Sur le ton de la confidence, monsieur le président, je dirai que, dans cette période, vous avez été le seul de la majorité à être à la hauteur. Et vous l'avez été non pas avec le règlement que vous proposez, mais avec celui qui avait été élaboré en 2009 et 2014. Pour faire face à une situation de crise, et c'en était une, nul n'est besoin de recourir à un règlement qui contingenterait, limiterait, interdirait la parole : il suffit d'un peu d'expérience et, si vous me permettez le compliment, de talent.
Aujourd'hui, vous nous proposez un dispositif qui, à l'évidence, aura des conséquences dramatiques pour la vie dans notre Assemblée. Après avoir évoqué les motions, la discussion générale, les suspensions de séance, la discussion des articles, je veux aborder le contrôle systématique de la recevabilité administrative des amendements.
Comme je l'ai indiqué tout à l'heure, vous reprenez dans votre résolution une disposition qui était prévue dans le projet de loi constitutionnelle de juillet 2018. Ainsi, aux articles 24 et 26 de la présente résolution, vous souhaitez instaurer un contrôle systématique de la recevabilité législative des amendements au titre de l'article 41.
Tous les observateurs de la vie politique le disent, cette disposition aura des effets catastrophiques pour notre vie démocratique puisqu'elle limitera la capacité d'initiative de chaque député.
Qui donc méconnaît aujourd'hui ce qui relève de la loi et du règlement ? Pratiquement toujours, le Gouvernement. Et qui peut assurer, de façon implacable, que telle ou telle disposition relève de la loi et non pas du règlement, ou l'inverse ? Sûrement pas un président de commission – n'y voyez pas une attaque personnelle, madame la présidente. C'est à nous, collectivement, qu'il appartient de délibérer en la matière, et c'est au juge constitutionnel qu'il revient de censurer les dispositions qui seraient considérées comme un abus de pouvoir de notre assemblée ou du Sénat. L'élection ne confère pas un tel pouvoir, manifestement exorbitant, à un seul élu.
Cette disposition en matière d'irrecevabilité participe de votre projet : limiter le droit d'expression des parlementaires.
Vous prétendez fluidifier, dynamiser, moderniser le travail parlementaire mais vous faites de cette chambre un lieu où les seuls partis politiques s'exprimeront, les uns après les autres. Vous en arrivez même à vous méfier de la parole, pour privilégier un système de contribution écrite dont nous verrons très vite les conséquences négatives, notamment en termes d'évaluation du travail personnel de chacun.
Nous l'avons évoqué en commission : notre société a changé, elle est plus complexe. Notre approche des sujets dans un même groupe politique est souvent différente. Dans cette Assemblée, nous sommes tous façonnés non seulement par nos convictions, mais aussi par nos expériences, notamment sur le terrain. Et puis, dans ce pays, on ne fait pas de la politique de la même façon entre rural et urbain, entre Nord et Sud. Combien de fois ai-je été dans le doute, en divergence même, alors que venait de s'exprimer l'un de mes amis socialistes ? Pour autant, ma solidarité et ma fidélité à ma formation politique et à ses militants restent identiques.
Demain, parce que vous aurez limité à un orateur par groupe les interventions sur l'article, vous aurez restreint la pluralité qui doit nécessairement exister au sein des groupes, vous aurez empêché que le débat, que les Français appellent de leurs voeux, existe aussi à l'intérieur des familles de pensée. Vous voulez que nous pensions tous de la même manière !
Bien sûr, vous prévoyez que la Conférence des présidents puisse fixer une durée dérogatoire selon les textes. Mais avouez que cela relève du caprice, de la générosité, du pouvoir discrétionnaire de la formation majoritaire. En démocratie, ce n'est pas sain.
Enfin, c'est surtout le débat lui-même qui pâtira de ce manque de pluralité. Nous avons besoin, sur chaque article, d'être éclairés, de mesurer la portée de nos décisions. Si vous limitez les interventions à un orateur par groupe, soit huit aujourd'hui, chacun pour deux minutes, pensez-vous que l'Assemblée sera suffisamment éclairée, en particulier sur les articles les plus importants pour la vie de nos concitoyens ? Je ne le crois pas. Notre expérience collective m'amène à faire ce constat, et, chacun de vous, en son for intérieur, le partage.
Nous redoutons enfin que la parole parlementaire soit dégradée parce que vos propositions de modification du règlement vont toutes dans le même sens, s'additionnant les unes aux autres. J'aurais pu admettre certaines dispositions isolées. J'aurais pu admettre par exemple, au nom du consensus, le contingentement du nombre de motions. Mais pas s'il s'ajoute à la limitation des prises de parole en discussion générale, à la réduction des interventions sur les articles et à l'impossibilité de défendre un amendement pour cause d'irrecevabilité ! C'est l'addition de mesures qui pose problème. Si une mesure ou une autre peut s'entendre, l'application concomitante de toutes les dispositions aboutira nécessairement à dénaturer la procédure parlementaire et à modifier notre rôle au sein de cette Assemblée.
Les limitations systématiques du temps de parole des députés portent atteinte, selon nous, au principe de clarté et de sincérité des débats parlementaires, autre principe constitutionnel qu'il convient de respecter.
Dans de nombreux ouvrages de doctrine sont rappelés l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel la loi est l'expression de la volonté générale, ou le premier alinéa de l'article 3 de la Constitution, selon lequel la souveraineté nationale s'exerce par les représentants du peuple. C'est le principe de clarté et de sincérité des débats qui est la condition de l'application de ces deux articles. Il est donc nécessaire de le préserver.
Dès 2003, comme le rappelle M. Damien Chamussy dans les Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel en janvier 2013, le Conseil constitutionnel a considéré que le droit d'amendement et de recours à des procédures devait être garanti à chacun des parlementaires. Depuis 2003, le Conseil a statué à six reprises, sur des questions aussi diverses que la durée des prises de parole, le délai de dépôt des amendements, le caractère exhaustif des comptes rendus des commissions ou la durée maximale d'examen d'un texte.
Au-delà de ce principe de sincérité et de clarté, cette réforme du Règlement a également pour effet d'affaiblir un autre principe fondamental de notre vie publique : celui selon lequel tout mandat impératif est nul – c'est l'article 27 de la Constitution qui le dit. Tout député, indépendamment de son groupe, doit être en capacité de s'exprimer. C'est une question de liberté. C'est une question d'indépendance.