Intervention de Pierrine Robin

Réunion du jeudi 9 mai 2019 à 14h00
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Pierrine Robin :

Chercheuse au centre de recherche franco-allemand Marc-Bloch à Berlin, je me propose de donner un éclairage sur le système allemand de protection de l'enfance dans une perspective comparatiste, avant d'évoquer une étude qui a associé, à une équipe de chercheurs de l'université Paris-Est Créteil, un groupe de jeunes sortant des dispositifs.

Les systèmes allemand et français peuvent être classés parmi les régimes corporatistes, ou conservateurs, qui se caractérisent par la recherche d'un équilibre entre la famille et l'État dans la gestion des risques sociaux qui affectent les différents âges de la vie. Dans ces systèmes, le droit commun ne peut pas être la réponse unique car les choses sont plus compliquées pour les individus dont la famille est absente ou défaillante. À la différence des systèmes que l'on observe dans les pays d'Europe du Nord, l'intervention n'est pas centrée sur l'individu ; elle porte sur la famille, dans son ensemble. Quant aux États d'Europe du Sud, ils n'interviennent pas dans le cercle familial.

Il y a en Allemagne une tradition socio-pédagogique forte et une attention à ce que l'on appelle le « monde vécu » : les dispositifs sont calés non sur des aspects administratifs mais sur la perception des bénéficiaires.

Des spécificités historiques peuvent expliquer les différences de conception et d'organisation de l'aide. En France, la responsabilité de la gestion des enfants orphelins, abandonnés ou perçus comme à risque social est, depuis la Révolution, une oeuvre d'État, et le secteur associatif est peu présent dans la co-conception des dispositifs. En Allemagne, unifiée plus tardivement, en 1871, les dispositifs nationaux, notamment sous la République de Weimar, se sont articulés avec de forts dispositifs locaux. Plus tard, le régime national-socialiste a mené une politique ambiguë vis-à-vis des enfants, puisqu'il s'est agi à la fois d'accompagner les familles, en prévenant les mauvais traitements, et d'exterminer les enfants handicapés et les enfants délinquants. Par ailleurs, les dispositifs locaux ont été centralisés, ce qui a conduit le secteur social, après la guerre, à faire montre de méfiance à l'égard d'un État tout-puissant et d'une intervention toute étatique. L'ensemble de la société civile a alors été appelé à participer, non seulement à la mise en oeuvre de l'aide, mais aussi à sa conception.

Dans les années 1960, une révolte d'enfants placés, qui avaient fui les foyers pour rejoindre des colocations étudiantes, a conduit à une conception plus démocratique du système d'aide. Trente ans plus tard, une réforme a permis d'axer davantage le dispositif d'accompagnement sur la socio-pédagogie et la participation des enfants.

En France, le dispositif est décentralisé mais l'État cherche à jouer son rôle de leader, à impulser les normes. Les associations, qui mettent en place 80 % des dispositifs, sont peu consultées dans la conception de ceux-ci. Le système d'appel d'offres fait qu'elles ont progressivement délaissé leur rôle militant pour se consacrer à la mise en oeuvre de l'aide ; il existe une dichotomie et ce sont en fin de compte les fédérations, qui ne prennent pas en charge les enfants, qui occupent le plus de place dans le débat public.

En Allemagne, une séparation très nette distingue les pouvoirs fédéraux des régions fédérées. Cette séparation s'exerce aussi sur un plan horizontal, en séparant les différents acteurs participant au dispositif. L'aide sociale à l'enfance est placée à l'échelon des communes. Ces structures, les Jugendämter, gèrent l'ensemble des sujets liés à l'enfance et la jeunesse, ce qui concerne l'enfance en danger, l'enfance handicapée, l'enfance délinquante, etc. – soit toutes les questions regardant l'enfance et la famille.

La loi de protection de l'enfance ne constitue pas un texte particulier, elle s'inscrit dans un texte législatif plus général qui porte sur l'ensemble des familles et des enfants. Dans la mesure où le sujet de la protection de l'enfance n'occupe qu'une faible partie de cette loi plus générale, le système est différent du modèle français, et moins stigmatisant. C'était d'ailleurs en 2014 la même ambition qui animait Dominique Bertinotti lors de l'élaboration du projet de loi « Famille », texte généraliste au départ, qui a finalement été retiré devant les protestations dont il a fait l'objet. Ce texte a, in fine, abouti à la promulgation de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant.

Dans ce système allemand qui comporte à la fois des organismes administratifs et des organismes de conseil, les chercheurs occupent une place très importante. Au sein de l'État fédéral, une commission comprenant des représentants de syndicats, d'associations et de chercheurs conseille le Gouvernement sur les questions relatives à l'enfance. À l'échelon local, chaque Jugendamt est doté d'une section de recherche adossée à des commissions d'enquête pluripartites composées pour une moitié de chercheurs et pour l'autre de représentants de tous les partis politiques.

Ce système favorise les synergies entre les connaissances, ce qui est propice à la rédaction de lois mieux imprégnées des résultats de la recherche. Les fédérations jouent par ailleurs un rôle important, ce qui confère une plus grande marge de liberté aux enfants ainsi qu'aux familles à l'intérieur de ce dispositif.

En France l'aide à l'enfance relève plutôt du « soutien contraint », car une tension permanente existe entre accompagnement et contrôle social, même si la loi de 2016 prévoyait la subsidiarité de l'intervention du judiciaire par rapport à l'administratif afin de mieux associer les familles à la mise en oeuvre de l'aide. Toutefois, bien des années plus tard, 80 % des mesures de placement sont encore judiciarisées ; on peine donc à aboutir à cette déjudiciarisation.

De son côté, le système allemand se caractérise par une aide volontaire avec un dispositif en trois étapes. En cas de difficulté, les parents peuvent se rendre volontairement dans des services de première intention, dans une sorte d'autosignalement. Les services interviennent ainsi avant l'orientation vers le Jugendamt, qui n'agit que dans un second temps. Il existe ainsi un système de prévention permettant une aide moins stigmatisante.

Le Jugendamt peut ensuite intervenir, puis la justice, ce qui ne concerne que 13 % des situations. Cette dernière est ainsi beaucoup moins présente qu'en France et n'agit que lorsque les parents sont en désaccord avec l'aide, mais principalement lorsqu'il faut retirer une partie de l'autorité parentale. Le juge des enfants a alors la possibilité de démanteler l'autorité parentale par petits morceaux, en retirant par exemple ce qui regarde la santé ou l'éducation, sans la défaire tout à fait.

Ces différences dans l'organisation du dispositif se traduisent concrètement dans la gestion de l'aide. Avec un collègue allemand, Timo Ackermann, nous avons conduit une recherche participative avec des enfants et des éducateurs dans la région de Hanovre, où nous avions formé un collectif d'enfants et d'éducateurs à la conduite de l'enquête. Nous avons effectué une sorte de voyage au sein de différents foyers d'accueil au cours duquel les enfants participaient à des entretiens avec d'autres enfants et les éducateurs avec d'autres éducateurs.

En tant que Française, j'ai été très surprise par certains aspects : si la loi de 2016 tend effectivement à se rapprocher de certaines pratiques germaniques, bien des différences subsistent encore. Le point de vue de l'enfant est beaucoup plus pris en compte en Allemagne dans l'évaluation initiale, même si certaines dispositions de la loi de 2016 cherchent à se rapprocher de cette pratique. Par ailleurs, l'ensemble des acteurs, l'enfant, la famille et les partenaires sociaux, sont associés à des « conférences d'aide » où il est décidé en commun de l'évolution de la mesure retenue.

Avant d'entrer dans un foyer, l'enfant a la possibilité d'en visiter plusieurs et de choisir celui qui lui semble le mieux lui convenir. Il a encore la possibilité – ce qui n'est pas négligeable – d'apporter des objets personnels comme des meubles, une table, son bureau et sa chaise, ou de repeindre sa chambre à son goût. Cela peut sembler relever du détail, mais garantit une certaine forme de continuité.

Par ailleurs, dans le quotidien formel et informel du foyer, l'enfant est beaucoup plus associé à la vie collective, par exemple dans le choix du planning d'activités, la participation aux repas, ce qui signifie qu'ils font les courses eux-mêmes et préparent le repas avec les éducateurs ; il ne s'agit donc pas d'aliments déjà préparés par un service extérieur. Des temps formels sont aussi mis en place auxquels participent le groupe de foyer et le groupe d'établissement, ce qui favorise une participation structurée des enfants aux décisions qui les concernent au sein de leur espace d'accueil.

Nonobstant ces fortes différences susceptibles d'étonner un observateur français, les enfants, au cours des entretiens que nous avons conduits, ont relativisé cette impression de liberté en donnant l'impression de n'avoir le choix qu'entre la peste et le choléra, entre deux foyers équivalents. Les conférences d'aide étaient parfois vécues comme des temps de participation contrainte, pouvant les obliger à « sécher » l'école, ce qu'ils ressentaient comme un poids sur leur rythme de vie.

Les enfants ont surtout exprimé le sentiment de n'être consultés que sur les sujets mineurs. Ainsi, chose très délicate à gérer au sein des foyers de l'aide à l'enfance, ils disent ne pas avoir choisi les personnes avec lesquelles ils vivent. La crainte est toujours celle d'un nouveau venu qui va déstabiliser le groupe, et elle est exprimée dans les collectifs comme dans les familles d'accueil. La question s'est d'ailleurs posée avec les éducateurs : les enfants doivent-ils participer à la décision portant sur la venue d'un autre enfant ?

Par ailleurs, des tensions sont constatées entre les nécessités de la vie collective et la liberté de choix ; que faire de celle-ci alors que tout doit être organisé à l'avance : les plans de table, les plans de sorties, les plans d'aide, etc., toutes planifications nécessaires à la vie collective ? Les enfants ont donc le sentiment d'être consultés pour les petites choses, mais pas pour ce qui est important. Les adolescents que nous avons rencontrés revendiquaient ainsi le droit d'opérer plus de choix dans leur scolarité, et de ne pas être orientés systématiquement vers la formation professionnelle.

Ces adolescents connaissaient des difficultés d'ordre psychique, ils revendiquaient le droit à être davantage acteurs de leur propre santé, car ils étaient pratiquement tous soumis à des traitements médicaux ; ils revendiquaient donc aussi une certaine liberté de choix dans ce domaine. Ils exprimaient encore le souhait de disposer de plus de liberté de choix dans leurs rapports avec leurs familles.

En définitive, leurs perceptions rejoignaient celles des enfants français placés dans des conditions comparables, alors que les dispositifs sont assez différents. C'est pourquoi il m'a semblé que les politiques publiques devraient plus prendre en compte la question de la perception subjective qu'ont les enfants et les jeunes du dispositif, mais aussi des parcours de vie des intéressés.

Ces parcours de vie sont marqués par des mobilités plurielles, biens plus fortes que celles généralement rencontrées ; ces mobilités sont familiales et spatiales et s'entremêlent au cours de la socialisation familiale et supplétive. Ces enfants, plus soumis que les autres à des transitions et à des ruptures, ont moins de possibilités et moins d'ancrages les rendant à même d'appréhender les discontinuités et les séparations. Ils disposent de moins de supports propres à articuler les espaces, les relations et les temporalités traversées.

Les enfants français ont par exemple moins de possibilités de conserver des souvenirs de leurs vies antérieures, comme des objets personnels, des photos ou tout autre support susceptible de créer des sentiments de continuité. Dans la mesure où toutes les relations sont organisées par l'institution, y compris téléphoner à ses parents ou recevoir leur visite – car la possibilité de téléphoner librement à ses parents est une façon de conserver sa place dans l'univers familial –, elles sont entravées. Les enfants disposent ainsi de peu de moyens de créer des continuités au sein des discontinuités.

Il est par exemple très rare qu'un enfant ayant connu trois familles d'accueil puisse retourner pour un week-end dans une famille qu'il a connue antérieurement afin de conserver un sentiment de filiation avec cette famille.

On peut donc être conduit à penser que ce système d'aide peine à s'adapter à la diversité des parcours. Or, en fonction des socialisations familiales initiales ainsi que des parcours au sein du dispositif, les besoins des enfants ne sont pas les mêmes, non plus que les chances de tisser des liens à la sortie de placements.

Je reviendrais très brièvement sur les trois types de parcours que nous avons identifiés, ce qui rejoindra ce que nous avons évoqué avec ma collègue, Isabelle Frechon, au sujet de la proposition de loi.

Nous avions ainsi distingué trois types de parcours : celui des enfants entrés très tôt dans le dispositif, celui des enfants entrés tardivement et celui, intermédiaire, des enfants entrés à l'âge de 11 ans.

Notre étude a montré que les enfants entrés très tôt dans le dispositif connaissaient des parcours précoces et stables au sein de la protection de l'enfance, et éprouvaient le sentiment d'avoir trouvé un chez-soi, un lieu-repère, dans le milieu supplétif. Néanmoins, à la sortie du placement, certains percevaient une forme de continuité par rapport à ce qu'ils avaient déjà connu, et d'autres une forme de rupture au regard de cette socialisation dans les structures de protection.

Un premier sous-groupe d'enfants accueillis longuement estime que leurs parents de naissance les ont laissés investir le milieu substitutif, et que les accueillants leur ont permis d'aller à la rencontre de leurs parents. Ils ont le sentiment d'avoir été accompagnés par un groupe d'adultes plus que par une personne, et vont ainsi avoir confiance dans l'aide, vers laquelle ils se tourneront facilement.

Ces enfants présentent souvent les liens qu'ils ont construits au cours de l'accueil comme permettant la réalisation de soi, à travers un projet scolaire par exemple, sans pour autant que ces liens les inscrivent dans une lignée. Sans aller jusqu'à estimer faire partie de la famille d'accueil, ils estiment que cette famille leur a permis de réaliser leurs projets, d'accomplir une scolarité, etc.

Ils pensent souvent avoir la possibilité de poursuivre un projet à la sortie parce qu'ils ont été fortement investis par les familles d'accueil, et vivent cette sortie comme une transition à laquelle ils ont été préparés en découvrant progressivement leurs possibilités d'action.

En revanche, d'autres jeunes ayant connu un accueil long, précoce et stable vivent la sortie de l'aide à l'enfance comme un couperet, une rupture et un abandon. Pour ceux-là, la discontinuité est présente au moment même de l'entrée dans le dispositif, car ils considèrent avoir été dès ce moment montés contre leurs parents, d'avoir été coupés d'eux après qu'ils ont été diabolisés. Ils ont souvent fait l'objet d'un engagement fort de la part des familles d'accueil, mais connaissent un désengagement lors de la transition à l'âge adulte et de l'adolescence, lorsqu'ils affirment leurs propres choix, d'orientation politique ou sexuelle, etc.

Pour gérer cette tension, ces jeunes vont beaucoup s'investir dans la scolarité, ce qui va les éloigner de leur milieu d'accueil et de leur milieu de naissance, ce qui va les amener à s'éloigner de leur milieu d'accueil au moment de leur sortie du dispositif. Ils vivent la transition vers l'âge adulte avec un sentiment d'abandon de la part des familles d'accueil, et parfois de la structure, lorsque l'aide prend fin alors qu'ils ont atteint l'âge de 21 ans.

Ces jeunes vont donc plutôt se construire sur une mémoire réflexive visant, à la fin du parcours, à réconcilier l'ensemble des espaces traversés.

Le deuxième cas étudié est celui des enfants entrant tard, après l'âge de 16 ans, dans le dispositif. Au moment de leur arrivée, ils ont déjà subi de nombreuses expériences de perte et de rupture, et ont souvent connu des situations adverses, telles que des parcours migratoires.

Ces jeunes arrivent avec l'idée qu'ils n'ont plus de liens, et doutent que, si leurs propres parents ont échoué à s'occuper d'eux, d'autres puissent y parvenir. Dans un premier temps, ils vont mettre ces liens à distance, mais vont arriver à en recréer au sein du dispositif. Alors que la première catégorie de jeunes étudiés s'attache beaucoup à la famille d'accueil, aux liens de proximité, la seconde s'attache plus à l'éducateur référent ou à la psychologue, par exemple, et tisse des liens plus distanciés.

Ils vont beaucoup investir la scolarité et seront plus à l'aise dans les normes d'accompagnement qui leur sont imposées à la sortie, comme d'être autonomes et de gérer eux-mêmes leurs rendez-vous.

Dans ce même groupe, certains ont connu des accueils familiaux plus adverses impliquant des situations de violences physiques ou sexuelles ; expériences d'humiliation, d'enfermement ou de contrainte. Ceux-là ont intériorisé des images très négatives des figures parentales, et voueront peu de confiance dans la capacité des dispositifs institutionnels à les accompagner. Leur parcours au sein des divers dispositifs s'apparentera alors à une traversée du désert, le sentiment étant alors qu'il n'existe aucun lien sur lequel ils peuvent compter.

Ce sont ces jeunes qui seront le plus exposés à des sorties précoces, c'est-à-dire à des renvois de foyers et des exclusions, car ils ne parviennent pas à se plier aux règles du jeu du dispositif.

Le dernier type de parcours étudié est celui des enfants entrant dans le système à l'âge de 11 ans, qui connaissent la plus grande instabilité au fil des parcours supplétifs. Ces jeunes vivent des parcours en zigzag, circulant au sein des divers dispositifs, passant de la protection de l'enfance à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), des services de protection de l'enfance à ceux de santé mentale, faisant des allers-retours à l'hôpital.

Ceux-là vivront peut-être la transition à l'âge adulte avec le sentiment d'être accompagnés et récupérés, ou avec l'impression d'être oubliés par les dispositifs. Ils seront aussi les plus nombreux à développer des comportements d'évitement du recours à l'aide, à connaître des situations de non-recours, notamment au contrat jeune majeur.

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