Intervention de Laurent Gebler

Réunion du jeudi 9 mai 2019 à 16h15
Mission d'information sur l'aide sociale à l'enfance

Laurent Gebler, président de l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF) :

Je m'attacherai à faire un état des lieux du système de la protection de l'enfance tel que les magistrats de la jeunesse le perçoivent. Nous avons été alertés ces derniers temps au sujet de la prise en charge des mineurs par les services de l'aide sociale à l'enfance et il a été beaucoup question récemment de la prise en charge des jeunes majeurs et des mineurs non accompagnés ainsi que des mesures judiciaires non exécutées par les services départementaux.

Globalement, nous pouvons dire que le système fonctionne plutôt pas mal pour tout ce qui concerne la détection et le signalement, de façon inégale s'agissant du traitement des informations préoccupantes et de façon encore plus inégale pour ce qui est de la prise en charge des mineurs.

J'aborderai d'abord l'architecture du système de l'aide sociale à l'enfance puis les réponses à apporter aux besoins fondamentaux des enfants, mis en exergue par la loi de 2016.

La particularité de la France est d'être dotée d'un système bicéphale, avec une protection administrative, d'un côté, et une protection judiciaire, de l'autre. Le juge des enfants a occupé pendant longtemps une place centrale dans le dispositif, à tel point que les services sociaux se sont beaucoup construits dans leur fonctionnement autour de cette figure. La loi du 5 mars 2007 avait renversé cette logique en faisant du président du conseil départemental le chef de file de la protection de l'enfance et en donnant à la justice un rôle subsidiaire. Cette organisation a été un peu nuancée par la loi de 2016 qui a rappelé qu'en cas de maltraitance avérée, même quand la famille consentait aux interventions, la place du judiciaire devait rester pleine et entière.

Il n'y a pas eu de déjudiciarisation comme on aurait pu l'imaginer initialement. L'idée reste très ancrée qu'il est plus facile de travailler dans le cadre d'un mandat judiciaire que d'une contractualisation avec les familles. Les obstacles peuvent parfois être juridiques. Quand l'autorité parentale est exercée par les deux parents et que l'un d'eux est dans la nature, les services sociaux ne s'autorisent pas à mettre en place des interventions avec un seul des parents et saisissent la justice. Toutefois, il reste difficile pour eux de travailler dans ce champ contractuel avec les familles et il faudra sans doute se pencher sur cette question. La loi est allée au-delà des habitudes et des fonctionnements observés.

Nous constatons d'abord que la logique de subsidiarité, avancée dans les lois de 2007 et de 2016, n'est pas tout à fait aboutie.

Sur le terrain juridique, on reste au milieu du gué. La logique de la subsidiarité, qui n'est jamais désignée comme telle, est présente dans le code de l'action sociale et des familles mais pas dans le code civil. Ainsi, lorsque les familles saisissent directement le juge des enfants – ce qui arrive régulièrement, je dirai même de plus en plus souvent –, cette logique ne s'impose pas. Quand des parents demandent de l'aide parce qu'ils ont des difficultés avec leurs enfants, le juge ne peut pas les renvoyer vers les services sociaux en leur disant : « Allez déjà voir si vous pouvez vous faire aider », parce que le code civil ne le prévoit pas. En revanche, le procureur peut dire au président du conseil départemental d'aller jusqu'au bout de la démarche de signalement si les mesures d'aide n'ont pu être mises en place ou n'ont pu fonctionner.

La question de la contractualisation avec les familles n'ayant pas été suffisamment pensée, on observe par ailleurs une persistance des signalements judiciaires. Les placements, par exemple, sont à 80 % d'origine judiciaire. Et pour les mesures en milieu ouvert, les proportions sont analogues.

Nous constatons ensuite que le département occupe toutes les places.

Ce sont les mêmes qui tendent la main aux familles pour les aider dans les difficultés qu'elles rencontrent avec leurs enfants, les mêmes qui font un signalement au juge des enfants, via le procureur, lorsqu'ils estiment ne plus pouvoir intervenir, les mêmes qui prennent en charge les enfants en aval de l'intervention du juge des enfants. Cette confusion des rôles est souvent mal perçue par les familles qui peuvent avoir l'impression d'être cernées. Quand nous les recevons, la première chose qu'elles nous disent, c'est bien souvent qu'on leur a planté un couteau dans le dos : « On m'a expliqué qu'on venait nous aider et on se retrouve chez vous ». Elles ne disposent d'aucun sas entre la phase des mesures de prévention et la phase du signalement judiciaire.

En outre, le département, qui occupe déjà toutes les places, revendique souvent d'aller encore plus loin. Prenons l'exemple des mesures d'action éducative en milieu ouvert (AEMO). Ces interventions éducatives à domicile décidées par le juge des enfants dans le cadre de l'aide contrainte sont traditionnellement confiées à des services du secteur associatif qui sont habilités et contrôlés à la fois par le département et la protection judiciaire de la jeunesse mais qui travaillent sur mandat judiciaire. Or, certains départements réclament aujourd'hui la possibilité de prendre en charge ces mesures d'AEMO. Cela signifie pour le juge des enfants que tous les oeufs sont placés dans le même panier et qu'il ne peut plus croiser d'avis différents sur une situation donnée, ce qui le prive du recul nécessaire.

Face à cette évolution, les juges des enfants peuvent se trouver en difficulté pour jouer leur rôle de contre-pouvoir. Il ne faut pas oublier qu'ils doivent non seulement protéger les enfants contre les abus, les négligences, les carences de l'autorité parentale mais aussi être les garants du respect des droits des familles et des enfants, notamment face aux services sociaux. Nous avons vu en quoi c'était important dans toutes les dernières affaires.

Les juges des enfants peuvent également se trouver en difficulté pour imposer l'application de la loi. Ils sont réduits à l'impuissance lorsque les départements décident de ne pas exécuter leurs décisions, en invoquant le manque de moyens ou l'absence d'outils qui auraient pourtant dû être développés – car il faut bien voir que tous les départements n'ont pas la même volonté d'accorder la priorité à la protection de l'enfance. C'est ainsi que dans la plupart des départements, le projet pour l'enfant (PPE), défini dans la loi de 2016, n'est pas mis en place. Ils nous expliquent qu'ils ont d'autres chats à fouetter, comme les mineurs non accompagnés (MNA). Il en va de même pour les mesures concernant la relation avec la fratrie. Et je ne vous parle pas du droit de visite médiatisé accordé aux familles : certains départements ne le mettent pas en oeuvre, ou alors avec six mois ou un an de retard.

Cependant, il faut aussi que la justice balaie devant sa porte. Elle est aussi en difficulté. Il est évident que lorsque dans un tribunal qui compte trois magistrats, un poste est vacant pendant six mois, les deux autres juges sont principalement occupés à « écoper » et à gérer les urgences du cabinet vacant. Ils n'ont plus le temps de participer aux instances partenariales pour mettre en avant les besoins de la juridiction, pointer du doigt tel ou tel problème et faire remonter leurs difficultés. Dans un certain nombre de tribunaux de grande instance, la justice s'est trouvée affaiblie dans le plein exercice du rôle qui devrait être le sien.

Ce constat posé, nous considérons qu'il y a plusieurs pistes à explorer.

S'agissant de la contractualisation, nous estimons que les travailleurs sociaux départementaux devraient bénéficier d'une formation à l'approche contractuelle avec les familles. Il importerait également de clarifier la notion d'autorité parentale : est-il nécessaire d'avoir l'accord des deux parents pour mettre en oeuvre la moindre mesure d'aide aux familles ? Très souvent, l'un des parents – le père surtout – n'est pas joignable alors qu'il a l'autorité parentale, ce qui bloque des décisions.

Il nous paraît important d'envisager comment dissocier plus clairement les fonctions d'aide exercées dans le cadre de la prévention et le signalement à l'autorité judiciaire. Nous pourrions peut-être nous inspirer d'expériences menées dans d'autres pays. Il me paraît nécessaire que puissent être introduits des regards extérieurs, le cas échéant en repensant la composition des cellules de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes (CRIP). Il faudrait introduire des tiers afin d'éviter que les autorités amenées à aider les familles ne perdent leur confiance parce qu'elles ont aussi à faire les signalements. Nous estimons que celui qui signale doit être dissocié de celui qui aide.

Les outils d'évaluation nous semblent devoir être repensés. Quand le juge des enfants est saisi directement, le seul outil dont il dispose est celui de la mesure judiciaire d'investigation éducative, qui est très lourd, alors qu'il s'agit parfois de vérifier simplement si une famille est capable d'accepter l'aide des services sociaux.

Enfin, il faudra arriver à la mise en place d'un dispositif plus contraignant pour imposer aux départements l'exécution des décisions de justice et la mise en oeuvre des moyens nécessaires. En contrepartie, nous pourrions envisager un soutien plus massif de l'État pour la prise en charge des mineurs non accompagnés car les départements invoquent souvent ce motif pour dire que tous leurs moyens sont absorbés.

J'en viens à la réponse aux besoins des enfants.

Depuis la loi de 2016, ce ne sont plus les droits des parents ni les difficultés ou les carences parentales qui sont au centre du dispositif mais les besoins fondamentaux de l'enfant et leur évolution en fonction de sa croissance. Dans le prolongement de la loi, des réunions de consensus nous ont permis d'apprécier plus finement cette notion qui est venue remplacer celle, beaucoup plus vague, d'intérêt de l'enfant.

Bien sûr, l'approche en termes de besoins de l'enfant n'est pas incompatible avec la prise en compte des droits des parents et de leurs difficultés dans la mesure où l'on sait que l'un des premiers besoins identifiés de l'enfant est de pouvoir vivre avec ses parents. Soutenir la parentalité, c'est protéger le droit pour l'enfant d'être élevé par ses parents.

Néanmoins, nous ne sommes pas allés tout au bout de cette logique de mise en avant des besoins de l'enfant et il y aura sans doute des choix à faire.

Nous l'avons vu avec la question du délaissement. La loi de 2016 a précisé que l'enfant ne peut être considéré comme délaissé si les parents justifient qu'ils ont été empêchés de quelque façon que ce soit de maintenir des liens avec lui. Là encore, nous restons au milieu du gué, et l'on peut prédire que la procédure de délaissement, telle qu'elle a été instaurée par cette loi, n'aura pas forcément beaucoup plus d'impact que l'ancien dispositif de la déclaration judiciaire d'abandon qui répondait aux mêmes conditions.

Notons également que ce sont les adultes et les institutions qui doivent s'adapter aux besoins de l'enfant, et non l'inverse. Et là, disons les choses telles qu'elles sont, nous ne sommes pas très bons. Le maintien des relations avec la fratrie en cas de placement et l'organisation du droit de visite médiatisé dépendent encore beaucoup trop souvent de la disponibilité des travailleurs sociaux et de protocoles de fonctionnement encore très lourds, souvent au détriment des besoins de l'enfant.

Nous le voyons encore dans des domaines comme la pédopsychiatrie. Les soins restent attachés au domicile de l'enfant. Or les enfants pris en charge par les services de l'aide sociale à l'enfance sont amenés à changer régulièrement de lieu d'accueil, ce qui fait que ce sont eux qui doivent s'adapter au fonctionnement de l'institution avec des changements de thérapeutes quand ils passent d'une famille d'accueil à un foyer, pour peu que celui-ci ne se trouve pas dans le même ressort.

On le constate, par ailleurs, dans le manque de réponses dans le champ médico-social qui conduit des maisons de l'enfance ou des foyers de l'enfance à devoir prendre en charge des enfants porteurs de pathologies ou souffrant de troubles graves du comportement.

Bref, il reste des progrès considérables à accomplir pour que les institutions arrivent davantage à s'adapter aux besoins de l'enfant.

L'enfant doit pouvoir bénéficier d'un statut juridique qui corresponde à ses besoins. La loi de 2016 a beaucoup centré les débats autour du délaissement or on observe dans les cabinets des juges des enfants qu'il y a finalement relativement peu d'enfants réellement délaissés. En revanche, il y a beaucoup d'enfants dont les parents se trouvent durablement dans l'incapacité de s'en occuper : ils peuvent prendre des décisions lorsqu'on les sollicite mais ils sont dans de telles difficultés, sur le plan social, sur le plan psychiatrique, qu'il est nécessaire pour leur enfant de se construire ailleurs. Et pour ces enfants-là, il n'y a pas de statut autre que la précarité de l'assistance éducative. La tutelle et la délégation de l'autorité parentale ne sont pas adaptées, car ce sont des statuts qui correspondent à des situations où les parents sont dans l'impossibilité d'exercer leurs droits ou ont abandonné leur enfant.

Vous me direz que l'assistance éducative peut être une très bonne chose, mais il ne faut pas oublier que des gamins accueillis au sein d'une même famille depuis leur plus jeune âge sont obligés de changer de famille ou de partir en foyer parce que les familles d'accueil salariées ont démissionné, pris leur retraite ou déménagé. Il y a un manque d'anticipation, alors même que les services peuvent savoir depuis le début que tel enfant va devoir bénéficier de mesures de protection jusqu'à sa majorité.

Ces enfants ne sont pas adoptables au sens classique du terme. L'adoption plénière n'est pas possible car les liens avec les parents sont maintenus. Pour eux, il y aurait une piste à creuser, celle de l'adoption simple car ils ont besoin de pouvoir se construire entre deux familles d'accueil et de se projeter dans l'avenir. Travailler autour de la notion de double appartenance de l'enfant nous paraît important.

Sur la question du jeune enfant, le Défenseur des droits a publié un rapport l'année dernière. L'enfant en bas âge reste le parent pauvre de la protection de l'enfance en termes de droits. Le Défenseur des droits a souligné cette carence dans notre législation et a proposé d'affirmer clairement que le jeune enfant est titulaire de droits, même s'il ne peut pas les exercer lui-même. Cela impliquerait de favoriser la désignation d'administrateurs ad hoc afin de le représenter dans la procédure d'assistance éducative et lui permettre d'avoir un accès effectif à ses droits procéduraux. Aujourd'hui, les textes sur l'assistance éducative visent l'enfant capable de discernement, qui peut faire appel d'une décision, saisir le juge, prendre un avocat mais rien n'est dit des droits de l'enfant qui n'est pas capable de discernement.

Dans le même ordre d'idée, la défense du mineur en justice nous paraît devoir évoluer. La place de l'avocat dans les procédures de protection de l'enfant doit être repensée. Le minimum serait la possibilité pour le juge des enfants de désigner d'office un avocat pour l'enfant capable de discernement, ce qui n'est pas possible au regard des textes actuels. La loi dit que l'enfant peut choisir un avocat ou demander au juge qu'il en soit désigné un. Toutefois, lorsque le procureur saisit le juge pour le placement en urgence d'un adolescent maltraité, il est très rare que celui-ci vienne avec un avocat lors de la première audience. Le juge l'informe alors de son droit à se faire assister d'un avocat, droit qu'il pourra choisir ou non d'exercer, mais au stade où des décisions très importantes sont prises, il n'aura pas eu d'avocat. Si le juge avait la possibilité de désigner d'office un avocat pour l'engagement de la procédure, cela constituerait une avancée importante. Je citerai aussi le cas des conflits entre parents : nous savons que certains peuvent se montrer réellement maltraitants avec leur enfant, en ayant recours à la manipulation voire à l'aliénation, or la plupart du temps, l'enfant n'a pas d'avocat ou alors un avocat désigné subrepticement par la mère ou le père.

Il y a eu des interrogations sur la question de savoir s'il fallait systématiser l'accompagnement de l'enfant par un avocat pour l'assistance éducative. En tant que magistrats, nous nous sommes montrés un peu réservés car cela alourdirait certaines procédures. Nous sommes parfois saisis pour des fratries entières et nous avons à traiter des situations où nous avons surtout des choses à dire aux parents. En revanche, nous estimons que dès que le placement de l'enfant est en jeu, qu'il soit envisagé, ordonné en urgence, ou reconduit, un avocat aurait toute sa place aux côtés de l'enfant.

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les mineurs non accompagnés. J'évoquerai un sujet qui nous tient à coeur, l'entrée dans la majorité. En vertu d'un système de péréquation à l'échelle nationale, chaque département est tenu d'accueillir un certain pourcentage de mineurs non accompagnés, mais ne sont pas comptabilisés dans ce pourcentage les jeunes devenus majeurs pour lesquels certains départements poursuivent leur travail d'assistance éducative, notamment en leur proposant des contrats de jeune majeur. En Gironde, un tiers des jeunes non accompagnés sont ainsi majeurs. Ce serait une mesure de justice que de prendre en compte les efforts de ces départements qui supportent une charge lourde pour mener cet accompagnement jusqu'à son terme. Cette question des jeunes majeurs est un problème aujourd'hui. La proposition de loi qui leur est consacrée vient d'être vidée de sa substance, ce que nous regrettons vivement. L'idée est peut-être de ne pas vouloir contraindre les départements mais le fait est que nous sommes en train de lâcher dans la nature des jeunes majeurs qui sont mis à la rue à leurs dix-huit ans après des mois voire des années de prise en charge par les services de l'aide sociale à l'enfant. Il faut absolument faire quelque chose.

Enfin, il faut poser la question de la représentation juridique des mineurs non accompagnés. Tant qu'ils ne sont pas pris en charge dans le cadre de mesures de tutelle ou de délégation d'autorité parentale, il faudrait systématiser la désignation d'un représentant légal. Son rôle irait au-delà de celui d'un administrateur ad hoc car il ne serait pas ciblé uniquement sur l'aspect procédural et l'accomplissement de démarches, en matière de droit d'asile notamment ; il s'agirait aussi de permettre au jeune d'ouvrir un compte bancaire ou de signer un contrat d'apprentissage. Aujourd'hui, il y a un vide juridique et il faut rechercher des solutions.

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