception, afin de mieux connaître leurs conditions de vie. La plus récente est l'enquête ELAP – sur l'autonomisation des jeunes après le placement –, menée par l'INED et le laboratoire Printemps, qui rassemble une dizaine de chercheurs. Cette enquête a consisté à interroger les jeunes en plusieurs vagues, avant et après leur fin de parcours.

Il m'est arrivé moins souvent d'interroger les professionnels. Dans l'étude « les politiques sociales à l'égard des enfants en danger » de 2009, nous avons reconstitué, avec Stéphanie Boujut et Didier Drieu, les parcours d'une cohorte d'enfants ayant connu au moins un placement, tout en menant des entretiens avec les professionnels pour mieux comprendre l'organisation des mesures de placement.

Je mobilise d'autres sources de données quantitatives comme l'enquête Sans Domicile de 2012, conduite par l'INSEE et l'INED, des données comparatives, les statistiques de la protection de l'enfance sur les bénéficiaires de l'aide sociale à l'enfance et les enquêtes auprès des établissements sociaux – enquêtes « ES » –, menées par la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES).

Cette audition portant moins sur la sortie de parcours que sur le système de protection de l'enfance dans son ensemble, j'aborderai trois thématiques qui me semblent particulièrement sensibles : les conséquences de la mise en oeuvre de la politique par le département sur le lien parental ; l'articulation entre le parcours institutionnel et le parcours scolaire ; la précarité résidentielle.

Pour le premier point de cette intervention, je m'appuierai sur l'étude « les politiques sociales à l'égard des enfants en danger ». Il n'est pas simple, en France, de reconstituer de façon exhaustive le parcours d'un enfant : cela suppose de pouvoir accéder aux dossiers de l'aide sociale, aux dossiers des tribunaux pour enfants en cas de mesures judiciaires civiles et de recourir à d'autres moyens si des mesures ont été prises en application de l'ordonnance de 1945. Et lorsque l'enfant a été pris en charge par plusieurs départements, cela s'avère plus compliqué encore.

Malgré ces limites, nous sommes parvenus à reconstruire le parcours de plus de 800 enfants pris en charge en protection de l'enfance dans deux départements. Nous avons dû lire 1 000 dossiers papier – les données ne sont pas informatisées – pour analyser les motifs d'entrée, de sortie, et les données relatives aux liens familiaux. Nous n'avons pas eu accès aux dossiers des enfants dont le parcours dans le département s'était achevé avant leurs 10 ans, car ils sont alors transmis aux archives départementales.

L'étude portait sur des enfants nés au milieu des années 1980, qui avaient atteint l'âge de 21 ans au moment de la collecte. Elle a été réalisée dans deux départements aux capacités d'accueil opposées : un département de province, disposant de 1 000 places d'accueil, un département d'Île-de-France, dont la capacité était très restreinte. Je souligne au passage qu'il n'existe pas d'indicateur fiable sur l'ensemble des lits disponibles dans un département, l'indicateur de l'adresse ne prenant pas en compte les places en famille d'accueil.

La capacité d'accueil d'un département a des conséquences impressionnantes sur les parcours des enfants. Le risque de placer l'enfant, une fois le danger avéré, est beaucoup plus grand dans un département où la capacité d'accueil est faible : dans le département d'Île-de-France de notre étude, plus de la moitié des jeunes, contre 31 % dans le département de province, avaient connu au moins une forme de maltraitance avant leur prise en charge.

Lorsque la capacité d'accueil est faible, le temps de placement est réduit : les parcours étaient plus courts d'un an en moyenne dans les départements d'Ile-de-France, et l'alternance avec les placements en milieu ouvert plus grande. La difficulté de trouver une place entraîne des placements moins préparés, avec une moindre adhésion des enfants et de leur famille. Comme l'indiquait une psychologue interviewée, le manque de préparation des parents fait qu'ils perçoivent le placement non comme une aide mais comme une sanction, et qu'ils se sentent étiquetés « mauvais parents ».

Dans le département bien doté en places d'accueil, les professionnels ont fait état d'autres risques : lorsque l'on sait qu'il y a de la place, on prend plus rapidement une mesure de placement, en mettant de côté la prévention. Sauf si le schéma départemental insiste sur cette dimension et que la question est prise à bras-le-corps, on passe outre la prévention ; une fois l'enfant placé, on se passe plus facilement d'un accompagnement social et éducatif de la famille.

La question du lien avec les parents est très complexe. Sans doute l'avez-vous compris au travers des témoignages des jeunes que vous avez auditionnés, les effets du maintien du lien à tout prix, mal accompagné, sont dévastateurs. Des études françaises, mais aussi étrangères, ont mis en évidence les effets néfastes d'un retour dans la famille, suivi d'un nouveau placement. Ces parcours chaotiques, faits d'allers-retours se retrouvent chez plus de la moitié des sans-domicile anciennement placés sur lesquels nous avons enquêté, alors qu'ils représentent 30 % de l'ensemble des parcours.

Les jeunes placés n'ont pas tous la même histoire, ils ne bénéficient pas tous des mêmes soutiens familiaux. Certaines prises en charge en protection de l'enfance permettent simplement de seconder la famille durant une phase de vie difficile. Un quart des jeunes ont connu des placements courts, de moins de deux ans, suivis d'un retour en famille définitif. Pour ceux-là, la protection de l'enfance a joué un rôle de suppléance familiale. On remarque que les retours définitifs sont surtout possibles lorsque les deux parents existent encore, même séparés.

Il est fort probable que l'on pourrait faire mieux, avec une meilleure prévention, notamment lorsqu'il s'agit de familles monoparentales. La première vague de l'étude ELAP, qui portait sur des jeunes âgés de 17 ans, montre que les ruptures parentales sont nombreuses, et que lorsque l'un des parents est présent, il s'agit bien souvent de la mère. Il importe vraiment de réfléchir au soutien à apporter aux mères.

S'agissant du deuxième point, la scolarité au fil des âges en protection de l'enfance, commençons par dire, avec Tristan Poullaouec, que l'obtention d'un diplôme est la seule arme pour prétendre à la mobilité sociale en France.

Si l'on excepte les MNA, pour lesquels la question ne se pose pas de la même manière – les jeunes placés sont 55 % à avoir redoublé au moins une fois ; 39 % d'entre eux, contre 17 % dans la population générale, ont redoublé en primaire ; 25 % ont suivi une classe adaptée aux jeunes en difficulté scolaire et 24 % disent avoir des difficultés à lire ou à écrire le français ; 24 % ont connu des périodes de déscolarisation de deux mois ou plus, ces mauvais résultats, associés aux perspectives médiocres de fin de parcours, incitent les professionnels à les orienter de manière massive vers les voies courtes et professionnalisantes.

Annick-Camille Dumaret, qui a conduit des études en 1982, en 1999 et en 2011 a montré que les écarts avec la population générale se sont accrus, sous l'effet de l'allongement du temps de scolarité. Alors que les résultats n'étaient pas mauvais en 1982, le fossé a commencé de se creuser en 1999, au point qu'en 2011, la chercheuse a dû renoncer à une comparaison avec la population générale, et a opté pour un groupe plus proche, les jeunes déscolarisés ou ayant terminé leur scolarité avant l'âge de 20 ans. Si les écarts se sont accrus aussi fortement, c'est que l'on ne prend pas en compte l'évolution de la société et l'allongement des études. Dans sa thèse, un chercheur a montré que la formation des éducateurs, qui porte sur des savoirs davantage professionnels que théoriques, entraîne, chez eux, une défiance vis-à-vis des études longues.

Une enquête que j'ai menée récemment avec Céline Dumoulin montre les effets délétères de cette prise en charge sur les filles, principalement. En effet, alors qu'elles redoublent moins et sont moins déscolarisées que les garçons, elles connaissent plus de difficultés d'insertion qu'eux. On laisse plus facilement une fille sans formation qu'un garçon.

Les résultats vont totalement à l'inverse de ceux de la population générale, même lorsqu'il s'agit des milieux sociaux les plus défavorisés – les milieux populaires ont compris toute l'importance d'obtenir un diplôme. Dans la population générale, les filles sont très peu nombreuses dans les parcours courts et professionnalisants ; lorsqu'elles sont placées, elles y réussissent encore moins que les garçons ; et comme l'on n'a pas pensé à leur ouvrir la possibilité de rebondir sur un bac pro après un CAP – comme c'est le cas dans certaines filières masculines –, elles arrêtent plus tôt.

Il me semble absolument nécessaire de faire de la scolarité des filles et des garçons placés une priorité. Il faut avoir à l'esprit que l'éducation nationale s'est jusque-là très peu investie pour ces jeunes. Les inégalités scolaires sont liées à la possibilité ou non de bénéficier d'un accompagnement scolaire ; si des dispositifs comme l'aide aux devoirs sont mis en place dans les établissements en réseau d'éducation prioritaire (REP et REP +), il faut savoir que les lieux de placement ne coïncident pas avec la carte de l'éducation prioritaire.

Je souhaite corriger un chiffre que j'entends souvent, selon lequel 70 % des jeunes de la protection de l'enfance sortiraient de l'école sans diplôme. Ce n'est pas ce qui ressort de l'enquête ELAP, qui n'a pourtant pas été réalisée dans les sept départements les mieux dotés : 30 % des jeunes de la protection de l'enfance sont sortis sans diplôme ; parmi les 70 % qui ont obtenu un diplôme, 30 % ont eu le brevet, 35 % un CAP, 35 % le baccalauréat. Ces résultats, comparés à ceux de la population générale, ne sont pas satisfaisants, mais ils sont bien éloignés du chiffre précité, sur l'origine duquel je m'interroge. Certes, 70 % des jeunes placés âgés de 17 à 20 ans n'ont pas de diplôme, mais s'ils sont pris en charge, c'est précisément parce qu'ils en préparent un... C'est toute l'importance du contrat jeune majeur : 41 % des jeunes sortis sans diplôme n'ont pas de contrat jeune majeur ; ceux qui ont bénéficié d'un contrat jeune majeur ne sont que 24 % à ne pas avoir obtenu de diplôme.

Troisième point, les jeunes pâtissent d'une instabilité résidentielle tout au long de leur vie d'enfant et d'adolescent. Près de deux jeunes sur cinq disent avoir connu de grosses difficultés de logement, de ne pas avoir su où loger et dormir, avant ou pendant le parcours de placement. 25 % des non-MNA et 66 % des MNA ont connu la rue avant d'être placés, 11 % des non-MNA et 50 % des MNA l'ont connue entre deux placements.

L'instabilité résidentielle tient aussi à la succession des lieux d'accueil. Le parcours de placement doit être le plus stable possible, et pourtant, un quart des jeunes âgés de 17 à 20 ans ont connu plus de quatre lieux d'accueil différents.

La fin de parcours comporte aussi son lot d'incertitudes résidentielles. Les travaux de Pascale Dietrich-Ragon montrent que les jeunes ont un risque très élevé de connaître des galères de logement à la sortie de placement : à peine la moitié sont locataires ; 15 % sont logés en foyer jeune travailleur ou en résidence sociale, la majorité sont hébergés. Ils sont 7 % à connaître la rue, mais 19 % si on leur a refusé un contrat jeune majeur.

En conclusion, la capacité d'accueil des départements influence la durée du parcours, avec une mise en danger des jeunes lorsqu'elle est trop restreinte et une mauvaise adhésion au placement, aux conséquences néfastes pour l'enfant et sa famille ; pour éviter les placements trop longs, la prévention et les mesures en milieu ouvert sont importantes. Il est nécessaire de mettre les bouchées doubles sur la scolarité des enfants placés pour éviter de les ancrer dans une pauvreté adulte. Il existe un traitement différencié des garçons et des filles en protection de l'enfance ; celles-ci nécessitent pourtant une attention toute particulière pour que soit rompu le cycle des violences et qu'elles aient de véritables chances de s'en sortir. Enfin, pour mettre fin à la spirale des ruptures, il convient de tenir compte de la vulnérabilité résidentielle dans la durée.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.