Je vous remercie de nous avoir invités. Beaucoup de choses ont été dites sur les conséquences très graves qu'entraîneront, tout au long de leur vie, les violences subies par les enfants. Je vais vous parler de l'unité que je coordonne, avant de céder la parole à ma collègue Martine Balençon, présidente de la Société française de pédiatrie médico-légale, à laquelle plusieurs d'entre nous appartiennent, après l'avoir cofondée.
Mon unité est implantée dans un centre hospitalier et rattachée à son service de pédiatrie. Nous accomplissons le travail de constat dont a parlé le Mme le Dr Rey-Salmon. Étant en province, nous ne recevons pas autant d'enfants. Leur parcours médico-judiciaire permet, chez nous, qu'ils soient entendus dans une salle d'audition protégée intégrée aux locaux de la consultation pédiatrique. L'enregistrement n'est obligatoire que dans les cas de violences sexuelles. Il faudrait qu'il le soit pour toutes les violences, comme de nombreux parquetiers le préconisent, mais il n'est pas pratiqué de manière systématique.
L'originalité de notre unité – qu'elle partage cependant avec d'autres, comme celles d'Orléans ou d'Angers – est que nous assurons aussi une mission de dépistage à l'intérieur de l'hôpital. L'unité a donc une double entrée : elle peut être sollicitée pour un constat judiciaire, c'est-à-dire pour un examen, sur réquisition, éventuellement précédé d'une audition de l'enfant par les services enquêteurs ; mais nous formons aussi une équipe de ressources pédiatriques multidisciplinaires, dédiées à l'enfant, qui réunit des psychologues, des assistantes sociales, des pédiatres et pédiatres légistes, qui travaillent en lien étroit avec l'unité de pédopsychiatrie du service de pédiatrie. Ces professionnels constituent, à l'intérieur de l'hôpital, des ressources complémentaires. Celui de Nantes reçoit 35 000 passages d'enfants de moins de 15 ans et 3 mois aux urgences pédiatriques, soit entre 120 et 140 passages par jour. Or on sait que, parmi ces enfants qui viennent pour une jambe cassée, un mal au ventre, une tentative de suicide, une agitation, ou tout autre chose, certains – leur nombre varie, selon les études, de 4 % à 16 % – sont victimes de violences, toutes confondues, et qu'il faut pouvoir les dépister.
Nous ne prétendons pas être exhaustifs, parce que l'on peut toujours se tromper, d'autant plus que la maltraitance, comme le disait le docteur Pavelka, se caractérise par l'impensable : l'impossibilité de la penser, l'impossibilité de la voir et de l'entendre. Notre cerveau fait beaucoup de travail pour nous y rendre sourds. Pour lever ces blocages, il faut des équipes très formées, très soudées et très capables de se parler, en particulier de ce que cette violence nous fait, à nous. Sinon, on ne verra pas, et on pourra laisser passer des enfants gravement maltraités, sans nous en rendre compte.
Cette fonction de personnels ressources, que nous remplissons, était préconisée par la mesure 11 du plan « Violences 2017-2019 » : il prévoyait qu'il y ait un médecin référent pour la protection de l'enfance dans chaque hôpital. Je pense qu'il faudrait en réalité prévoir une équipe référente ressource dédiée à l'enfant, en milieu pédiatrique : les enfants n'étant pas considérés comme des mini-adultes par le reste de la médecine, il n'y a pas de raison pour qu'ils soient reçus, pour le dépistage ou le constat de violences, dans des services adultes.
Il s'agit donc d'une mission de dépistage et de soins d'urgence – de réanimation psychique et de dépistage somatique d'urgence –, après lesquels nous orientons les enfants vers nos collègues d'autres institutions. Nous formons aussi une équipe ressource pour les professionnels de l'extérieur, par exemple pour un médecin généraliste qui se trouverait confronté à une situation difficile. S'il dépistait une leucémie chez un enfant, il l'adresserait au service de cancérologie de l'enfant du CHU ou de l'hôpital le plus proche ; il n'y a pas de raison pour que, pour un ensemble de pathologies aussi graves, avec des conséquences aussi graves que celles induites par la maltraitance, les hôpitaux n'offrent pas des ressources analogues, et qu'un plan de santé ne soit pas prévu par les agences régionales de santé (ARS), pour y associer non seulement les hôpitaux, mais l'ensemble du réseau de santé.
Nous travaillons en lien étroit avec le conseil départemental et l'ASE, puisque notre fonctionnement est défini dans le cadre très précis d'une convention signée en 2010 entre l'ARS, le CHU de Nantes, le tribunal et le conseil départemental. De ce fait, nous avons des rapports très fréquents avec le médecin référent pour la protection de l'enfance, avec les services de la protection maternelle et infantile, et avec les responsables de l'ASE. Cela nous permet de mettre très rapidement à l'abri un enfant, en cas de suspicion. Les services de PMI nous renvoient par exemple des cas de bébés secoués – un bleu sur la joue d'un bébé peut, on le sait, représenter un signe d'alerte très grave, présageant de violences futures. Il faut alors mettre l'enfant à l'abri et établir un bilan : on n'en est pas encore au stade du signalement, mais à observer comment va cet enfant, avec ses parents, en se demandant s'il faut en tirer un diagnostic de danger, et alerter les services compétents.
Nous faisons aussi beaucoup de formation. Étant adossés à un service d'urgence, nous sommes ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de sorte que les médecins peuvent toujours nous adresser leurs patients. Cette idée d'équipe ressource me semble vraiment importante à reprendre dans le futur plan : tous les hôpitaux doivent en être dotés. De même que l'on ne concevrait plus qu'un service de pédiatrie n'ait pas un spécialiste en diabétologie, en endocrinologie ou en cancérologie de l'enfant, il faut des équipes référentes – pas un service, mais bien des équipes ressources mobiles, capables d'aller dans tous les services de l'hôpital mère-enfant.
J'ai eu l'honneur de participer au rapport sur les besoins fondamentaux de l'enfant préparé sous la direction du docteur Martin-Blachais. En plus de ces besoins, les enfants protégés ont des besoins spécifiques, liés aux expériences négatives qu'ils ont vécues. Comme le disait le docteur Martin-Blachais, leur santé est déjà entamée quand ils arrivent au service de protection de l'enfance : une étude de l'observatoire départemental de Loire-Atlantique montre, par exemple, que 16 % des enfants du département sont suivis en orthophonie, mais ce n'est le cas que de 4 % des enfants protégés, alors que de nombreuses études montrent que la plupart des enfants qui entrent en protection de l'enfance présentent des troubles du langage et un retard, sous ce rapport, allant d'un à deux ans. On imaginerait donc que 30 %, voire 35 % d'entre eux fassent l'objet d'un suivi orthophonique, d'autant que notre département est plutôt riche et plutôt attentionné. Ce n'est pourtant pas le cas.
Pour répondre à ces besoins spécifiques, il faut encore plus de moyens. C'est pourquoi nous tentons une expérimentation, conformément à l'article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, afin d'améliorer la santé des enfants protégés, en nous appuyant sur le réseau de santé, ses pédiatres, ses médecins généralistes, ses psychiatres, ses psychologues, suivant le modèle des réseaux « Grandir ensemble », au service des grands prématurés, ce afin d'assurer un suivi systématique de la santé des enfants protégés, et un dépistage somatique et psychique de leurs troubles, de manière à ce que leur santé soit prise en compte dès le début.
Voilà donc ce qu'il faut savoir de nos équipes référentes. J'ajouterai simplement – le docteur Balençon le développera – qu'en prenant en compte la dimension du soin dès le constat, on limite les séquelles à long terme. Lorsque nous constatons des violences, nous ne faisons pas simplement fonction d'auxiliaires de justice, nous contribuons déjà au soin, par la façon dont nous accueillons les enfants, dont nous leur parlons, dont nous les examinons, pour les orienter ensuite. Pour cela, les liens avec les services l'ASE sont très importants : nous recevons des administrateurs ad hoc et des éducateurs. Cette acculturation réciproque, par laquelle nous augmentons notre expérience, chacun à sa place, à partir de sa formation de départ, fait que l'on s'occupe mieux, ensemble, des enfants protégés.