L'histoire de France traditionnelle telle que la raconte Ernest Lavisse est l'histoire de la constitution de la nation, avec une grande incertitude toutefois autour de l'Alsace et de la Moselle. Pour être pleinement françaises, l'Alsace et la Moselle doivent être européennes.
Cela dit, il ne faut pas sous-estimer la vigueur de l'opposition au maintien à Strasbourg du siège du Parlement européen. Strasbourg symbolise le « couple franco-allemand », aujourd'hui contesté par une partie de l'Europe. La relation franco-allemande a en effet pu susciter une forme de ressentiment en raison de son caractère « exclusif ». Il faut rappeler que cette relation singulière, si elle n'en est pas une condition suffisante, demeure néanmoins une condition nécessaire à la construction européenne. Dès lors que l'Allemagne elle-même se déclare prête à un regroupement à Bruxelles, la France semble bien seule pour défendre la ville de Strasbourg. Je ne peux m'empêcher de penser avec nostalgie à l'époque où l'association qui défendait Strasbourg comme capitale parlementaire européenne était présidée par Charles de Habsbourg, avec une énergie qui démontrait alors la vigueur de la relation franco-allemande.
Au-delà de l'argument du fonctionnalisme, le rejet de Strasbourg s'explique aussi par un rejet de l'héritage culturel. Strasbourg c'est l'Europe enracinée dans l'histoire : ce lien très fort entre le passé et l'avenir est aujourd'hui oublié, voire récusé. Or, comme disait Tocqueville, « quand le passé n'éclaire plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres ».
Quant à l'argument fonctionnaliste – réaliser des économies budgétaires –, il n'a guère de sens. Les frais de fonctionnement de l'Union européenne sont en effet très limités : 5 % d'un budget qui ne s'élève lui-même qu'à 1 % du PIB de ses États membres. Si l'on va par-là, il faudrait remettre en cause les services d'interprétation et de traduction, car c'est ce qui coûte le plus cher : qui songe à les remettre en cause ?
Nous sommes donc dans une Europe polycentrique : l'ensemble du système est conçu de telle sorte que les institutions soient réparties sur l'ensemble du territoire européen. Le siège du Parlement à Strasbourg est la première manifestation de ce fondement, qu'il ne faut pas remettre en cause.
J'ajoute que la façon dont Bruxelles s'est imposée a été extrêmement clandestine. J'étais alors président de la commission de contrôle budgétaire et avais diligenté un rapport sur la question. La construction de l'hémicycle à Bruxelles avait été une combine. Il a été présenté comme une salle de réunion, de conférence, qui miraculeusement avait la même dimension qu'un hémicycle capable de recevoir l'ensemble des parlementaires. Il a donc été construit en catimini.
J'ai été frappé de voir à quel point l'introduction des sessions à Bruxelles a désorganisé le travail du Parlement européen. Le Parlement européen avait un système dont nous pourrions d'ailleurs nous inspirer. Il consiste à faire quinze jours de réunions de commission, durant lesquelles les dossiers sont étudiés et préparés. Le rapport est ensuite adopté en commission. La semaine suivante a lieu une réunion de groupe. Tout ceci a lieu à Bruxelles. Durant les réunions de groupe sont élaborées la position de chaque groupe et la position des délégations nationales, qui ne sont pas toujours accordées à la position du groupe dans son ensemble. On établit donc les listes de vote et la semaine suivante se produit l'examen par la plénière. C'était extrêmement cohérent et logique. À partir du moment où on a intercalé des sessions additionnelles, ce rythme a été complètement perturbé. La logique fonctionnelle était très solidement établie avant Bruxelles.